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Full text of "La décadence de l'Europe"

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'-^   SI'^^.C'J 


HARA'ARD  (OI  Li  (.F  Lll^^RAK^' 


Bou^t  with  the  income  of 

THEKELLERFUND 


Bequeathed  in  Memory  of 

Jasper  Newton  Keller 

Betty  Scott  Henshaw  Keller 

Marian  Mandell  Keller 

Ralph  Henshaw  Keller 

CarlTilden  Keller 


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>-:^l  \V  sVi  ^ 


V 


7o_ 


LA 


DÉCADENCE 


DE 


L'EUROPE 


PARIS.   —  TYPOGRAPHIE  DE  ROUGE  FRÈRES,  DUNON   ET  FHESNÉ 


RUE     DU    FOUR -SAINT -GERMAIN,    43. 


r  / 

LA 


DÉCADENCE 


DF. 


L'EUROPE 


PARIS 


LIBRAIRIE    DU    LUXEMBOURG 

16,    RUE    DE  TOURNON,    16 
1867 


H   ^^s  Xy 


HARVARD 
UNIVERSITY 

LIBRARY 

SEP  161965 


AUX  PEUPLES  ET  AUX  SOLDATS  D'EUROPE 


Cest  pour  vous  que  fai  écrit  ces  pages,  pour  vous,  malheureuses 
victimes  de  roppression,  de  la  misère  et  de  Vignorance,  Elles  ne 
vous  parviendront  point,  parce  que  votre  labeur  quotidien  exclut 
de  vos  occupations  la  lecture  ;  elles  ne  seront  pas  à  la  portée 
de  chacun  de  vous,  parce  gue  vos  oppresseurs  veillent  à  ce  que 
vous  n*ayez  pas  connaissaJice  des  libres  pensées  de  ceux  qui  tra- 
vaillent pour  vous;  elles  ne  Stront  pas  compiHses  de  quelques-uns 
I  d^entre  votis,  parce  que  les  gouvet^nements  ne  vottë  ont  pas  donné 

une  instruction  suffisante.  Mais  Use  trouvera,  au  milieu  de  vous, 
des  hommes  éclairés,  des  gens  de  bonne  volonté,  qui  vous  explique- 
ront ce  que  je  dis  dans  cet  ouvrage. 

En  écrivant  fai  songé  to\t jours  à  vous;  ma  pensée  embrassait 
en  même  temps  ceux  qui,  quoique  pauvres,  ont  plus  de  liberté  et 
d'instruction  que  vous  n*en  avez,  ceiuc  aussi  qui  sont  ves  égaux 
dans  l'oppression,  mais  qui  ontlsur  vous  la  supériorité  des  res- 
sources et  de  Vinstruction,  enfin  ceux  qui,  tout  en  jouissant  d'une 
liberté  plus  grunde  que  les  autres,  persistent  dans  V erreur  malgré 
leur  civilisation  apparente, 

T.  I,  a 


—  n  — 

J*a%  beaucoup  vu,  lu  et  senti.  Le  présent  livre  m'a  été  dicté  par 
ma  conscience  et  ma  conviction»  Mes  déînonstrations  ne  s'ap- 
puient pas  exclusivement  sur  mon  propre  raisonnement;  les 
faits  historiques  ont  servi  de  base  à  mon  ouvrage,  f  essaye  d'é- 
veiller Vattention  des  gens  sérieux  en  leur  indiquant  ce  que 
j'aperçois  et  ce  qui  devrait  sauter  aux  yeux  de  tout  le  monde.  Si 
tous  neV  aperçoivent  pas  comme  moi,  ce  n'est  pas  ma  faute.  Plus  tard 
on  ira  sans  doute  dans  la  voie  que  je  trace  plus  loin  que  je  n'ai 
été  moi-même.  En  attendant  j'ai  rempli  ma  tâche  dans  la  limite 
de  mes  forces.  Je  suis  siir  que  les  gens  qui  aiment  la  liberté,  que 
tous  les  hommes  de  cœur,  tous  ceux  qui  sont  opprimés,  mcUheiL- 
reuiB,  qui  respectent  les  lois  divines  et  la  dignité  de  Vhomme 
seront  de  mon  avis.  Et  ceux-là  sont  en  majorité. 

«  Seigneur  mon  Dieu,  c'est  eri  vous  que  j'ai  mis  mon  espé^ 

m  rance Si  mes  mains  sont  coupables  d'iniquité,  si  j'ai  rendu 

«  le  mal  à  ceux  qui  m'en  avaient  fait,  je  consens  à  succomber 
insovsmes  ejmemis,  frustré  de  mes  espérances;  que  l'ennemi 
«  poursuive  mon  âme  et  s'en  rende  maître,  quHt  me  foule  aux 
«  pieds  sur  la  terre  en  m'ôtant  la  vie,  et  qu'il  réduise  toute  ma 
«  gloire  en  poussière.  »  {Psaume  vu.) 

1860*  L^AUTEOR* 


QUELQUES  MOTS  D'EXPLICATION 


Les  auteurs  doivent  s'attendre  à  des  objections  de  tout  genre; 
aussi  se  croient-'ffs  souvent  dans  l'obligation  de  s'expliquer  k  l'a- 
vance sur  les  principes  qu'ils  adoptent  et  la  forme  qu'ils  don- 
nent à  leurs  idées.  Cette  précaution  paraît  d'autant  plus  néces- 
saire que  l'esprit  de  critique  domine  à  notre  époque  et  qu'il  en 
est  un  des  traits  généraux.  Mais  la  critique  d'aujourd'hui^  à  quel- 
ques exceptions  près,  n*a  pas  pour  but  l'étude  de  la  vérité  par 
amour  pour  le  vrai  ;  elle  est  plutôt  un  désir  passionné  de  dis- 
section et  même  un  métier.  On  ne  remarque  pas  assez  que  bien 
des  ouvrages  périodiques,  qui  s'arrogent  le  droit  de  diriger  l'opi- 
Dîon  publique,  sontremplis  d'analyses  faites  siu*  commande  et  quel- 
quefois payées  par  anticipation;  tout  le  monde  ne  sait  pas  qu'il 
y  aune  foule  de  «critiques,»  qui  le  sont  comme  on  est  fabricant, 
ouvrier,  artisan;  que  leur  occupation  journalière,  leur  tâche  est 
de  tout  blâmer  sai^  trêve  ni  merci,  d'écarteler,  de  dépecer 
chaque  production  de  l'esprit  sans  égard  pour  l'idée  de  l'auteur 
elle  but  qu'il  se  propose.  Triste  état  de  choses;  et  cependant  1« 
sort  de  l'ouvrage  en  dépend  souvent  ! 


—  IV  — 

De  nos  jours  la  critique  est  essentiellement  négative  et  des- 
tructive ;  personne  ne  peut  nier  qu'il  ne  soit  facile  d'acquérir  un 
nora^  de  la  gloire^  à  l'aide  de  relations^  de  protections  et  d'argent  ; 
mais  lorsqu'on  est  privé  de  ces  moyens-là  on  rencontre  à  tout 
bout  de  champ  l'impitoyable  scalpel  des  prosecteurs  de  profes- 
sion. Plus  on  a  de  courage  civil,  plus  on  risque  de  voir  pour 
ainsi  dire  son  âme  étendue  sur  la  table  anatomique,  comme  si 
c'était  là  un  corps  inerte,  un  cadavre.  Personne  ne  l'ignore, 
parmi  ceux  qui  connaissent  les  ressorts  du  journalisme  et  le  mé- 
canisme officiel  des  pays  où  Ton  s'efforce  de  combattre  la  liberté 
de  la  parole.  L'auteur  qui  veut  se  tenir  à  l'écart  de  cette  orga- 
nisation se  trouve  dans  la  nécessité  d'opter  entre  ces  deux  partis  ; 
ou  de  s'élever  au-dessus  du  jeu  des  passions  et  des  intérêts 
personnels  en  méprisant  les  opinions  qui  lui  sont  hostiles  ou  bien 
de  flatter  le  public  en  allant  au-devant  de  ses  exigences.  Aucune 
de  ces  deux  façons  de  procéder  ne  cadre  avec  mes  vues.  Dans 
le  premier  cas,  je  commettrais  un  péché  de  présomption,  de 
vanilé;  dans  le  second,  j'agirais  contrairement  à  mes  convictions. 
Je  ne  flatte  personne,  pas  même  l'infortune. 

Quelques  auteurs,  se  trouvant  dans  une  position  analogue  à  la 
mienne,  ont  adopté  le  système  du  silence,  et,  en  publiant  leurs 
ouvrages,  ne  s'adressent  point  au  lecteur;  il  y  en  a  d'autres 
qui  tûchent  de  le  prévenir  eu  leur  faveur.  Selon  moi,  toute  de- 
mande adressée  modestement  au  public  pour  solliciter  son  in- 
dulgence est  l'effet  d'une  illusion  naïve  et  impardonnable.  La 
confiance  dans  les  bonnes  grâces  et  la  justice  des  juges  exprimée 
par  l'auteur  m'a  toujours  paru  ridicule.  Peu  d'écrivains  y  comptent 
à  présent.  Le  système  du  silence  à  cet  égard  offre  moins  d'incon- 
vénients. Toutefois  il  y  a  des  cas  où  il  est  indispensable  de  s'en- 
tendre avec  le  lecteur.  Bien  que  toute  opinion  empreinte 
de  mauvaise  foi,  d'intérêt  personnel  ou  d'un  jugement  partial 
doive  être  appréciée  à  sa  juste  valeur,  l'auteur  qui  énonce  des 
idées  pouvant  contenir  quelque  chose  de  nouveau,  est  obligé 
d'introduire  le  lecteur  dans  le  domaine  de  sa  pensée,  afin  de  le 
placer  sur  le  même  terrain,  ne  fut-ce  que  pour  un  seid  instant. 
C'était  une  règle  que  je  n'ai  point  perdue  de  vue  durant  tout  le 


cours  de  mon  travail.  Il  m'a  semblé  que  j'avais  rappelé  sans 
cesse  ma  manière  d'envisager  les  relations  sociales  et  la 
marche  de  l'humanité^  ainsi  que  les  principes  que  j'ai  adoptés 
et  qui,  à  mon  avis^  devraient  être  introduits  dans  la  vie  pra- 
tique. 

Enfin...  je  vais  être  sincère,  car  la  confession  publique  est  le 
devoir  de  tout  homme  et  à  plus  forte  raison  d'un  auteur,  —  il 
m'a  semblé  que  mes  idées  ont  une  originalité  qui  leur  est  propre, 
ce  qui  exige  qu'elles  soient  clairement  exposées,  et  ce  qui  fait 
que  tout  le  monde  n'est  pas  en  état  de  les  aborder  sans  prépa- 
ration. Je  craignais,  d'autre  part,  de  rompre  le  ûl  de  l*idée  prin- 
cipale qui  me  servait  de  guide  et  m'éclairait. 

Ayant  pour  ainsi  dire  senti  dans  ma  tête  la  forme  de  l'ouvrage, 
je  suis  resté  fidèle  à  mon  plan.  J'ai  tâché  de  joindre  les  études 
scientifiques  à  l'examen  ^es  faits  comme  ils  se  présentent 
dans  les  rapports  sociaux  de  la  vie  quotidienne  ;  j'ai  essayé  d'en 
esquisser  quelques-uns.  La  physionomie  de  la  société  m'a  toujours 
intéressé  le  plus;  j'y  apercevais  les  symptômes  de  l'état  moral  et 
intellectuel  de  l'humanité.  Les  relations  avec  les  hommes  vivants 
m'ont  souvent  plus  appris  que  les  livres.  Guidé  dans  mes  re- 
cherches par  une  idée  dominante,  je  n'ai  pas  hésité  à  rappeler, 
pour  être  plus  clair,  ce  qui  a  été  dit  précédemment,  surtout  dans 
les  chapitres  où  j'ai  exposé  le  développement  des  lois  naturelles  et 
des  droits  de  l'homme.  J'avais  soin  de  donner  la  forme  d'un  tout 
plus  ou  moins  complet  à  chaque  article  séparé  ayant  un  carac- 
tère philosophique,  tout  en  conservant  entre  eux  le  lien  intérieur 
et  l'unité  de  l'ouvrage  entier.  C'est  ainsi  que  je  me  vis  forcé  de 
répéter  souvent  les  mêmes  choses.  Éviter  ces  répétitions  était 
non-seulement  une  difficulté  insurmontable  pour  moi,  mais  cela 
s'opposait  à  mon  dessein.  Ces  paroles  d'Horace  étaient  toujours 
présentes  à  ma  pensée  :  Brevis  esse  laborOj  obsciirus  fio.  Qu'on 
me  pardonne  si  j'ai  quelquefois  abusé  de  ce  précepte  pour  me 
faire  mieux  comprendre.  Au  moment  de  publier  ce  livre,  j'ai  revu 
soigneusement  le  manuscrit  et  j'y  ai  aperçu  ces  défauts  principaux 
qui  découlent  de  ma  manière  de  voir  et  des  moyens  dont  je  me 
suis  servi  pour  exprimer  mes  idées.  Si  je  voulais  les  écarter,  mon 


—  YI  — 

œuvre  en  souifirirait  dans  son  ensemble  et  dans  son  Ame  qui 
constitue  peut-être  son  seul  mérite. 

Après  avoir  exposé  les  bases  qui  me  semblent  nécessaires 
pour  la  réorganisation  et  l'existence  normale  de  la  société,  j'ai 
essayé  de  tracer  d'une  manière  très-succincte  le  plan  d'un sysiÂna 
politique.  Je  ne  l'ai  pas  créé;  au  contraire  je  l'ai  trouvé  dans  la 
nature,  dans  les  rapports  intérieurs  de  l'humanité,  rapports  qui 
xistent  réellement  quoiqu'ils  échappent  à  la  plupart  des  obser- 
vateurs et  soient  entièrement  méconnus  aujourd'hui  encore.  C'est 
la  partie  essentielle  de  l'ouvrage.  Je  voudrais  que,  lue  des 
hommes  éclairés  et  de  bonne  foi,  elle  ne  fût  pas  absolument 
étrangère  aux  hommes  illettrés  mais  vertueux.  C'est  tout  ce  que 
je  demande. 

Ce  n'est  donc  pas  l'indulgence  que  je  réclame,  mais  l'intention 
bienveillante  de  découvrir  le  véritable  but  de  mon  travail.  Si  l'on 
n'y  trouve  point  l'amour  du  prochain,  l'intention  de  restituer  la 
paix^  de  remédier  au  mal  qui  ronge  la  société,  si  l'on  n'y  trouve 
point  l'ardent  désir  de  prévenir  les  calamités,  qu'on  soit  sévère 
envers  moi. 

Amis  ou  ennemis,  libres  ou  esclaves,  ne  faites  pas  attention  à 
la  forme  extérieure;  cherchez  le  sens  et  l'esprit  de  cet  ouvrage. 


INTRODUCTION 


Es  ist  ein  befremdlicher  und  dem  Anseheiae  nach  nngereimter 
Anschlag ,  nach  einer  Idée  wie  der  Weltlauf  geben  mQsste,  wenn 
er  gewissea  vernûnftigen  Zweckon  angemessen  sein  colite,  eina 
GescbJchte  abfaBsen  zu  woUon.  Es  scheint  in  einer  solchen  Ab- 
aicht  kœnne  nur  ein  Homan  zu  Stande  kommon.  Wenn  man  in- 
deason  annehmen  darf,  dass  die  Natur,  selbst  im  Spiolc  der 
menschtictien  Freiheil,  nicht  ohne  Plan  und  Endabaicht  vcrfabre, 
BO  kœnnte  dies'e  Idée  doch  wohl  brauchbar  werden;  und  ob  wir 
gleicb  zu  kurzaicbtig  gjnd,  don  gebeimen  Meobanismen  ibror 
Veranstaltung  durchznschauen,  so  durfte  dièse  Idée  uns  doch  zum 
Leitfaden  dieoen,  eia  sonst  planloaes  Aggregat  menschlicbar 
Handlungen,  wenigstens  im  Qrossen  als  ein  System  darzustellent 

Jmmarucl  Kant, 


Je  gens  m^  cœuiv^e  gonfler  au  spectacle  des  misères 
du  genre  Ij^main.  En  considérant  les  événements  qui 
amènent  tant  de  douleurs,  tant  de  larmes,  de  sang  et 
de  malheurs  sur  les  nations  entières,  ainsi  que  sur  de 
nombreux  individus,  j'ai  examiné  les  causes  du  mal.  Je 
n*ai  jamais  pu  trouver  une  réponse  satisfaisante  ni  dans 
les  livres  de  la  sagesse  ecclésiastique  ni  dans  ceux  des 
sciences  profanes. 


—  YIII  — 

Le  mot  pompeux  de  progrès  qu'inscrivent  fièrement 
sur  leur  étendard  de  prétendus  meneurs  de  Thumanité  a 
pour  but  de  nous  faire  croire  que  la  société  marche  d'un 
pas  gigantesque  en  avant.  Le  contraire  ressort  pour  moi 
de  faits  qui  me  sautent  aux  yeux  et  des  enseignements  de 
l'histoire.  En  vérité  j'aperçois  un  cei^tain  mouvement  de 
rhumanîtéy  visible  pour  tout  le  monde,  mais  en  Tappro- 
fondissant,  je  constate  que  le  progrès,  dont  on  parle  si 
haut,  est  très-lent,  dévoyé  souvent  par  la  mauvaise  vo- 
^  lontô  et  la  violence,  plus  souvent  encore  par  une  fausse 
théorie,  acheté  au  prix  de  nombreuses  victimes  sacrifiées 
sans  aucune  nécessité  réelle,  je  reconnais  enfin  qu'il  est 
en  opposition  avec  les  lois  de  la  nature  et  ennemi  des 
droits  humains. 

Je  n'ai  pas  l'orgueilleuse  prétention  de  dire  le  dernier 
mot  sur  les  causes  des  misères  et  des  malheurs  humains; 
ce  n'est  pas  là  ma  pensée  ;  jene  désire  point  épuiser  jusqu'au 
fond  un  sujet  trop  vaste  pour  qu'on  puisse  l'embrasser 
tout  entier  ;  je  ne  veux  pas  supposer  non  plus  que  mes 
recherches  soient  exemptes  d'erreur.  Je  me  propose  de 
présenter  seulement  les  faits  les  plus  importants,  de 
montrer  la  direction  actuelle  de  l'esprit  humain,  de  dé- 
velopper, sans  aucune  crainte,  des  idées  qui  me  paraissent 
autant  de  vérités  acquises  dans  l'histoire  et  dans  la  vie 
pratique,  idées  que  je  fonde  sur  ma  propre  manière  de 
voir  et  que  j'éclaire  de  la  lumière  puisée  dans  la  source 
infinie  de  la  science  suprême,  à  l'aide  de  l'inspiration  de 
Dieu,  que  j'invoque  pour  me  guider.  Je  veux  reproduire 
sur  une  toile  restreinte  le  grand  tableau  de  l'Europe  au 
dix-neuvième  siècle  et  démontrer  la  nécessité  (Tune  réforme 
des  principes  qui  constituent  les  conditions  fondamentales  de 
r existence  sociale. 
Muni  des  matériaux  nécessaires  à  mon  but,  je  n'ai  pas 


—  n  — 

rintention  de  m'engager  dans  les  impasses  d'ane  ôrudi* 
lion  somnolente,  pas  plus  que  de  me  ûer  entièrement  aux 
opinions  généralement  reçues,  dont  Tautoriié  me  paraît 
douteuse  bien  qu*elle  soit  établie. 

M'appuyant  sur  quelques  auteurs  qui  m'aideront  à  dé- 
velopper mes  raisonnements  d'une  manière  plus  exacte, 
et  dont  les  opinions  analogues  aux  miennes  peuvent  par- 
fois leur  être  substituées,  je  ne  nommerai  dans  mes  ci- 
tations que  ceux  qui  sont  le  plus  connus.  En  me  rappor- 
tant à  un  auteur  quelconque,  je  ne  veux  pas  faire  entendre 
par  là  que  je  partage  entièrement  toutes  ses  idées.  La 
seule  autorité  pour  moi  ce  sont  la  pensée  et  les  faits» 

Quant  à  ces  derniers,  ils  se  présentent  à  nous  sous  un 
double  point  de  vue.  Ordinairement  notre  attention  est 
attirée  d'abord  par  tout  ce  que  nous  voyons  à  chaque  pas. 
Ensuite  une  recherche  plus  approfondie  découvre  les  faits 
qui  apparaissent  dans  la  vie  de  l'humanité  entière,  et  en 
distingue  les  traits  généraux.  Lorsque  l'idée  m'est  venue 
de  chercher  la  source  des  misères  humaines,  j'ai  con- 
sulté l'histoire.  Une  chose  m'a  frappé  alors  :  c'est  que  ce 
sont  les  hommes  mêmes  qui  donnent  aux  événements  for- 
tuits une  direction  voulue.  S'ils  dépendent  de  circon- 
stances fâcheuses,  c'est  qu'ils  s'y  soumettent  volontaire- 
ment et  deviennent  leurs  esclaves  tandis  qu'ils  pourraient 
être  leurs  maîtres.  C'est  une  vérité  qui  me  paraît  pal- 
pable et  démontrée  par  l'histoire.  En  outre,  j'ai  acquis  la 
conviction  que  la  destinée  de  l'humanité  dépend  beaucoup 
plus  de  la  somme  de  petites  actions  que  de  grands  événe- 
ments; que  notre  sort  est  plutôt  dans  les  mains  delà 
multitude  des  petits  que  dans  celles  des  grands.  Enfin,  je 
suis  fermement  persuadé  que  le  bonheur  relatif  d'ici-bas, 
ainsi  que  le  malheur  général,  est  le  fruit  de  notre  vo- 
lonté; qu'il  n'est  pas  dans  la  destinée  de  l'homme  de 

a. 


soufïï'ir.  Supposer  le  plus  grand  des  saoriflces  stérile, 
o*e8t  méconnaître  la  valeur  de  tous  les  dévouements,  mé- 
connaître la  bonté  suprême.  L'idéal  de  Thomme  est  mort 
sur  la  croix  afin  que  nous  ne  souffrions  plus  après  lui,  si 
nous  acceptons  sa  loi.  Mais  on  n*a  jamais  compris  sa 
mission  et  on  a  faussé  la  doctrine  du  christianisme.  Si 
l'humanité  souffîce  comme  par  le  passé,  c'est  qu'eUe  n'a 
jamais  marché  dans  les  bonnes  voies  indiquées  par  la  na^ 
^ture  et  les  lois  divines. 

Telles  furent  les  idées  qui  tracèrent  le  plan  de  mon  ou- 
vrage.  J'essayerai  donc  avant  tout  d'examiner  quelques 
symptômes  de  l'état  actuel  de  la  société;  je  vais  montrer 
ses  plaies,  son  danger;  je  vais  axer  l'attention  sur  sa  po- 
sition et  le  siège  de  ses  douleurs,  sur  les  circonstances 
qui  l'entourent.  Les  détails  sont  toujours  présents  à  mes 
yeux.  Selon  moi ,  l'attitude  d'un  homme,  sa  démarche, 
son  regard,  le  son  de  sa  voix,  même  ses  vêtements  le  ca- 
ractérisent mieux,  trahissent  plus  tôt  la  disposition  de 
son  âme  et  sa  force  intellectuelle  que  les  actions  de  toute 
sa  vie.  Les  signes  extérieurs  sont  plus  faciles  à  saisir,  ils 
sont  accessibles  à  tout  le  monde;  c'est  là,  c'est  dans  la 
conversation  de  tous  les  jours,  dans  des  raisonnements 
futiles  en  apparence  que  l'homme  se  dépeint  lui-même, 
sans  s'en  apercevoir,  lorsqu'il  s'échauffe,  lorsqu*il  s'ou- 
blie; tandis  que  son  passé  est  souvent  inconnu,  ses  ac- 
tions demandent  une  étude  plus  profonde,  exigent  plus 
de  temps  et  peuvent  rester  cachées  sous  un  voile  de  mys- 
tère. Bien  que  la  première  impression  puisse  nous  trom- 
per et  nous  donner  lieu  à  des  conjectures  erronées,  cer* 
tains  indices  nous  mènent  parfois  sur  la  voie  où  se 
trouvent  les  ressorts  qui  mettent  tout  le  mécanisme  en 
mouvement.  Le  médecin  devine  souvent  d'un  seul  coup 
d'œil  plus  qu'il  n'en  saurait  après  un  long  examen.  Dans 


—  xr  — 

eertains  cas  la  position  de  la  personne  malade,  son  re- 
gard, sa  toilette,  ses  cheveux  dérangés  peuvent  être  en- 
visagés comme  des  symptômes  infaillibles  de  son  état.  Il 
7  a  des  circonstances  où  un  secours  prompt  est  indispen- 
sable. Si  la  chambre  du  patient  est  remplie  d'exhalaisons 
nauséabondes  et  putrides,  si  elle  manque  de  lumière  et 
de  chaleur  vivifiante,  si  son  lit  est  incommode,  si  la  diva* 
gation  et  les  lèvres  brûlées  de  fièvre  prouvent  qu'un  tel 
état  est  l'effet  d'un  affaiblissement  de  Torganisme  privé 
des  conditions  principales  de  la  vie^  il  faut  commencer 
au  plus  vite  par  ouvrir  les  fenêtres  pour  faire  entrer  Tair 
frais,  les  rajons  du  soleil,  pour  aérer  la  demeure  infectée, 
il  faut  balayer  les  ordures  et  donner  au  malade  la  possi- 
bilité de  se  mouvoir  librement  et  de  profiter  des  richesses 
de  la  nature.  Ce  n'est  qu'après  qu'il  sera  temps  d'entre* 
prendre  une  cure  radicale.  Bien  souvent  la  santé  revient 
sans  exiger  d'autres  soins,  lorsque  les  premières  condi«- 
tions  de  l'existence  normale  ont  été  rétablies.  La  société 
se  trouve  dans  une  position  analogue  ;  c'est  ce  que  je 
tâcherai  de  démontrer,  me  bornant,  en  attendant,  à  faire 
voir  les  suites  d'un  mal  invétéré  et  sa  source ,  encouragé 
par  les  paroles  du  grand  philosophe  allemand  que  j'ai 
choisies  pour  devise.  <  Tout  étrange  que  puisse  paraître 
l'envie  de  présenter  l'histoire  selon  l'idée  d'après  laquelle 
le  cours  général  du  monde  aurait  dû  se  développer  s'il 
eût  été  conforme  à  certains  buts  raisonnables,  en  admet- 
tant que  la  nature,  même  dans  le  jeu  de  la  liberté  hu- 
maine, n'agît  pas  sans  un  certain  plan  et  sans  consé- 
quence définitive,  nous  pouvons  nous  servir  de  cette  idée 
pour  nous  guider  dans  l'étude  des  actions  humaines  que 
nous  voulons  dépeindre  à  grands  traits ,  les  envisageant 
comme  un  système.  »  Persuadé  que  l'activité  humaine 
aurait  pris  une  autre  direction  si  la  société  primitive  eût 


—  XII   — 

été  autrement  organisée,  c*est-à-dire  «  si  elle  avait  été 
adaptée  à  certains  buts  raisonnables  >  au  lieu  de  former 
«  un  assemblage  d^actions  humaines  détachées  et  sans 
plan  {ein  sonst  planlosfs  Aggregat)  »,  comme  c'est  le  cas  ; 
étant  intimement  convaincu  que  la  société  abandonna  les 
lois  qu'elle  devait  respecter,  je  tâcherai  de  prouver  la 
nécessité  de  rétablir  Tordre  naturel  troublé  depuis  des 
siècles.  Me  bornant,  dans  ce  livre,  à  attirer  l'attention 
sur  quelques  faits  plus  importants  et  quelques  symptômes 
extérieurs  des  relations  sociales,  je  vais  proposer  les 
moyens  les  plus  propres  à  sauver  la  moralité  et  la  liberté 
de  plus  en  plus  menacées.  Les  remèdes  qui  me  semblent 
les  plus  efficaces  et  que  l'on  devrait  employer  sans  le 
moindre  délai,  sont  pour  ainsi  dire  des  moyens  hygié- 
niques. Il  faudrait  aérer  ce  grand  hôpital,  yiaire  entrer 
€  la  lumière  à  grands  flots;  »  il  faudrait  ouvrir  cette 
énorme  prison  que  l'on  nomme  TEurope.  C'est  la  pre- 
mière besogne  et  la  plus  pressée  (1). 

C'est  la  raison  que  j'ai  choisie  pour  autorité  et  guide 
dans  l'étude  de  l'histoire  et  de  l'état  actuel  de  choses, 
aussi  mon  premier  soin  a-t-il  été  de  purifier  ma  pensée 
de  tous  préjugés,  de  toute  prévention  qui  aurait  pu 
aveugler  mon  jugement.  J'ai  oublié  ma  religion ,  ma 
nationalité,  mes  convictions  personnelles  avant  d'entre- 
prendre cet  ouvrage  ;  j'ai  oublié  mes  relations  avec  la  so- 
ciété, ses  divisions,  ses  classes,  pour  rester  indépendant 
autant  que  possible  pendant  tout  le  cours  de  mon  travail. 


(1)  J 'espère  appuyer  plus  tard  mes  assertions,  qui  pourront  pa- 
raître trop  hardies  h  quelques-uns,  sur  l'histoire  de  l'humanité  en- 
tière t't  sur  des  faits  de  la  plus  grande  importance,  dans  le  Tableau 
de  V Europe  au  dix-neuvième  siècle.  Les  peuples  y  verront  de  près 
leurs  misères.  Ce  sont  mes  pièces  justificatives. 


—  xni  — 

Si  je  ne  parviens  pas  à  y  réussir,  je  me  flatte  qu'on  me 
saura  gré  de  mes  efforts. 

Toutefois,  pour  nous  mieux  entendre,  je  me  crois  en 
devoir  d'exposer  au  lecteur  quels  sont  les  principes  fon- 
damentaux que  j'admets  comme  térités  incontestables.  Au- 
trement, il  n*y  aurait  rien  de  commun  entre  le  public  et 
Tauteur,  et  tout  raisonnement  pourrait  être  rejeté 
d'emblée  par  celui  qui  en  ignorerait  ou  n'en  admettrait 
pas  les  bases.  Cela  est  aigourd'hui  plus  nécessaire  que 
jamais,  puisque  nous  vivons  dans  un  cbaos  d'idées  où 
tout  est  chancelant  ou  bien  détruit.  On  rencontre  &  cha- 
que pas  des  hommes  qui  se  croient  à  la  hauteur  du  pro- 
grès s'ils  rompent  avec  le  passé,  s*ils  renient  ce  qui  a 
été  jusqu'à  présent  regardé  comme  sacré,  s'ils  boulever-» 
sent  tout  sans  rien  b&tir.  C'est  une  vraie  calamité  que 
cette  foule  de  «  génies  »  éphémères  qui  pleuvent  partout. 
Leur  grandeur  consiste  à  dénigrer  ce  qui  est  vraiment 
grand  et  vrai;  leur  progrès  :  à  fouler  aux  pieds  le  mérite, 
les  vérités  acquises,  pour  y  substituer  la  libre  opinion 
individuelle  d'un  ignorant.  Entre  autres,  il  y  a  des  gens 
si  pauvrement  doués  ou  si  courageux  qu'ils  ne  croient 
pas  à  l'existence  de  Dieu,  ni  à  l'esprit  en  général.  Ils  ont 
à  l'appui  de  leur  thèse  des  preuves  à  eux  qui  leur  sem- 
blent trôs-ingénieuses  et  qui  dans  leur  conviction  peuvent 
même  donner  la  mesure  du  développement  intellectuel. 
Mon  courage  n'ira  jamais  au  point  de  me  croire  un  être  in- 
férieur aux  animaux.  Bien  que  j'aie  à  cette  sorte  de  savants 
une  réponse  toute  prête  dans  l'histoire  des  systèmes  phi- 
losophiques où  je  vois  les  mêmes  opinions  se  répéter  jus- 
qu'à satiété,  je  me  bornerai  à  rappeler  aux  matérialistes 
et  aux  sceptiques  qui  n'admettent  aucune  âme  dans 
l'homme,  et  par  conséquent  rejettent  son  existence  d'ou- 
tre-tombe, que  leurs  raisonnements,  qu'ils  envisagent 


comme  une  découverte  nouvelle  de  la  science,  sont  con- 
nus des  hommes  instruits  depuis  deux  mille  deux  cents 
ans.  Carnéade,  qui  vécut  environ  trois  cent  vingt-huit 
ans  avant  Jésus-Christ,  soutenait  que  Thomme  n'a  pas 
d'âme  et  que  le  corps  se  remue  par  suite  d*une  impulsion 
naturelle.  Dicoarchus  enseignait,  en  319  avant  l'ère  chré- 
tienne, que  rame  n'est  qu'un  nom  entièrement  inutile  et 
vain,  parce  qu*il  n'a  pas  le  sens  commun.  Selon  lui,  il 
n'existe  ni  esprit  ni  âme.  Épicure  (337-270  av.  J.-C.) 
voulait  faire  accroire  que  l'âme  meurt  avec  le  corps.  Ti- 
mon (272  av.  J.-C.)  pensait,  comme  ceux-là,  qu'il  n'y  a 
vpoint  d'âme.  De  même  l'athéisme  est  vieux  comme  le 
nïonde.  Mais  il  y  en  a  d'autres  qui  sont  censés  savoir 
tous  les  détails  concernant  l'Âme,  il  j  a  de  ces  hommes 
'  heureux  qui  n'ignorent  point  où  elle  vit  et  ce  qu'elle  fait 
dans  l'autre  monde  I...  A  tous  ces  philosophes  et  théolo- 
giens l'anecdote  suivante  peut  servir  de  réponse.  M.  de 
Fontenelle  et  M.  de  Marivaux  se  trouvaient  dans  une  so- 
ciété. On  discutait  sur  l'âme,  a  Qu'estrce  que  l'âme?  de- 
manda quelqu'un  à  M.  de  Marivaux.  —  Je  n'en  sais  rien. 
—  Demandez  donc  à  Fontenelle.  —  Il  a  trop  d'esprit,  dit 
Marivaux,  pour  en  savoir  plus  que  moi  là-dessus,  d 

Quant  à  moi,  je  confesse  hautement  que  je  crois  en 
Dieu,  â  l'existence  et  à  la  force  de  l'esprit  ainsi  qu'à 
l'immortalité  de  l'âme.  J'ai  dit  que  la  raison  et  les  faits 
sont  mon  autorité  unique.  Donc  j'avoue  que  je  n'admets 
point  une  foi  aveugle,  mais  j'admets  la  foi  qui  est  éclai- 
rée par  la  raison  pure  et  pratique,  car  la  foi  est  plus  forte 
lorsqu'elle  est  confirmée  et  corroborée  par  la  raison.  Il  y 
a  des  gens  qui  rejettent  l'autorité  des  lois  du  Christ.  Ma 
raison  m'a  convaincu  que  Jésus-Christ  est  l'idéal  de 
l'homme  et  son  Testament  l'idéal  des  lois.  Par  consé- 
quent, ma  raison  me  fait  croire  qu'il  est  le  seul  digne 


—  XT  — 

d'être  nommé  le  vrai  fils  unique  de  Dieu.  Se  soumette 
qui  veut  aux  lois  écrites  par  les  souverains;  je  reconnais 
la  loi  révélée  par  Moïse  et  complétée  par  le  Christ.  II 
faut  choisir  entre  une  ordonnance,  un  Erlass,  un  Oukase, 
un  Hati-scherif  et  la  Bible.  Je  choisis  la  Bible. 


Das  eigenlliohe  Stadium  der  Menschheit  ist  der  Mensoh. 

Gœthe» 


En  me  proposant  de  tracer  la  situation  actuelle  de 
l'Europe,  et  un  essai  de  réforme  sociale,  soit  par  une  ré- 
volutîon  générale f  qui  est  probable,  soit  en  ouvrant  aux 

itions  les  larges  chemins  du  progrès  paisible,  ce  qui 
esta-^4ésirer,  je  veux  appeler  Tattention  sur  les  points 
négatifs  de^la-^ie  particulière  et  publique. 

Je  ne  fais  queîH^ntionner  plusieurs  objets,  j'indique  à 
peine  les  autres  et  j^en  passe  beaucoup  sous  silence. 
Aucun  égard,  aucune  crainte  n'auront  influence  sur  la 
direction  de  mon  ouvrage.  Je  n'ai  peur  de  personne  et  de 
rien.  Je  serai  insensible  et  indifférent  à  la  persécution  des 
•partis  ainsi  qu'aux  dents  de  la  critique.  Avant  d'avoir 
commencé  cet  ouvrage,  je  me  suis  préparé  à  tout.  Je 
n'écris  pas  pour  plaire  à  qui.que  ce  soit  ni  pour  une  vaine 
gloire. 

Convaincu,  ainsi  que  je  viens  de  le  dire,  que  le  déve- 
loppement de  l'humanité  est  ajwrmal,  je  cherche  à  dé- 
crire les  symptômes  et  à  prouver  les  résultats  d'une  exis- 
tence contraire  à  la  nature  et  à  la  mission  de  l'homme. 
Par  cette  raison  mon  tableau  présentera  plutôt  les 
ombres  que  le  côté  lumineux  de  la  société.  Ce  n'est  point 
pessimisme  de  ma  part  ni  désir  de  tout  peindre  en  noir, 
mais  c'est  le  moyen  d'exposer  les  suites  du,  triste  état 
de  choses  que  Ton  regarde  avec  indifférence  depuis 
longtemps.  Laissons  aux  optimistes  partiaux  le  plaisir  de 
voir  tout  couleur  de  rose.  Ceux  qui  trouvent  leur  plus 
grande  jouissance  dans  ce  qu'on  appelle  la  douce  tranquil- 
lité^ dans  la  satisfaction  de  leur  estomac  et  de  tous  les 


—  XVII  — 

besoins  matériels,  ceux  qui  voluptueusement  étendus 
disent  :  après  notis  le  déluge^  auront  toujours  bien  des 
motifs  pour  chanter  les  louanges  du  progrés  et  pour 
admirer  le  perfectionnement  du  mécanisme  social.  Ne 
faisons  pas  irruption  dans  leur  sphère,  complétons  seule- 
ment le  tableau  qu'ils  présentent  ;  posons-le  convena- 
blement vis-à-vis  du  soleil  suprême  de  la  vérité  en  disant 
avec  Virgile  : 

«(  Soîem  quis  dtcere  falsuni  audeat  ?  » 

<(  Qui  pourrait,  ô  soleil,  t'accuser  d'imposture?...  » 

Nous  ne  voyons  que  trop  les  bons  côtés  de  la  société  ; 
nous  les  rencontrons  à  chaque  pas,  dans  des  arca-de-triom- 
phe,  dans  des  monuments,  dans  des  statues,  dans  des 
médailles.  Cherchons  à  présent  les  ombres. 

Que  les  prêtres  entonnent  leur  Te  Deum  dans  les  tem- 
ples de  Dieu,  au  milieu  des  champs  arrosés  du  sang  hu- 
main, dont  la  vapeur  monte  jusqu'au  ciel;  que  les  monar- 
ques ornent  leurs  fronts  de  lauriers  qui  croissent  sur  les 
tombeaux  de  victimes  assassinées  ;  que  les  ministres  voci- 
fèrent pour  réprimer  le  gémissement  du  malheur  en 
disant  que  «  les  États  jouissent  de  la  paix;  >  que  les  poè- 
tes de  cour  chantent  la  gloire  des  rois  et  la  valeur  des 
héros  ;  que  les  savants  et  les  publicistes  admirent  Fœuvre 
de  leur  sagesse,  voyant  l'ordre  naturel  des  choses  dans 
l'organisme  social  actuel;  que  les  femmes  entraînent 
dans  le  tourbillon  de  leurs  danses  joyeuses  cette  cohue 
de  gens  heureux  dont  les  yeux  n'ont  jamais  regardé 
les  larmes  que  fait  couler  l'oppression.  Quant  à  nous, 
prenons  la  vie  en  flagrant  délit  telle  qu'elle  est; 
soulevons  le  voile  brillant  d'une  lumière  séduisante  qui 
en  dérobe  les  réalités  ;  entrons  dans  les  coulisses  de  la 
scène  mondaine  sur  laquelle  se  joue  la  comédie  infernale. 


—  XVIII  — 

Passons  sur  bien  des  détails,  suivant  l'opinion  de  Mon-^ 
tesquieu  :  a  II  ne  faut  pas  toujours  tellement  épuiser  un 
siget  qu'on  ne  laisse  rien  à  faire  au  lecteur.  Il  ne  s'agit 
pas  de  faire  lire,  niais  défaire  penser.*  i>  {Esprit  de$  lois, 
1.  XI,  c.  XX.) 

Je  ne  serai  pas  difôoile  dans  le  choix  des  expressions. 
Finissons-en  avec  ces  mots  mielleux,  &  double  sens,  qui 
ont  altéré  les  notions  les  plus  simples;  laissons  de 
côté  le  langage  diplomatique  et  élégant,  adopté  par  This-» 
toire  et  l'usage  d'après  lequel  un  crime  atroce  s'appelle 
a  erreur,  »  une  passion  brutale  :  «  faiblesse,  »  une  absur- 
dité :  €  fausse  manière  de  voi9\  »  Moi  j'appelle  chaque 
chose  par  son  nom.  Ce  que  je  désire  le  plus,  c'est  d'éviter 
le  reproche  d'avoir  eu  une  prévention  contre  quelques 
nations  ou  quelques  classes  de  la  société.  De  même  que 
j'oublie  ma  nationalité  tant  que  j'écris,  on  devrait  aussi 
ignorer  si  je  suis  Suisse  ou  Français,  Allemand,  Suédois, 
Européen  ou  Américain.  Je  ne  me  laisse  régler  ni  d'après 
la  sympathie,  ni  d'après  l'antipathie.  Je  prends  les  faits 
tels  qu'ils  sont,  et  j'ai  continuellement  en  vue  non  un 
seul  pays,  mais  l'Europe  entière.  Dans  la  môme  nation, 
dans  la  même  classe  et  quelquefois  dans  le  même  homme 
j'ai  souvent  aperçu  de  grandes  vertus  à  côtés  de  grands 
vices.  Cela  m*a  conduit  &  la  recherche  de  la  vérité.  Si  je 
ne  l'ai  pas  trouvée,  je  suis  sûr  de  donner  aux  autres 
l'envie  de  l'étudier  plus  profondément.  Je  ne  blesserai 
l'honneur  de  personne  en  me  servant  des  couleurs  néces- 
saires pour  rendre  mon  tableau  fidèle.  Voltaire  a  raison  de 
dire  :  q  II  y  a  toujours  des  barbares  dans  les  nations  les 
plus  polies  ,  et  dans  les  temps  les  plus  reculés.  » 

Ma  tâche  principale,  c'est  de  faire  voir  les  mauvais 
résultats  qui  naissent  de  notions  erronées,  propagées  par 
les  soi-disant  savants  dont  parle  le  Christ  :  «  Gardez-vous 


^  xnt  — 

des  'scribes,  qui  aiment  à  se  promener  aveo  de  longues 
robes»  et  à  être  salués  dans  les  places  publiques,  à 
occuper  les  premières  chaires  dans  les  synagogues,  et 
les  premières  places  dans  ]es  festins.  »  («S,  Mare^xn^ 
38,  89).  €  Malheur  à  tous,  pharisiens,  malheur  aussi  à 
vous  autres,  docteurs  de  la  loi,  qui  chargez  les  hom- 
mes de  fardeaux  qu'ils  ne  sauraient  porter  et  qui  ne 
▼oudries  pas  les  avoir  touchés  du  bout  des  doigts.  » 
{S.  Luc,  xr,  43,  46).  a  Malheur  à  vous,  qui  vous  êtes  sai- 
sis de  la  clef  de  la  science^  et  qui,  n'y  étant  point  entrés 
vous-mêmes,  Tavez  encore  fermée  À  ceux  qui  voulaient 
y  entrer.  >  (/Wrf.,  52.) 

Les  misères  de  Thumanité  sont  horribles,  parce  que  se- 
lon TApôtre  :  cr  Les  hommes  retiennent  la  vérité  de  Dieu 
dans  Tinjustioe,  parce  qu'ayant  connu  Dieu,  ils  ne  Tout 
point  gloriûé  comme  Dieu,  et  ne  lui  ont  point  rendu 
grâces;  mais  ils  se  sont  égarés  dans  leurs  vains  raisonne- 
ments, et  leur  cœur  insensé  a  été  rempli  de  ténèbres.  Ils 
sont  devenus  fous  en  s*attribuant  le  nom  de  sages,  d  (Kp. 
de  S.  Paul  aux  Romains^  i,  18,  22.) 

Il  est  déjà  temps  de  découvrir  la  source  du  mal  et  de 
rindiqner  aux  hommes  simples,  pour  qu'on  ne  leur  dise 
pas  comme  Paul  dit  aux  Galates  :  a  0  Galates  insensés 
qui  vous  a  ensorcelés,  pour  vous  rendre  ainsi  rebelles  à  la 
vérité?  ÊteS'Vons  si  insensés  qu'après  avoir  commencé 
par  l'esprit,  vous  finissez  maintenant  par  la  chair?  Sera- 
ce  donc  en  vain  que  vous  avez  tant  souffert?  si  toutefois 
ce  n'est  qu'en  vain.  »  (Aux  Galates,  i,  1,3,  4.) 

En  réfutant  les  fausses  doctrines  qui  tiennent  jusqu'à 
présent  les  peuples  en  servitude,  qui  sèment  la  discorde 
parmi  les  nations,  je  ne  dispute  pas  contre  des  paroles^ 
mais  j'indique  l'imposture  ou  l'ignorance  des  oppresseurs 
rt  des  faux  prophètes  qui  dirigent  la  société.  «  Si  quel- 


•î—  XX  —  * 

qu'un  enseigne  une  doctrine  différente  de  celle-ci  et 
n*embrasse  pas  les  saines  instructions  de  Notre  Seigneur 
Jésus-Christ  et  la  doctrine  qui  est  selon  la  piété,  il  est 
enflé  d'orgueil,  et  il  ne  sait  rien,  mais  il  est  possédé 
(tune  maladie  d'esprit  qui  remporte  en  des  questions  et 
des  combats  de  parole.  »  {Paul  à  Ttmothée,  I,  Ep.,  vi.  3,  4.) 

Le  même  apôtre  dit  au  siget  des  raisonnements  et  des 
faux  savants  que  :  «  Ce  sont  les  disputes  pernicieuses  de 
personnes  qui  ont  Tesprit  corrompu,  qui  sont  privées  de 
la  vérité.  »  {fbid.) 

C'est  l'amour  de  l'humanité  et  surtout  celui  du  peuple 
ignorant  qui  est  mon  guide,  «  car  la  fin  des  commande- 
ments c'est  la  charité  qui  naît  d'un  cœur  pur,  d'une 
bonne  conscience  et  d'une  foi  sincère  :  devoirs,  d'où 
quelques-uns  se  détournant  se  sont  égarés  en  de  vains 
discours,  voulant  être  les  docteurs  de  la  loi  et  ne  sachant 
ni  ce  qu'ils  disent  ni  ce  qu'ils  assurent  si  hardiment. 
Or,  nous  savons  que  la  loi  est  bonne  si  on  en  use  selon 
l'esprit  de  la  loi.  »  (Paul  à  Ttmothée j  Ep.  i,  5,  8.) 

€  Car  nous  ne  sommes  pas  comme  plusieurs,  qui  cor- 
rompent la  parole  de  Dieu,  mais  nous  la  prêchons  avec 
une  entière  sincérité,  comme  de  la  part  de  Dieu,  en  la 
présence  de  Dieu  et  dans  la  personne  de  Jésus-Christ  >. 
{Paulaux\Cor.^  Ep.^  ii,  17.) 

ce  La  loi  et  les  prophètes  ont  duré  jusqu'à  Jean,  depuis 
ce  temps-là  le  royaume  de  Dieu  est  annoncé,  et  chacun 
fait  effort  pour  y  entrer.  »  (S.  Luc^  xvi,  16). 

oc  Et  vous  connaîtrez  la  vérité,  et  la  vérité  vous  rendra 
libres.»  (S.  Jean^  viii,  32.) 

«  Si  un  homme  ne  renaît  de  l'eau  et  du  Saint-Esprit,  il 
ne  peut  entrer  dans  le  royaume  de  Dieu.»  {S.  Jean^  iii,5.) 

«  Or  le  Seigneur  est  Esprit  et  où  est  l'Esprit  du  Sei- 
gneur là  est  aussi  la  liberté.  >  (2'.  Paul  aux  Cor.yin^  17.) 


PREMIERS  MOUVEMENTS  DES  SOCIETES. 


DEUX  DIRECTIONS  DE  LTSPRIT  HUMAIN 
COMPARAISON  DE  L*EUROPE  ACTUELLE  AVEC  LA  CHINE. 

Les  traditions  mythiques  des  Chinois  remontent  à  trois 
mille  ans  avant  Jésus-Christ.  Leur  chronologie  est  si 
exagérée  qu'ils  comptent  300  mille  ans  depuis  la  pre- 
mière époque  de  leurs  annales.  Malgré  cela  on  peut  affir- 
mer que  la  vie  particulière  et  publique  des  Chinois  n'a 
pas  subi  jusqu'à  présent  de  grands  changements. 

Fohi,  le  plus  célèbre  et  le  plus  ancien  héros  chinois  au- 
quel on  attribue  une  origine  divine,  vécut,  d'après  les 
historiographes  de  cette  nation,  entre  le  trentième  et  le 
trente-cinquième  siècle  avant  l'ère  chrétienne.  On  raconte 
de  lui  une  quantité  de  miracles.  Il  aurait  été  le  premier 
législateur  du  genre  humain;  on  lui  attribue  l'invention 
des  instruments  de  musique,  des  métiers,  des  armes  et  de 
l'écriture.  Il  est  considéré  comme  l'auteur  du  livre 
Y'Kmgy  contenant  la  tradition  sur  la  création  du  mon- 
de, la  science  morale  et  l'art  de  divination.  Il  a  divisé 
le  ciel  en  degrés ,  ceint  les  villes  de  murailles,  établi 
le  gouvernement,  et  il  a  nommé  lui-même  pour  exer- 
cer les  divers  emplois  des  fonctionnaires  qui  devaient 
diriger  la  nation.  Fo,  le  plus  ancien  fondateur  du 
wdte.^  religieux  en  Chine ,  importa  probablement  dans 


—  xxn  — 

ce  pays  les  notions  religieuses  du  Tibet  ou  des  Indes. 

Il  est  assez  difficile  de  trouver,  dans  le  système  reli- 
gieux des  Indes,  où  commence  la  difiérence  entre  ce  qui 
est  ancien  et  ce  qui  est  nouveau.  L'objet  principal  de  la 
religion  indienne  consiste  dans  la  divinité  comme  unité 
absolue  répandue  partout,  et  qu'aucune  intelligence  ne  peut 
concevoir.  Cette  religion  se  divisa  ensuite  en  plusieurs 
sectes,  dans  lesquelles  on  rencontre  le  réalisme,  l'idéa- 
lisme, le  matérialisme  et  le  spiritualisme,  quatre  systèmes 
philosophiques  qui  se  répètent  sous  de  nombreuses  méta- 
morphoses jusqu'à  nos  jours  ;  mais  les  idées  primitives  des 
Indiens  sont  d'une  pureté  extrême,  et  prouvent  que  la  pen- 
sée de  l'homme,  tant  qu'elle  ne  fut  pas  dénaturée  par  une 
fausse  civilisation,  s'approchait  dans  sa  simplicité  de  la 
vérité  éternelle.  Le  sens  primitif  du  mot  Brahma  nous 
présente  l'idée  de  prière^  Tunion  de  l'homme  avec  le  ciel, 
et  en  géhéral  il  exprime  toute  action  pieuse  à  l'aide  de 
laquelle  l'homme  cherche  à  imiter  Dieu  et  à  lui  ressem- 
bler. Ce  nom  fut  donné  ensuite  à  TÊtre  suprême  sans 
commencement  ni  fin.  Les  gens  d'origine  divine,  d'après 
l'opinion  des  Indiens,  c'est-à-dire  les  Brahmanes,  propa- 
gèrent cette  religion  dans  le  pays.  Leur  mission  était 
de  conserver  dans  leur  pureté  les  idées  sur  Dieu.  Leurs 
anciens  livres  enseignent  que  Dieu,  après  avoir  créé  le 
monde,  lui  a  indiqué  certain  ordre  qui  se  dérange  de 
temps  en  temps.  Alors  un  Dieu  se  présente  sous  la  forme 
d'un  homme,  quelquefois  même  sous  celle  d'un  animal, 
afin  de  rectifier  ce  qui  était  altéré. 

Les  dieux  indiens  composant  la  Trinité  ÇTrimurtis),  har 
bitent  le  paradis  sur  la  montagne  d'Himalaya;  Brahma  oc- 
cupe une  de  ses  cimes,  toigours  resplendissante,  nommée 
Meru.  Le  Dieu  suprême,  désirant  partager  son  bonheur 
avec  d'autres  êtres,  créa  de  sa  puissance  et  desa  volonté  des 


*-  joan  — 

esprits  ses  semblables  en  leur  donnant  la /t&ret>o/on/^.  Mais 
une  partie  d'entre  eux  s'étant  détachés  de  Dieu,  par  leur 
propre  faute,  Dieu  créa  le  monde  avec  tous  ses  êtres, 
et  le  destina  pour  domicile  ou  plutôt  pour  prison  aux 
esprits  déchus  en  leur  procurant  dans  sa  miséricorde  les 
moyens  de  recourrer  leur  divinité  perdue,  à  l'aide  de  leur 
propre  force  morale  et  de  leur  spontanéité. 

Chacun  de  ces  esprits  chassés,  incorporé  dans  Thomme, 
prend  un  aspect  de  plus  en  plus  noble  ici-bas,  au  fur  et  à 
mesure  qu'il  atteint  un  plus  haut  degré  de  perfection. 
Ainsi  donc  la  vie  temporelle  de  l'homme,  suivant  les  no- 
tions des  Brahmanes,  est  une  peine  mais  en  même  temps 
une  tendance  à  une  perfection  de  plus  en  plus  haute.  Les 
mojens  d'y  parvenir  sont  :  prières,  offrandes,  aumônes, 
mortiâcations,  ablutions  dans  la  sainte  eau  du  Gange, 
pèlerinages  aux  sources  de  ce  fleuve,  fidélité  au  mari  et 
sacrifice  volontaire  des  veuves  sur  le  bûcher. 

La  doctrine  de  Gautama  ou  de  Sahiamuni  (précepteur 
de  la  tribu  de  Sakia),  est  aussi  d'une  beauté  admirable, 
et  c'est  pour  cette  raison  qu'on  lui  a  donné  le  nom  hono- 
rable de  Boudha,  c'est-à-dire  le  sage.  Il  fleurissait  au 
sixième  siècle  avant  Jésus-Christ,  comme  réformateur 
religieux  et  politique.  Ses  parents  furent  le  roi  de  Jfc/a- 
gadhtty  Soudkodana  et  sa  femme  Maïa  {illusion).  Ce  qui 
nous  frappe  le  plus,  c'est  que  les  hommes,  dans  leur  état 
primitif,  ont  eu  des  notions  plus  claires  sur  la  divinité  et 
sur  l'humanité,  et  qu'elles  sont  devenues  plus  obscures 
avec  le  temps  et  le  progrès  de  la  civilisation.  Les  pas- 
sions ont  évidemment  corrompu  la  nature  chaste.  Le 
brahmanisme,  dénaturé  par  l'idolâtrie,  s'est  changé  en 
fanatisme  et  a  fini  par  de  vaines  formes. 

Boudha-Gautama  introduisit  un  enseignement  nouveau. 
D'aprôs  lui  Dieu  et  la  nature  sont  identiques.  Le  monde 


—  xxnr  — 

moral  et  physique  nous  présente  deux  états  divers  du 
même  être  qui  n*existe  pas  comme  personne ,  mais 
comme  substance  depuis  des  siècles  sous  deux  formes, 
sous  celle  du  repos  et  du  mouvement.  Le  premier  état 
est  divin,  le  plus  parfait;  au  contraire,  les  forces  delà 
divinité  qui  sont  mises  en  mouvement  tendent  toujours 
à  leur  état  primitif,  et  constituent  la  nature  ou  Tunivers. 
Aussi  les  êtres  de  ce  monde  se  transforment  continuelle- 
ment de  créatures  viles  en  celles  qui  sont  de  plus  en  plus 
nobles  pour  prendre  finalement  la  forme  humaine  d*où 
ils  montent  de  nouveau,  par  Taccomplissement  des  règles 
du  boudhaïsme,  à  la  source  primitive,  au  repos.  Quelque- 
fois l'homme  vivant  s'élève  à  cette  perfection  suprême,  à 
l'aide  de  sa  propre  volonté  et  de  sa  puissance  morale^  et 
alors  il  s'appelle  Boudha  le  saint. 

Un  de  ces  saints  fut  Gautama.  Comme  législateur,  il  a 
donné  au  genre  humain  une  nouvelle  loi ,  devant  être 
suivie  jusqu'au  temps  où  un  autre  Boudfm  arrivera.  Ses 
prosélytes  le  prennent  pour  la  neuvième  incorporation 
du  dieu  Vichnou,  La  dixième  incorporation  doit  s'accom- 
plir à  la  fin  du  mondé.  Sa  religion  défend  les  offrandes 
de  chair  et  la  mort  volontaire  des  veuves  auxquelles  il 
permet  de  se  marier  de  nouveau.  Il  recommande  aux 
prêtres  le  célibat  et  le  renoncement  aux  biens  terrestres; 
car  ils  ne  peuvent,  qu'au  moyen  de  mortifications  et  de 
méditations,  s'approcher  de  la  perfection  divine,  nommée 
Nirvana,  la  quiétude  parfaite. 

Sous  ces  deux  nouvelles  formes,  le  système  de  la  reli- 
gion indienne  se  répandit  dans  presque  toute  l'Asie  orien- 
tale et  méridionale.  Plus  il  était  près  de  la  source  primi- 
tive, plus  saines  étaient  les  idées  de  ces  deux  sectes. 
Dans  les  traditions  ultérieures  des  Indiens,  on  voit  dis- 
tinctement la  transformation  poétique  des  faits  que  la 


—  XXV  — 

Bible  nous  a  fait  connaître;  celles  de  date  plas  an- 
cienne nous  donnent  une  preuve  palpable  que  la  pensée 
humaine  s'est  fixée  d'abord  sur  la  nature,  Ta  adorée,  et, 
montant  les  degrés  de  la  nature,  s'est  élevée  non-seule- 
ment à  la  divinité,  mais  encore  à  connaître  un  seul  Dieu. 

Le  plus  ancien  monument  de  la  littérature  indienne  sont 
les  livres  sanscrits,  nommés  Veda^  ce  qui  veut  dire  la  science. 
Ils  parurent  au  moins  1,500  ans  avant  Jésus-Christ.  Ils 
ont  été  donnés  aux  hommes,  selon  la  croyance  des  In- 
diens, par  la  divinité,  immédiatement,  et  renferment  des 
prières,  des  hymnes,  des  chants,  des  préceptes  religieux 
et  moraux,  des  mythes,  ainsi  que  des  recherches  philoso- 
phiques. Ces  hymnes  nous  prouvent  que  les  forces  de  la 
nature,  regardées  comme  êtres  célestes,  inspiraient  cer- 
tain effroi  et  de  Tadmiration.  On  adorait  aussi  le  soleil, 
la  lune,  V Indra  ou  le  firmament,  et  les  nuages,  nourris- 
sant la  terre  de  pluie.  Outre  ces  êtres,  l'esprit  cherchait 
encore  le  créateur  de  toutes  choses  et  de  l'univers,  *le 
Tout-Puissant,  qui  met  en  mouvement  les  forces  de  la 
nature.  Cet  être  unique  est  Brahma.  A  sa  parole,  l'univers 
a  pris  une  forme  visible.  Les  chants  religiêu^j  et  les  tra- 
ditions de  Véda  appartiennent,  sans  le  moindre  doute, 
aux  temps  primitifs  des  Indiens  et  peut-être  de  l'huma- 
nité entière.  On  y  voit  l'expression  du  développement 
graduel  de  l'esprit  et  de  la  religion  que  l'on  nomn^e  natu- 
relie.  Ces  traditions  populaires  furent  recueillies  par 
Vyasa,  qui  est  une  personnification  des  compilateurs,  et 
divisées  en  quatre  parties  :  Rig-Veda,  Yadchur-Veda, 
Sama-Veda,  et  Atarva-Veda. 

Tandis  qne  l'esprit  humain  chez  les  Indiens  s'élevait 

vers  les  cieux  et  exprimait  son  admiration  dans   des 

formes  poétiques  d'une  beauté  ravissante,  l'intelligenci^ 

des  Chinois  était  tournée  vors  les  trônes  et  porte  depuis' 

T.  I.  6  — 


—  JUCTI  — 

les  temps  les  plus  reculés  le  caractère  de  servitude.  Leur 
livre  des  annales,  nommé  Schu-King,  renferme  de  cu- 
rieux récits  historiques,  géographiques  et  statistiques.  Il 
nous  apprend  que  depuis  l'antiquité  la  plus  reculée  les 
habitants  de  Y  Empire  Céleste  sont  gouvernés,  d'une  ma- 
nière despotique,  par  des  dynasties  qui  se  succèdent  Tune 
à  l'autre  et  qui  regardent  le  pays  comme  leur  propHété. 
Environ  2,200  ans  avant  Jésus-Christ,  on  trouve  déjà  sur 
le  trône  chinois  la  dynastie  Hia.  Ensuite,  durant  des 
siècles,  nous  voyons  des  guerres  presque  interminables 
entre  les  familles  dynastiques  qui  s'enlèvent  la  couronne 
Tune  à  l'autre. 

Presque  à  la  même  époque,  lorsque  Boudha  Gautama 
réformait  la  religion  de  Brahma  qui  fut  corrompue  par 
des  suppléments  et  des  annotations  faites  aux  livres  an- 
ciens, Laotsee  ou  Laokiun  et  Kung-fu-dsiu^  habituellement 
nommé  Confucius,  fondèrent  en  Chine  des  sectes  nou- 
velles. 

3dudha  s*apprétait  par  un  jeûne,  par  des  méditations  et 
mortifications  au  désert,  à  l'établissement  de  sa  nouvelle 
religion.  Laotsee  disait  que  le  véritable  sage  accepte  un 
emploi  en  temps  opportun  et  le  quitte  dans  les  circon- 
stances défavorables.  C'est  ainsi  qu'il  comprenait  sa  mis- 
sion, et  en  effet,  toujours  fidèle  à  son  principe,  il  s'enfuit 
aussitôt  que  les  troubles  éclatèrent  dans  l'Empire  et  on 
ne  sait  ce  qu'il  est  devenu. 

^  Mais  l'esprit  humain  défigurait  toigours  les  idées  les 
plus  belles  et  les  principes  des  hommes  doués  de  talents 
éminenls.  Les  Indiens,  qui  comptent  leur  histoire  par 
millions  d'années  et  qui  l'embellissent,  de  même  que  les 
Chinois,  des  fables  les  plus  bizarres,  se  sont  distingués 
particulièrement  par  leur  génie  poétique,  poussé  jusqu'à 
Texagération.  D'après  les  anciennes  notions  du  brah- 


materne,  les  prêtres  tirent  leur  origine  de  la  tête  de  Dieu, 
et  les  autres  habitants  proviennent  des  diverses  parties  du 
oorps  de  Brahma.  Cela  donna  roccasion  d*établir  les 
castes.  La  foi  à  la  métempsycose  j  contribua  aussi.  Des 
quatre  castes,  chacune  avait  certains  devoirs,  et  les  trois 
plus  distinguées  possédaient  des  privilèges  particuliers. 
De  la  caste  inférieure,  Suriras,  sortit  la  classe  des  rebuts 
du  genre  humain,  nommée  Tchandala  ou  Parias,  qui 
n'appartient  pas  même  à  une  caste,  et  qui  est  un  objet  de 
mépris  et  de  répugnance  chez  les  Indiens.  On  évitait 
même  le  regard  de  ces  malheureux  qu'on  pouvait  tuer 
impunément.  Par  suite  d'institutions  pareilles,  les  Parias, 
privés  de  toute  instruction,  tombèrent  complètement 
dans  rétat  sauvage.  Gautama  se  déclara  non-seulement 
contre  la  religion  corrompue  des  brahmanes,  mais  aussi 
contre  la  division  esclave  de  la  population  indienne  en 
castes,  ayant  proclamé  V égalité  complète  de  tous  les  hommes. 
De  là  éclata  une  guerre  civile.  Les  brahmanes  vainquirent 
les  boudhistes  aux  Indes,  en  deçà  du  Gange.  Ces  derniers 
se  rendirent  à  l'île  de  Cejlan,  en  Mongolie,  en  Chine, 
aux  Indes,  au  delà  du  Gange,  et  surtout  au  Thibet,  et  ils 
adorent  jusqu'à  présent  le  Dalaj-Lama,  leur  prêtre  su- 
prême. Dans  la  partie  du  pays  où  les  brahmanes  l'em* 
portèrent,  les  livres  Veda,  comme  source  principale  de 
la  sagesse,  avec  la  division  des  habitants  en  castes,  sont 
observés  jusqu'à  nos  jours.  Les  brahmanes,  uniques  gar- 
diens et  interprètes  de  ces  livres  sacrés,  regardés  comme 
les  hommes  les  plus  éclairés  et  inspirés,  sont  les  médecins 
qui  guérissent  les  maladies  au  moyen  de  médicaments 
ordinaires  et  religieux,  le  plus  souvent  au  moyen  de 
mortifications,  parce  que  les  maladies,  d'après  leur  opi- 
nion, ne  sont  que  des  peines  envoyées  par  les  cieux»  Us 
sont  aussi  juges,  car  les  Vedas  constituent  la  source  des  lois. 


—  XXYIII  — 

La  caste  brahmanienne  usurpa  le  privilège  exclusif 
d'expliquer  les  livres  saints,  laissant  aux  deux  classes 
pures  suivantes,  celle  des  guerriers  et  celle  des  cultiva^' 
teurs^  le  droit  d'écouter  leur  enseignement.  La  der- 
nière caste,  soudras,  en  sa  qualité  d'impure^  est  non-seu- 
lement privée  de  ce  bonheur,  mais  elle  serait  sévèrement 
punie  si  elle  osait  lire  les  livres  saints.  Son  devoir  est  de 
servir  les  trois  premières  castes. 

Le  premier  élan  intellectuel  des  Indiens  exprimé  dans 
leurs  anciennes  notions  religieuses  se  distingue  indubi- 
tablement par  sa  libre  direction.  Leurs  idées  sur  la  vo- 
lonté de  l'Être  suprême,  prise  pour  la  source  de  l'univers 
créé,  et  leurs  notions  sur  la  libre  volonté  donnée  à 
l'homme  par  Dieu,  témoignent  en  faveur  de  la  nature 
vierge  telle  qu'elle  était  au  berceau  de  l'humanité  et  des 
idées  innées  qui  excitaient  l'homme  à  réaliser,  au  moyen 
de  la  liberté^  les  besoins  gravés  dans  son  âme.  L'idée 
du  bonheur  sublime  auquel  on  peut  atteindre  par  ses 
propres  aspirations j  par  le  perfectionnement  moral,  par 
la  puissance  d'esprit  et  la  spontanéité ,  donc  par  la 
liberté  individuelle ,  puis  la  tendance  à  se  détacher  des 
liens  terrestres  et  à  se  plonger  dans  l'éternel,  la  con- 
templation de  Brahma,  pleine  d'une  extase  poétique, 
enfin  ce  désir  ardent  de  revoir  le  monde  idéal  qui  carac- 
térise les  plus  anciennes  productions  intellectuelles  des 
Indiens,  tout  cela  démontre  d'une  manière  incontestable 
que  les  sociétés  primitives,  au  moment  de  leur  naissance, 
tâchaient  toujours  de  conquérir  la  liberté.  Sous  ce  rap- 
port, la  différence  est  évidente  entre  la  direction  intel- 
lectuelle des  Indiens  et  celle  des  Chinois.  Ceux-là  cher- 
chaient le  bonheur  dans  des  sphères  plus  élevées,  ne 
croyant  pas  le  trouver  dans  la  vie  ordinaire,  quotidienne; 
ceux-ci,  au  contraire,  le  voyaient  personnifié  dans  un 


—  XXIX  — 

état  organisé  par  un  monarque  qu'ils  regardaient  comme 
fiU  du  ciel. 

Les  idées  des  Cliinois  sur  la  puissance  de  leur  monar- 
que étaient  liées  avec  leurs  traditions,  leurs  institutions 
religieuses,  et  les  attachaient  à  la  terre;  celles  des  In- 
diens, au  contraire,  élevant  leur  esprit  vers  le  sublime, 
ont  placé  par  cela  même  la  nation  au  degré  le  plus  haut 
de  la  civilisation  ancienne,  en  lui  promettant  un  avenir 
glorieux.  Cependant,  aux  Indes  comme  en  Chine  apparut 
Tesprit  de  violence,  ennemi  éternel  de  tout  progrès  et  de 
toute  liberté,  l'esprit  d'orgueil,  dirigé  par  les  passions, 
établissant  l'esclavage,  et  lui-même  esclave  des  désirs 
illicites,  en  un  mot,  le  mauvais  esprit  sous  forme  de 
dynastie. 

Deux  belles  épopées  indiennes,  la  Mahabharata  et  la 
Ramayaruiy  chantent  la  lutte  gigantesque  de  deux  familles 
dynastiques  et  la  conquête  des  Indes,  accomplie  par  le 
héros  victorieux  Rama.  La  longue  guerre  à  laquelle 
ont  pris  part  de  nombreuses  tribus  et  divers  souverains 
finit  par  l'anéantissement  des  anciens  Indiens.  Nous  ap- 
prenons dans  ces  deux  poëmes  qu'entre  le  fleuve  du 
Gioumna  et  du  Gange  existait  autrefois  un  État  florissant 
nommé  Aoda,  où  deux  dynasties,  celle  du  soleil  et  celle 
de  la  lune,  régnèrent  pendant  cinquante  générations. 
Le  héros  Rama,  guerrier  intrépide,  conquit  de  vastes 
pays,  subjugua  divers  peuples,  et  ce  sont  des  singes  qui 
l'aidèrent  à  obtenir  la  victoire. 

Dans  la  période  mythologique,  c'est-à-dire  fabuleuse 
de  la  Chine,  les  monarques  sont  représentés  par  les  chro- 
niqueurs ultérieurs  (sans  doute  pour  l'enseignement  de 
souverains)  comme  des  hommes  parfaits,  occupés  du  bien 
de  leurs  sigets.  L'empereur  Jao  encouragea  la  vertu  efla 
vie  modeste  par  son  travail  et  son  propre  exemple.  Il  vi- 

b. 


i—  XXX  — 

eltait  chaque  année  les  provinoes,  sarYeUlait  la  justice, 
vivait  et  s'habillait  d'une  manière  simple.  Il  est  considéré 
comme  premier  patriarche  des  Chinois.  Adoré  par  eux,  il 
désigna  pour  son  successeur  son  beau-fils  Schun.  Celui-ci 
permettait  atout  le  monde  de  le  critiquer;  il  administrait 
parfaitement  le  pays  et  avait  l'habitude  de  dire  :  a  C'est 
dans  la  vertu  que  se  trouve  la  source  unique  du  bon- 
heur. D  Le  troisième  patriarche,  Yu,  aussi  vertueux  que 
ses  prédécesseurs,  donnait  libre  aocôs  à  quiconque  dési- 
rait le  voir  à  chaque  instant.  Il  suffisait  de  tirer  la  son- 
nette attachée  à  la  porte  impériale  pour  parler  au  mo- 
narque lui-même.  Que  de  cordons  faut-il  tirer  aujourd'hui 
pour  parler  aux  valets  des  souverains  de  l'Europe!... 

Depuis  l'époque  où  l'histoire  de  Chine  est  devenue  plus 
certaine,  on  ne  voit  qu'une  obéissance  aveugle  des  sujets 
à  Tautorité,  qu'une  servitude  abrutie  et  la  liberté  person- 
nelle enchaînée  par  une  quantité  de  règlements  et  de  cé« 
rémonies;  on  ne  voit  qu'une  lutte  continuelle  d'une  dynas- 
tie contre  l'autre  au  sujet  du  trône.  Le  commencement 
de  toute  famille  régnante  est  beau  et  glorieux.  Les  empe- 
reurs, d'abord  vertueux  et  savants,  ne  s'occupent  que  de 
Tadministration  du  pays,  mais  à  peine  se  sont-ils  conso- 
lidés sur  le  trône,  qu'ils  deviennent  des  tyrans,  ne  pen- 
sent qu'à  satisfaire  leurs  passions,  et  lèguent  ces  vices  à 
leurs  successeurs.  Alors  un  lieutenant  impérial  d'une 
province  éloignée  rassemble  une  armée  énorme,  chasse 
le  tyran  du  trône,  puis  lui-même  fonde  une  nouvelle  dy- 
nastie, commence  à  régner  d'une  manière  humaine;  en- 
suite il  imite  l'exemple  d'autres  souverains  et  laisse  le 
trône  à  ses  successeurs,  qui  gouvernent  le  pays  jusqu^au 
temps  où  un  nouvel  usurpateur  les  en  chasse.  Telle  est, 
en  quelques  mots,  l'histoire  de  Chine  depuis  plusieurs 
milliers  d'années. 


Mémo  les  événements,  quelque  importante  qu'ils  aient 
été,  n*ont  pu  changer  le  caractère  principal  de  cet  empire. 
Wu-wang,  fondateur  de  la  cinquième  dynastie  Tsche-hu, 
après  avoir  détrôné  l'empereur  à  Taide  des  grands  sei- 
gneurs, leur  donnisi  en  récompense  de  leurs  services  des 
prinoipautés  particulières  qu'ils  régissaient  à  part,  et  de 
cette  manière  le  nouveau  monarque  introduisit  un  sys- 
tème ressemblant  au  féodalisme.  Plus  tard,  le  fondateur 
d'une  autre  nouvelle  dynastie,  Tsin  ou  Dshin,  réunit  de 
nouveau  sous  son  sceptre  toutes  les  parties  détachées 
de  son  empire  et  conquit  beaucoup  de  pays  voisins. 
Pressés  par  les  Tatares-Manschou,  les  Chinois  deman- 
dèrent du  secours  aux  Mongols ,  qui  chassèrent  les  Ta- 
tares ,  mais  conquirent  le  pays  &  leur  tour.  La  dynastie 
mongole  fut  détrônée  par  une  autre  dynastie  chinoise; 
celle-ci  fut  forcée  de  céder  a  une  famille  tartare,  et  ainsi 
de  suite  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  nos 
jours,  le  pays  entier  a  toujours  dépendu  de  la  violence 
et  du  bonheur  de  conquérants  plus  ou  moins  puissants. 

Qu'est-ce  qui  pouvait  maintenir  les  Chinois  dans  l'indi- 
visibilité où  ils  sont  jusqu'à  présent?  C'est  la  religion  et  le 
respect  de  la  nationalité.  Plus  d'une  fois  l'empire  fut  par- 
tagé en  plusieurs  parties  sans  aucune  relation  politique 
entre  elles;  cependant,  elles  se  réunirent  ensemble  joar  la 
farce  de  l'aUractUm  nationale^  même  après  des  siècles. 
Cette  puissance  consiste  dans  leur  esprit,  leurs  traditions 
communes,  leur  histoire  et  leur  unité  religieuse.  La  dif- 
férence des  cultes  n'exerçait  aucune  influence  sur  eux  et 
était  bien  loin  de  les  diviser;  les  membres  des  diverses 
sectes  adorant  un  seul  Dieu  d'après  des  formes  différen- 
tes, ne  s'engageaient  point  dans  des  disputes  religieuses 
sur  des  dogmes;  au  contraire,  ils  se  réunissaient  dans 
un  temple,  sans  égard  à  quel  rite  il  appartenait.  Cette 


—  XXXII  — 

union  possédait  tant  de  force,  que  les  conquérants  furent 
obligés  de  la  subir.  Les  Tatares  ayant  conquis  le  trône 
pour  leur  dynastie,  et  s'étant  établis  en  Chine,  non-seule- 
ment ne  produisirent  aucun  changement  dans  le  caractère 
chinois,  mais  adoptèrent  eux-mêmes  les  usages  et  les 
mœurs  des  Chinois,  cédant  à  la  puissance  de  leur  esprit 
national. 

D'un  autre  côté,  le  système  gouvernemental,  au  lieu  de 
contribuer  au  développement  de  la  nation,  entoura  les 
habitants  d*une  multitude  de  règlements  faisant  obstacle 
au  libre  progrès.  Toute  l'activité  de  la  nation  fut  tournée 
vers  l'utilité.  C'est  Confucius  qui  éveilla  en  eux  cette 
tendance. 

Se  conformant  à  Tesprit  de  sa  nation,  après  avoir  étu- 
dié son  histoire  et  approfondi  le  caractère  et  les  capacités 
des  Chinois,  ce  vertueux  législateur  a  posé,  pourrait-on 
dire,  des  bases  inébranlables  pour  la  durée  éternelle  de 
la  nation,  ainsi  que  des  obstacles  invincibles  à  son  pro- 
grès. 

Désirant  préserver  la  loi  contre  les  abus  des  gens  per- 
vers, Confucius  donna  pour  appui  à  la  religion  et  à  la  lé- 
gislation le  principe  moral,  resserra  les  liens  de  famille 
au  moyen  de  règlements  sévères,  unit  la  nation  à  son 
passé  d'une  manière  étroite,  et  indiqua  comme  devoir  le 
plus  sacré  le  service  de  la  patrie.  C'est  à  ces  institutions 
que  les  Chinois  doivent  leur  existence  politique,  et  elles 
constituent  tout  le  mérite  du  législateur.  Mais  en  même 
temps,  Confucius  détruisit  l'individualité  de  l'homme, 
fonda  le  despotisme  dans  la  famille,  reconnaissant  le  pou- 
voir paternel  comme  base  de  l'édiûce  politique  et  élevant 
l'empereur  à  l'idéal  du  père.  Le  monarque,  en  sa  qualité 
de  fils  du  ciel^  était  au-dessus  de  la  loi  depuis  les  temps 
les  plus  reculés.  La  religion  de  Confucius  renforça  le 


—  ZXTIII  ~ 

poQToir  monarchique,  et  par  cette  raison  elle  devint  le 
culte  officiel, 

La  religion  de  Confucius  se  distingue,  en  outre ,  par 
une  sorte  de  rationalisme.  Mettant  Thomme  dans  une  dé- 
pendance servile  des  règlements,  il  croyait  tellement  à 
la  force  de  la  moralité  corroborée  par  le  commandement 
législatif,  qu*il  ne  s'occupait  point  d'élever  Tesprit  hu- 
main. Sa  religion  reconnaît  une  divinité  suprême  invi- 
sible, mais  elle  n'oblige  à  aucune  adoration.  Le  partisan 
de  renseignement  de  Confucius  peut  en  même  temps  pro- 
fesser une  autre  religion.  Cette  tolérance  a  beaucoup 
contribué  à  Tunité  religieuse,  mais  elle  éloigna  Tesprit 
des  Chinois  de  tout  ce  qui  n*a  aucun  rapport  direct  avec 
leur  vie  quotidienne. 

La  doctrine  de  Confucius  ne  concerne  point  Tesprit 
humain  ni  sa  vie  future,  ayant  exclusivement  pour  objet 
le  temporel.  Ses  principes  moraux  se  distinguent  par  de 
belles  pensées.  D'après  lui,  tout  le  bonheur  de  Thomme 
consiste  dans  ce  que  sa  partie  intellectuelle,  qui  est  la 
plus  noble,  l'emporte  sur  son  corps.  Celui-ci  est  le  plus 
heureux  qui  remplit  ses  devoirs  de  la  manière  la  plus 
Hdéle  et  qui  comble  de  bienfaits  son  prochain.  La  mode- 
ration,  la  restriction  des  besoins  est  la  route  qui  conduit  &  la 
vertu  et  au  bonheur.  Mais  la  condition  nécessaire  pour 
atteindre  à  la  perfection  recommandée  par  le  législateur 
est  rohéissance  aveugle^  qui  est  la  plus  grande  vertu.  C'est 
l'empereur  seul,  fils  du  ciel^  qui  agit  comme  intermé- 
diaire entre  Dieu  et  Thomme  ;  par  conséquent,  lui  seul 
est  le  prêtre  suprême,  le  sacrificateur  et  le  juge.  Confu- 
cius plaça  le  but  principal  de  la  vie  dans  l'utilité^ 
comme  s'iJ  comprenait  que  l'esprit  humain  ne  peut  rester 
inerte  et  qu'il  a  besoin  de  se  tourner  d'un  côté  quelcon- 
que pour  satisfaire  son  élan  inné  vers  l'activité. 


■  1 
I 

I 


--  xxxrv  — 

La  stricte  observation  de  oes  règlements,  à  Texéoution 
desquels  les  empereurs  veillaient  dans  leur  propre  in- 
térêt, a  beaucoup  contribué  à  conserver  aux  Chinois  leur 
nationalité  et  à  exciter  en  eux  la  prédilection  pour  les 
idées  et  les  coutumes  de  leurs  ancêtres,  mais  en  même 
temps  elle  a  engendré  Taversion  contre  les  étrangers, 
l'orgueil,  Topiniâtreté  et  le  mépris  de  tout  progrès. 

Un  autre  résultat  des  préceptes  de  Confucius  est  le 
manque  du  sentiment  du  beau^  le  défaut  d'enthou- 
siasme et  d*imagination.  Chez  le  Chinois,  c'est  la  raison 
qui  prime  tout.  Insensible  à  tout  ce  qui  est  noble,  grand, 
h  ridéal  du  beau,  il  cherche  l'utilité  pratique,  le  profit. 
Il  ne  connaît  ni  amour  de  la  patrie,  ni  dévouement, 
ni  aucun  de  ces  mobiles  qui  poussent  aux  grandes  ac- 
tions; il  n*a  aucune  idée  de  la  gloire  et  prend  l'héroïsme 
pour  une  folie  incompréhensible,  digne  de  risée.  C'est 
pourquoi  le  courage  nécessaire  pour  maintenir  l'indépen- 
dance nationale  ne  se  rencontre  à  aucune  page  de  l'his- 
toire de  la  Chine.  Ils  se  battent  pour  leurs  empereurs.  Tous 
les  produits  de  leur  esprit  portent  un  caractère  commun, 
abject,  indigne  de  la  nature  supérieure  de  l'homme. 

La  direction  naturelle  de  l'esprit  des  Indiens  auxquels 
les  institutions  religieuses  primitives  indiquaient  la  route 
du  libre  développement,  fut  faussée  par  des  gens  qui 
dénaturaient  les  principes  généraux  d*aprôs  leurs  idées 
personnelles.  Ces  fictions  nées  d'exubérances  de  l'ima- 
gination, et  que  Ton  trouve  en  grand  nombre  dans  les 
anciennes  traditions,  ne  s'évanouirent  point  sous  l'in- 
fluence de  la  civilisation,  mais  acquirent  au  contraire  une 
autorité  religieuse.  Les  miracles  et  les  phénomènes  ex- 
traordinaires décrits  dans  les  livres  sacrés  devinrent  dea 
dogmes  de  foi.  Les  ornements  de  la  doctrine  furent  envi- 
sagés comme  son  essence,  et  les  lois  fondamentales  de 


la  morale  passèrent  presque  au  second  plan.  L'instruc- 
tion indienne,  privilège  d'une  seule  classe,  se  borna 
à  l'enseignement  des  livres  saints,  et  avec  le  temps 
«lie  est  devenue  l'instrument  politique  des  conquérants. 
Les  souverains  respectaient  les  prêtres,  et  ceux-ci  cher- 
chaient à  flatter  leurs  maîtres.  C'était  une  sorte  d'enga- 
gement mutuel ,  tacite  et  instantané ,  car  cela  résultait 
de  la  nature  des  rapports  réciproques.  Tout  conquérant 
commandait  au  nom  du  droit  du  plus  fort,  et  voyant 
que  les  prêtres  jouissaient  d'une  prééminence  complète 
dans  la  nation,  il  tâchait,  avec  leur  aide,  de  maintenir  les 
vaincus  dans  l'obéissance.  Le  sacerdoce,  classe  exclusive- 
ment privilégiée,  agissant  dans  son  propre  intérêt,  sou- 
tenait ainsi  les  souverains.  En  Chine,  la  dynastie  devint 
la  base  de  Torganisme  d'État  par  suite  des  idées  répan- 
dues généralement  sur  la  puissance  et  sur  le  pouvoir  pa- 
ternel du  monarque;  aux  Indes ^  une  pareille  situation 
provint  des  rapports  existants  entre  le  souverain  et  le 
sacerdoce. 

Le  pays,  quoique  gouverné  par  des  princes  souve- 
rains, fut  regardé  comme  la  propriété  du  roi,  nommé 
habituellement  Radja.ll  distribuait  des  provinces  à  admi 
nistrer  d'après  son  bon  plaisir.  Les  Brahmanes,  qui  exer- 
çaient tous  les  emplois,  s'occupaient  aussi  de  l'éducation 
des  princes  régnants.  La  protection  des  Brahmanes  était 
un  des  plus  importants  devoirs  religieux  du  roi.  Cepen- 
dant, au  point  de  vue  de  l'administration,  les  Indes  jouis- 
saient d'une  plus  grande  liberté  que  les  Chinois.  Non- 
seulement  chaque  principauté  se  gouvernait  à  part,  mais 
aussi  chaque  district;  un  village  même  constituait  un. tout 
Séparé  et  particulier  qui  avait  son  propre  gouvernement. 
La  dépendance  du  souverain  consistait  dans  une  contri- 
bution payée  au  moyen  des  produits  de  la  terre. 


—  XXXVI  — 

Une  pareille  organisation  est  une  preuve  que  la  nation 
peut  être  heureuse,  et  marcher  sur  la  voie  du  progrès,  si 
les  institutions ,  d'après  lesquelles  l'état  est  gouverné , 
renferment  du  moins  l'ombre  de  la  vraie  liberté.  En  effet 
cette  décentralisation  procura  aux  Indiens  des  richesses 
qui  furent  pendant  des  siècles,  et  sont  encore  aigourd^hui 
un  appas  pour  Taviditédes  conquérants.  Quant  à  la  civili- 
sation, ils  ont  bien  devancé  dans  cette  voie  plus  d'une 
nation  contemporaine. 

D'après  les  traditions  historiques  bien  que  fabuleuses, 
on  peut  admettre  que  Timmense  pays,  connu  chez  les 
anciens  sous  le  nom  dindes,  était  déjà  très-peuplé,  civi- 
lisé et  excessivement  riche ,  environ  deux  mille  ans 
avant  Jésus-Christ.  Comme  il  se  composait  de  plusieurs 
nations  séparées,  il  fut  donc  exposé  à  de  longues  guerres 
faites  par  diverses  dynasties.  L'histoire  mentionne  aussi 
une  grande  lutte  entre  les  Brahmanes  et  la  caste  des  guer- 
riers qui  furent  vaincus.  Depuis  cette  époque  le  clergé 
étendit  sa  domination  despotique  sur  toutes  les  castes. 
Ensuite  quelques  États  indiens  conquis  par  Alexandre  de 
Macédoine  et  gouvernés  par  ses  lieutenants,  recouvrèrent 
leur  indépendance.  Sandrocottus  ou  Tsckandraguptus  d'a- 
près les  autres,  le  monarque  puissant  des  bords  du  Gange, 
chassa  les  étrangers  et  fonda  l'énorme  Etat  des  Prasias. 
Mais  l'avidité  des  conquérants  empêchait  toujours  cette 
nation  d'acquérir  son  entier  développement.  Après  les 
guerres  locales  entre  les  souverains,  commencèrent  les 
invasions  des  barbares.  L'état  des  Prasias,  florissant  de- 
puis que  les  Macédoniens  furent  chassés,  devint  la  proie 
de  nouveaux  envahisseurs.  D'abord  les  rois  de  Sjrie, 
puis  ceux  de  Bactrie,  enfin  les  Sakis  ou  les  Scythes  y 
étendirent  leur  domination. 

Le  célèbre  Wihramadit  ayant  remporté.une  victoirr 


—  XXXVII  — 

Tan  56  avant  Jésus  -  Christ,  secoua  le  joug  des  Scy- 
thes, et  appelé  au  trdne  rojal,  réunit  les  états  particu^ 
liers  en  une  grande  monarchie.  Après  les  Scythes^  ee 
furent  les  Perses  qui  envahirent  quelques  provinces,  et 
en  Tan  1,000  de  notre  ère,  toutes  les  Indes  furent  con- 
quises par  les  Mongols. 

Malgré  la  différence  existant  entre  le  caractère  des 
Chinois  et  celui  que  les  institutions  religieuses  ont  déve- 
loppé chez  les  Indiens,  malgré  la  direction  idéale  et  poé- 
tique de  ces  derniers,  cette  nation  pareillement  aux  Chi- 
nois, resta  au  même  degré  de  civilisation  parce  qu'elle 
tomba  dans  une  autre  extrémité  de  Tesprit,  Confucius,  en 
recommandant  Futilité  aux  Chinois  poussa  Tamour  de  la 
vie  pratique  jusqu'à  rexagération,jusqu'à  une  avidité  qui 
ne  recule  pas  même  devant  les  moyens  infâmes.  Les  In* 
diens,  d'après  le  principe  de  leur  religion,  se  détachant 
du  monde  matériel,  tombèrent  dans  le  mysticisme,  et 
enfin  cette  disposition  religieuse  se  changea  chez  les  uns 
en  vaine  forme  sans  signification,  ou  en  fanatisme  chez  les 
autres. 

Comme  la  doctrine  primitive  des  Brahmanes,  de 
même  celle  de  Boudha  Gautama  fut  monstrueusement 
défigurée  par  des  genà  ayant  pour  but  leur  propre 
intérêt.  Les  beaux  principes  fondamentaux  de  la  reli-> 
gion  brahmanienne,  réunis  dans  les  livres  sacrés  par 
plusieurs  savants  indiens,  furent  augmentés  avec  le 
temps  de  nouvelles  annotations  des  commentateurs.  Ces 
livres  se  composent  de  deux  parties  :  la  première,  litur- 
gique, renfermant  des  prières,  et  la  deuxième,  dogmati- 
que, où  se  trouvent  des  règles  de  moralité  et  Tensei-^ 
gnement  sur  Dieu.  Le  culte  de  cette  religion  finit  par 
n'être  que  la  répétition  machinale  de  prières  écritos 
dans  une  langue  oubliée  depuis  longtemps.  Cela  de^* 
T.  I.  c 


—  XXXVIII  — 

Tait  suffire  à  la  vie  des  Indiens.  D'aprôs  ropinion  des 
prêtres  eux-mômes,  une  pareille  priôre  dite  à  rebours  est 
aussi  efficace,  car  la  puissance  de  la  piété  donsiste  dans 
les  paroles*  Pareillement  le  caractère  mystique  du  réfor- 
mateur Qautama  déreloppa  dans  la  secte  boudhiste  Tapa- 
thie,  rinertie  et  une  complote  indolence  d'esprit. 

Toutefois  les  prêtres  de  Tune  et  de  l'autre  secte  se  dis- 
tinguaient par  leur  dévouement,  personnel,  parTabnéga-^ 
tion  d'euX"-mémes  et  par  le  renoncement  à  tous  les  plaisirs 
de  la  vie.  Bien  que  les  privilèges  des  Brahmanes  fussent 
grands»  ils  avaient  aussi  à  remplir  de  grands  devoirs.  On 
regardait  comme  un  déshonneur  pour  leur  caste  entière  le 
moindre  péché  de  Tun  quelconque  d'entre  eux.  Ils  menaient 
une  vie  austère,  ne  s'occupant  presque  exclusivement  que 
dd  prières  et  d'offrandes.  Cet  usage  s'est  conservé  jusqu'ft 
présent.  Le  vieux  Brahmane  se  rend  d'ordinaire  au 
désert  pour  se  réconcilier  avec  la  divinité  au  moyen  des 
méditations  et  pour  obtenir  le  nom  de  saint. 

Les  Bonzes,  les  Shamans  et  les  Talàïpons,  e*estr4-dire 
les  prêtres  des  diverses  sectes  de  la  religion  bouddique, 
menaient  aussi  une  vie  ascétique.  Ils  observent  stricte- 
ment jusqu'à  nos  jours  les  préceptes  de  leur  culte.  A 
cause  de  la  doctrine  sur  la  mortification  du  corps  et  sur  la 
méditation,  on  a  établi  dans  cette  secte  une  quantité  de 
cloîtres  pour  les  hommes  et  pour  les  femmes.  De  pareils 
ordres  se  distinguent  par  dqs  règles  rigoureuses  et  par 
des  œuvres  de  charité*  Mais  le  fanatisme  rendit  la  mor- 
tification excessive.  On  se  faisait  pendre  par  le  côté,  et  on 
s'exposait  à  d'autres  supplices  dans  la  persuasion  d'ac- 
quérir du  mérite  devant  Dieu. 

Laotsee,  contemporain  de  Confucius,  bien  qu'il  recom- 
mandftt  avant  tout  la  précaution,  et  semât,  comme  celui- 
eiy  régoïsme  chez  les  Chinois,  laissa  une  belle  morale 


préohant  que  rapais^ment  des  pasiions  e&t  un  dés  plas 
grands  mérités  et  que  lé  vrai  bonheur  consiste  dans  la 
paix  de  TAme  acquise  par  la  domination  sur  soi-même* 
Mais  ses  conseils  pratiques  ne  s'accordent  pas  avec  Ten* 
seignement  de  Confocius.  Celui-ci  tend  à  réveiller  ramouf 
de  la  patrie,  celui-là  indique  à  Thomme  comme  devoir 
suprême  de  se  détacher  du  monde  et  de  méditer  dans  la 
solitude  aur  le  Tao^  la  Divinité  sublime^  Sous  ce  rapporti 
la  doctrine  de  Laotsee  ressemble  au  Bouddhisme^  elle 
est  aussi  pleine  de  sortilèges  et  de  superstitions*  C'est 
pourquoi  cette  religion  est  favorisée  par  le  peuple,  et  ses 
prêtres  jouissent  d'un  respect  profond. 

Des  notions  religieuses  répandues  en  Chine  et  aui 
Indes  sortirent  tous  les  rapports  de  la  vie  publique.  L'|]ti<« 
lité  dominant  les  institutions  de  Confucius  enfanta  Té- 
goïsme  et  étouffa  Fesprit  de  dévouement.  Le  Boudhisme 
et  la  doctrine  de  Laotsee  excitant  les  hommes  à  se  sacri* 
fier  pour  des  olgets  tout  à  fait  en  dehors  de  la  vie  tém- 
porelléi  les  détachaient  de  leurs  devoirs  envers  la  so- 
ciété et  amenaient  les  mêmes  résultats.  Ces  deux 
nations  ne  connaissaient  pas  Tamourde  la  patrie;  car 
d'après  Confucius  les  devoirs  envers  le  pays  consistent 
dans  l'aveugle  obéissance  à  l'Empereur  qui  est  tout  pour 
loi;  et  che2  les  Indiens  la  division  de  la  population  en 
eaetes  réprima  encore  plus  ce  sentiment*  L'unité  reli-» 
gieuse  parmi  de  nombreuses  tribus  n'a  elle-même  pu  les 
préserver  des  discordes,  puisque  la  différence  entre  les 
oonfesseuils  du  même  culte  constituait  le  dogme  religieux* 
Les  rapporte  ennemis  de  caste  à  caste  affaiblissant  la  na- 
tion^ l'exposaient  à  être  la  proie  de  conquérants  avides. 
Chaque  Indien  vivait  séparé,  comme  dans  un  cercle  en-> 
chanté,  n'ajant  aucune  idée  des  affaires  publiques.  Sa 
religion  et  ses  lois  lui  barraient  le  ebemin^  ne  lai  permet* 


—  XL  — 

taient  ni  de  se  distingaer,  ni  de  développer  ses  capacités. 
Cette  organisation  malheureuse,  sans  avoir  les  qualités 
de  la  législation  chinoise  qui  conservait  du  moins  la  na- 
tionalité, conduisait  la  nation  indienne  à  rindifférence, 
à  la  mollesse,  k  la  vieillesse,  et  par  cela  môme  &  la  déca- 
dence. La  ineilieure  morale  ne  suffit  pas^  si  elle  n'est  pae 
appliquée  à  la  vie  pratique^  et  si  elle  n^ ouvre  pas  un  libre 
champ  au  développement  des  lois  naturelles  et  des  capacités 
humaines. 

Chez  ces  deux  nations  et  surtout  chez  les  Chinois,  la  vie 
sociale,  comme  si  elle  avait  été  déposée  pétrifiée  dans  un 
musée,  se  conserva  intacte  dans  sa  forme  gouvernemen- 
tale, avec  sa  routine  administrative  et  avec  toutes  les  for- 
malités introduites  à  Tépoque  où  l'humanité  se  trouvait 
dans  Tenfance. 

Lorsque  après  avoir  promené  ses  regards  dans  le  passé 
dont  nous  sépare  un  espace  de  trois  ou  quatre  mille  ans, 
on  les  reporte  rapidement  sur  l'état  actuel  de  la  société, 
on  aperçoit  avec  effiroi  et  étonnement,  même  en  Europe, 
des  institutions  pareilles,  des  conditions  semblahles  de 
la  vie  publique,  on  y  découvre  les  mêmes  principes  et  les 
mêmes  idées  qui  naquirent  dans  les  esprits  d'une  civi- 
lisation en  germe.  Quarante  siècles  n*ont  pas  suffi  à  faire 
justice,  même  chez  les  nations  les  plus  civilisées,  de  cer- 
taines opinions  dont  l'origine  remonte  aux  ténèbres  de 
temps  à  peine  accessibles  &  la  lumière  historique.  Le 
protestantisme  et  surtout  le  protestantisme  officiel  alle- 
mand ressemble  à  la  religion  de  Confucius  ;  le  catholi- 
cisme à  la  doctrine  de  Laotsee  et  au  Boudhisme. 

Une  des  opinions,  très- répandues  jusqu'à  présent  et  qui 
appartient  aux  temps  mythologiques,  est  la  foi  au  pouvoir 
extraordinaire  du  monarque.  Le  droit  paternel  attribué 
aux  monarques»  l'hommage  divin  qu*on  leur  rend  sont 


—  xu  — 

les  restes  de  la  barbarie  asiatique.  L*èxpression  chinoise  : 
«  le  FlU  du  Ciel  »  traduite  en  langues  européennes 
veut  dire  la  même  chose  que  :  m  par  la  grâce  de  Dieu.  » 
N'artron  pas  vu  en  Europe  des  peuples  donner  à  leurs 
bourreaux  le  titre  sacré  de  père  ? 

Une  autre  opinion  fondamentale  qui  a  été  la  source 
d'une  foule  de  guerres  et  qui  sert  de  base  à  la  vie  politi- 
que des  nations,  c'est  la  conviction  que  le  pays  appar- 
tient au  monarque,  comme  une  propriété  héréditaire  ou 
légale  acquise  par  la  farce  du  glaive.  Cette  idée  date  de 
l'époque  où  l'homme  ne  différait  point  d'une  béte  sau- 
vage. Malgré  cela  elle  s'est  conservée  intacte  parmi  les 
peuples  civilisés  de  l'Europe  I  La  force  du  glaive  est  ap- 
pelée par  des  ministres  que  l'on  nomme  savants  :  politi" 
que  du  fait  accompli. 

La  troisième  idée  qui  peut  naître  seulement  dans  l'or- 
ganisme enfantin  de  l'humanité  ou  dans  un  esprit  malade 
est  la  supposition  ridicule  que  la  dynastie  a  le  droit  de 
tHspoeer  du  pays  et  de  gouverner  la  nation  d'après  sa 
volonté.  Cette  opinion  est  la  conséquence  de  la  manière 
d'envisager  le  pays  avec  ses  habitants  comme  propriété 
des  souverains. 

Ces  trois  principes  constituent  l'âme  de  la  vie  politique 
d'Europe  qui,  sous  ce  rapport,  ne  s'est  point  écartée  de 
l'organisation  établie  par  les  petits-fils  de  Noé.  Presque 
dans  tous  les  Etats  européens  la  forme  gouvernementale 
est  plus  on  moins  la  même  que  celle  qui  existait  en  Chine 
il  y  a  trois  mille  ans  et  qui, par  conséquent,  existe  encore 
maintenant  dans  l'Empire  Céleste.  L'empereur  est  F  au- 
tocrate de  ses  sujets;  chaque  gouverneur  de  province 
jouit  du  même  pouvoir  absolu.  Une  constitution  rend 
l'empereur  dépendant  de  règlements  et  d'avertissements 
a^a  a  envie  de  violer  son  devoir  envers  la  nation  ;  mais 


—  xtn  — 

oomme  le  droit  de  lui  faire  des  avertlMenients  ou  de  rappe* 
1er  des  règlements  quî  Tobligent  est  octroyé  par  TEmpereur 
lui-même  aux  fonctionnaires  qui,  outre  oela,  peuvent  re* 
oevoir  une  quantité  de  coups  de  bambous,  aussi  octroyés j 
donc  la  constitution  n'est  d'aucun  inconvénient  pour  le 
monarque  (I). 

De  même  qu'en  Europe,  l'Empereur  chinois  possède 
beaucoup  de  titres  très-longs,  comme  celui-ci  :  Dschin- 
tichong-schui-hoang-ti-Tient-^e  ce  qui  répond  aux  titres 
européens  :  allerhôchste^  allergnâdigste,  allerweiseste^  wste- 
prteêwietlgszij  ^  diertawinejszij\  très^-puissant  etc.  Evi- 
demment l'empereur  chinois,  comme  Fils  du  Ciel^  doit 
être  le  plus  brillant,  le  plus  savant  et  le  plus  élevé  du 
monde.  Ses  portraits,  placés  dans  les  bureaux  du  gouver- 
aement,  sont  adorés  comme  les  images  de  la  divinité.  La 
ouïe  se  prosterne  devant  lui,  on  lit  ses  ordonnances  à 
genoux  et  en  inclinant  sa  tête  neuf  fois  vers  la  terre.  Les 
arrêts  officiels  sont  proclamés  «  au  nom  de  V Empereur,  » 
Le  conseil  extraordinaire  qui  entoure  le  souverain  se 
compose  de  membres  de  la  dynastie  régnanie.  Ceux-ci  ne 
s'appellent  pas  grands  ducsy  titre  qu'on  donne  en  Europe 
aux  petits  enfants  qui  sont  encore  au  berceau,  mais  ils 
portent  le  nom  d*enfants  du  soleil,  et  c'est  plus  rationnel. 
Le  suprême  conseil  d'État  est  composé  d$  Mandarins  su- 
périeurs qui  jouissent  des  mêmes  droits  que  les  ministres 
en  Europe.  L'administration  du  pajs  est  soumise  à  six 
ministres,  dont  le  premier  s'appelle  Callao,  Les  manda- 
rins soumettent  leurs  actes  à  l'Empereur  pour  quil  les 


(l)On  sait  que  les  Allemands  acceptaient  toujours  les  constitu- 
tions que  les  empereurs  d'Autriche,  les  rois  de  Prusse  et  autres 
(sans  en  exclure  les  prinoipicules],  dai^aient  leur  octroyer  comrot 
une  faveur  spéciale .  Les  souverains  anéantissaient  ces  chartes  soi- 
disant  libérAlei,  toutêi  les  fois  que  bon  leur  semblait. 


—  xLin  — 

confirme;  c'est  lui  qui  approuve  ou  rejette  les  déoigions 
des  fonctionnaires. 

Les  provinces  sont  gouyernées  par  des  lieuienanUde 
l'Empereur  qui  ont  le  même  pouvoir,  qu'en  Europe  les 
gouverneurs^  les  préfets^  Staathalter^  etc.  Quarante  miliê 
mandarins  ou  fonctionnaires  de  rangs  différents  oonsti*- 
tuent  Toi^anisation  gouvernementale  qui  ne  diffère  nul* 
lement  de  la  bureaucratie  européenne  établie  dans  les 
pajs  où  toutes  les  affaires  se  concentrent  dans  les  oapi« 
taies  comme  à  Pékin. 

Les  lois  civiles  et  criminelles,  écrites  par  Confucins, 
sont  très-justes  et  douces;  mais  en  Chine,  les  fonction- 
naires ne  tiennent  qu'à  la  forme  des  lois,  ne  s'ocoupant 
point  de  leur  esprit,  et  ils  exercent  la  justice  d'une  ma- 
nière cruelle.  L'Empereur  lui-même,  décide  de  la  peine 
qui  consiste  d'ordinaire  dans  une  bastonnade.  Cette  peine 
retombe  sur  les  employés  de  tous  les  degrés.  Le  premier 
ministre  rend  ses  coups  de  bambou  au  mandarin  de  pre- 
mier rang,  celui-ci  les  administre  à  son  subalterne  et 
ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  que  la  peine  soit  arrivée  à  la 
neuvième  et  dernière  classe  d'employés.  De  même  en 
Europe  le  changement  du  premier  ministre  ou  ce  qu'on 
appelle  crise  ministérielle  se  fait  sentir  dans  tout  l'État, 
ébranle  toutes  les  classes  de  fonctionnaires  et  donne  une 
nouvelle  direction  au  système  de  la  machine  monarchi- 
que. La  crise  ministérielle  des  pays  soi-disant  civilisés, 
c'est  la  vibration  du  bambou  européen. 

Le  Chinois  puni  se  prosterne  devant  celui  qui  lui  ap- 
plique  la  bastonnade ,  et  il  est  même  obligé  de  baiser 
l'instrument  de  la  peine  si,  dans  sa  bonté  paternelle,  celui 
qui  le  frappe  lui  accorde  cette  faveur. 

En  province  on  distribue  des  peines  de  la  même  ma^ 
nière  et  elles  y  parcourent,  à  partir  du  gouverneur  im^ 


—  XLIY  — 

périal,  tous  les  échelons  do  la  hiérarchie  adminis^ 
trative. 

Au  moyen  de  tous  les  anneaux  d*une  pareille  chaîne, 
Tempereur  pense  pour  tout  le  monde  et  dirige  tout  à  Taide 
de  ses  quarante  mille  mandarins.  Le  pays  entier  n'est 
qu'une  grande  machine  inanimée,  fonctionnant  grâce  au 
rouage  qui  la  met  en  mouvement. 

Une  complète  inertie  intellectuelle  et  Toisiveté,  voilÀ 
les  résultats  de  cette  organisation.  La.  cawM  de  bambou 
en  Chine  n'est  autre  chose  que  ce  que  Ton  nomme  en 
Europe  Vordre  du  Cabinet^  Erlass^  Befehl^  Ucase^  Hatti 
chéri f^  etc. 

Le  progrés  matériel  de  cette  nation,  tel  que  les  manu* 
factures  de  porcelaines,  les  confections  en  soie,  etc.,  se 
laisse  comparer  avec  le  progrès  européen  dans  la  mé- 
canique et  dans  les  autres  branches  de  Tindustrie.  Les 
lueurs  d'un  génie  supérieur  étincellent  quelquefois  chez 
les  Chinois;  leur  littérature  n'est  pas  inférieure  à  celle 
d'Europe,  sous  le  rapport  de  la  quantité  des  livres  et  sous 
celui  de  la  variété.  Un  seul  catalogue  de  la  bibliothèque 
de  l'empereur  Kienlong  se  compose  de  122  volumes  im- 
primés. D'après  cela  on  peut  juger  de  la  multitude  des 
œuvres. 

La  collection  des  classiques  chinois  faite  par  ordre  de 
cet  empereur  embrasse  180,000  volumes,  dont  la  moitié 
fut  imprimée  il  y  a  cinquante  ans.  Le  livre  intitulé  Ta-hio 
ou  l'art  de  gouverner  l'État,  renferme  les  mêmes  règles 
qu'on  trouve  dans  les  ouvrages  de  plusieurs  philosophes 
allemands,  publiés  sous  le  titre  :  die  Staatslehre  (études 
fl  ur  l'État).  Les  principes  du  livre  Ta-hio  ne  ressemblent 
nullement  aux  maximes  de  Machiavelli  que  l'empereur 
Charles  V  Is  ait  toujours,  qu'Herder  admirait  beaucoup 
et  que  les  monarques  actuels  imitent.  Au  contraire  les 


—  XL?  — 

préceptes  de  la  politique  chinoise  se  distinguent  par  une 
grande  loyauté. 

La  littérature  chinoise  est  trôs-riche  en  traités  sur  la 
nature,  en  livres  sur  la  médecine,  sur  Tastronomie^  sur 
Turanographie,  sur  les  mathématiques,  sur  les  diverses 
branches  de  la  technologie  et  de  la  mécanique  (1). 

Des  ouvrages  d*une  énorme  étendue  sont  consacrés  aux 
antiquités,  à  Thistoire  et  à  la  philologie.  Sse-ki,  c'est-à- 
dire  les  mémoires  historiques  SsMna-Tksianna  embras- 
sent les  annales  de  la  Chine  depuis  2,637  ans  avant  Jésus- 
Christ.  La  collection  des  annales  officielles  commence 
à  Tannée  2,698  avant  Jésus-Christ,  et  va  jusqu'en  1645 
de  notre  ére;*elle  comprend  donc  une  période  de  4,343  an- 
nées et  remonte  au  quarante-sixième  sièck^  en  comptant  à 
partir  de  nos  jours.  Cette  collection  énorme  se  compose 
de  3,705  volumes  qu'on  peut  voir  à  Munich. 

L'histoire  de  Chine  consiste  surtout  dans  la  description 
de  leurs  majestés,  de  la  famille  impériale.  Mais,  en  cela 
aussi,  elle  ne  diffère  pas  de  la  méthode  de  l'histoire  euro- 
péenne. Il  j  a  quelques  années,  Buckle  a  dit  dans  son 
ouvrage  remarquable  : 

a  L'histoire,  au  lieu  de  nous  présenter  les  objets  qui  ont 
une  valeur  réelle,  au  lieu  de  nous  apprendre  le  progrès 
des  connaissances  et  les  moyens  les  plus  efficaces  de  les 
répandre,  est  pleine  de  bagatelles,  telles  que  des  anec- 
dotes sur  des  rois  et  des  cours,  des  détails  infinis  sur  ce 
que  tel  ministre  a  dit,  ce  que  tel  autre  a  pensé  ;  mais  ce 
qui  est  encore  pire,  elle  contient  de  nombreux  récits  sur 
des  expéditions,  sur  des  batailles  et  des  sièges,  récits 
trè9-curieux,  certainement,  pour  ceux  qui  j  ont  été,  mais 


(1)  Comparez  :  Résumé  des  principaux  trûtés  chinois  sur  la  cul- 
ture dos  mûriers  et  l'éducation  des  vers  à  soie^  par  Julien. 

c. 


—  Xtt!  — 

sans  aucun  intérêt  pour  nous  qui  désirons  la  rérité  et  Idi 
mojens  de  Tacquérir.  Cela  est  le  principal  obstacle  au 
progrès.  Tout  homme  travaillant  sur  Thistoire  a  tant  à 
faire  au  milieu  de  ces  récits  détaillés  sans  critique  ni  ju- 
gement, que  toute  une  vie,  la  plus  longue,  ne  suffirait 
pas  à  élaborer  une  œuvre  vraiment  utile  qui  compren- 
drait toutes  les  lirancbes  du  savoir  humain  avec  leur  dé- 
veloppement et  leur  application.  »  {Histoire  dé  la  civilisa-' 
tion  en  Angleterre,  I,  196). 

La  poésie  fbt  aussi  cultivée  en  Chine  à  côté  des  scien- 
ces. Les  poètes  lyriques  Tihsu  et  Li-tkai-pe  {nreni  connus 
au  huitième  siècle.  Les  œuvres  dramatiques  renferment 
beaucoup  de  tragédies  élevées  et  de  comédies  pleines 
d*esprit.  Depuis  des  siècles  on  j  connait  ce  genre  de 
poésie.  Même  les  romans  et  les  contes  occupent  un  rang 
considérable  dans  la  littérature  chinoise  sur  laquelle 
Abel  Rémusat^  Pavie,  Julien,  Baain  et  d^autres  nous  don- 
nent bien  des  détails  précieux.  Il  est  vrai  que  les  Chinois 
ne  sont  pas  aussi  riches  en  traités  théologiques  que  les 
Européens. 

Le  livre  Li-ki,  publié  depuis  des  siècles,  contient  le  cé- 
rémonial et  les  formalités,  pour  toutes  les  circonstances 
de  la  vie.  Cet  ouvrage  existe  au  moins  depuis  trois  mille 
ans.  On  rencontre  jusqu'à  présent  une  quantité  de  traités 
savants  sur  ce  sujet  dans  la  littérature  européenne,  et 
pour  ne  pas  remonter  trop  loin,  j'indique  Tan  1865  où 
Ton  a  publié  à  Paris  un  livre  sur  les  manières  de  saluer, 
de  sourire,  de  tenir  une  fourchette,  de  s'essuyer  avec  une 
serviette,  etc.  Plusieurs  extraits  de  cet  ouvrage  ont  été 
insérés  dans  des  journaux. 

Le  ton  de  la  société  chinoise  est  forcé,  raide,  cérémo- 
nial, plein  de  salutations,  de  gestes  et  de  grimaces  impo- 
é  es  par  les  lois  d*nne  bonne  éducation  ;  toutefois  il  ne 


—  XLVII  — 

diffère  nullement  des  formes  adoptées  par  le  grand  monde 
européen,  surtout  de  celles  employées  dans  les  salons  de 
Paris.  Là  un  petit  pied  garrotté  passe  pour  être  joli;  en 
Europe  une  robe  bouffante,  une  taille  de  guêpe,  un  toupet 
hérissé,  un  visage  couvertde  vernis,  ravissentles  jeux  d*un 
adonis  esthétique.  En  Chine  les  ongles  longs  désignent  un 
état  noble  et  riche  ;  en  Europe  la  même  parure  est  un  signe 
de  haute  distinction  et  d'origine  aristocratique.  Les  Chi^ 
nois  portent  une  tresse  de  cheveux,  dont  la  longueur  et 
la  grosseur  donne  la  mesure  du  luxe;  les  femmes  euro* 
péennes  mettent  à  leur  tête  des  cheveux  coupés  aux  ca- 
davres, et  cela  leur  sert  d'ornement.  Les  Chinois,  bien 
que  le  climat  de  leur  pajs  soit  chaud,  ont  pendant  l'hiver 
des  fourrures  excellentes  et  des  logements  commodes 
bien  chauffés,  au  moyen  de  fourneaux;  les  Européens  de 
certains  pays  que  Ton  nomme  tempérés,  mais  où  les  ge- 
lées sont  fortes,  ne  connaissent  pas  les  fourrures,  enve- 
loppent leurs  visages  dans  des  cache-nez,  gèlent  et  se 
chauffent  dans  leurs  domiciles  auprès  de  cheminées  qui 
ne  donnent  que  de  la  fumée  et  des  rhumes.  En  Chine  la 
pauvreté  et  la  misère  dans  la  classe  inférieure  sont  ef- 
froyables à  côté  du  luxe  des  aristocrates;  TAngleterre, 
peuplée  des^ords  et  des  banquiers  les  plus  riches  du 
monde,  compte  un  million  de  mendiants  mns  asile,  et  le 
nombre  des  malades  dans  les  capitales  européennes  est 
proportionnellement  à  la  population  mille  fois  plus  grand 
que  celui  des  malades  habitant  les  campagnes.  Pékin,  par 
suite  de  la  centralisation  du  gouvernement,  accumule 
toutes  les  forces  vitales  du  pays  sur  un  point  au  détri- 
ment de  la  santé^  de  la  fortune  et  de  la  moralité  dés 
uns/  ainsi  qu*an  préjudice  des  autres.  Cette  ville  a 
1 ,200,000  habitants.  Paris  et  Londres,  avec  leur  popu- 
tation  plus  nombreuse  encore,  sont  des  sièges  du  luxe, 


—  XLVIII  — 

du  libertinage^  du  choléra,  de  la  âÔTre  typhoïde  et  de 
la  misère  (1). 

La  vie  des  Chinois,  même  sous  le  rapport  extérieur, 
porte  le  caractère  officiel.  Il  n*y  est  pas  permis  de  vivre 
à  son  bon  plaisir.  Il  y  a  des  règlements  pour  tout,  décrétés 
par  le  gouvernement  et  que  chacun  doit  suivre  stricte* 
ment.  De  même  que  les  fonctionnaires  sont  divisés  en 
certaines  classes  subordonnées,  de  même  les  campagnes 
et  les  viUes  de  tout  Tempire  sont  classées  en  différentes 
catégories.  Non-seulement  Tarchitecture  est  soumise  & 
des  règles  officielles,  mais  aussi  la  mode,  la  coiffure,  Ta*- 
meublement  des  maisons  sont  définis  par  des  ordonnance? 
de  police.  La  sagesse  bureaucratique  et  celle  de  la  police 
tiennent  tous  les  habitants  dans  Tobéissance  complète  et 
leur  rappelle  à  chaque  instant  la  domination  du  bambou. 

On  voit  de  pareilles  choses  en  Europe.  Dans  quelques 
états  européens  les  cheveux  longs  et  la  barbe  passent 
pour  le  signe  d'un  libéralisme  dangereux.  Les  rois  de 
Prusse  détestent  traditionnellement  les  barbes.  Les  agents 
de  police  dans  presque  tous  les  pays  surveillent  stricte- 
ment les  casquettes,  les  chapeaux,  les  cocardes,  les 
chaînes  de  montre  contraires  aux  règlements  officiels. 
Une  blouse  à  la  Garibaldiamis  en  mouvement  plus  d*une 
fois  toutes  les  autorités.  Les  journaux  de  modes  exercent 
la  dictature  sur  les  vêtements  et  se  trouvent  sous  la  di- 
rection immédiate  de  la  police.  Ils  sont  soumis  à  la  cen- 
sure, restent  sous  le  régime  des  ministres  et  ne  doivent 
être  nullement  comptés  parmi  les  objet?  secondaires  dont 
ces  hauts  fonctionnaires  s'occupent.  Quelques-unes  de  ces 


(1]  Les  notices  sur  la  mortalité  dans  les  grandes  villes  de  PEu- 
rope  sont  effrayants.  Comparez  Vtilermé  :  Tableau  de  l'état  phy- 
sique et  moral  des  ouvriers;  Quetelet:  Sur  l'homme  et  le  dévelop- 
pement de  ses  facultés,  ou  essai  de  physique  sociale. 


—  XLTX  — 

feuilles  périodiques  portent  le  caractère  ofSciel  et  jouis* 
sent  d'une  protection  particulière  de  la  part  du  gouYorne- 
ment.  Si  un  journal  de  modes  publie  qu'une  impératrice 
ou  une  reine  était  mise  de  telle  et  telle  manière  à  telle  et 
telle  soirée^  aussitôt  les  dames  du  grand  monde  cherchent 
à  rimiter,  et  le  reste  les  suit.  Une  gravure  jointe  à  un 
journal,  quand  même  elle  représente  la  mode  la  plus 
excentrique,  la  plus  blessante  pour  le  bon  goût  et  le  sens 
commun,  se  répand  en  miUions  d'exemplaires  par  toute 
l'Europe  et  est  un  ordre  exécuté  avec  obéissance  par  beau- 
coup de  personnes  appartenant  aux  classes  les  plus  éle- 
vées de  la  société.  S*il  existait  des  tables  statistiques  re- 
présentant à  une  époque  donnée  le  liombre  d'habitants 
avec  la  description  de  leur  vêtement,  on  pourrait  plus  ou 
moins  en  déduire  le  chiffre  des  partisans  et  des  adver- 
saires du  gouvernement*  La  police  s'j  connaît  parfait e~ 
ment  bien. 

Pendant  les  grandes  fêtes,  en  Europe  comme  en  Chine, 
on  imprime  un  cérémonial  avec  Tindication  de  la  place 
que  chacun  doit  occuper,  suivant  son  rang  et  sa  dignité. 

Le  principe  delà  vie  chinoise  consistant  dans  Faveugle 
obéissance,  Tautorité  paternelle  y  est  absolue.  Les  en- 
fants respectent  leur  père,  non  par  attachement,  mais 
par  ordre  du  gouvernement.  Le  père  peut  vendre  ou 
chasser  ses  enfants  sans  s'exposer  à  aucune  responsabi- 
lité. Le  mariage  ne  se  fait  pas  par  attachement  mutuel, 
mais  on  achète  des  femmes  comme  du  bétail  ou  comme 
un  meuble.  L'acheteur  ne  peut  voir  sa  femme  que  pen- 
dantla  cérémonie  nuptiale.^En  Europe,  quoique  les  pères 
n'aient  pas  un  pareil  pouvoir  sur  leurs  enfants,  les  liens 
de  famille  sont  faibles  et  en  beaucoup  de  pays  complète* 
ment  rompus.  On  commence  à  introduire  les  mariages 
civils    c'est-iHlir    à  louer  les  femmes.  Dans  les  rap- 


ports  de  père  à  fils  il  y  a  en  Europe  une  proportion  in- 
verse. Le  fils  a  ordinairement  la  prépondérance  sur  son 
père,  sans  respect  pour  lui,  ou  il  Testime  aussi  longtemps 
que  la  fortune  reste  dans  les  mains  paternelles.  Les  ma- 
liages  en  général  se  font  comme  en  Chine,  excepté  que 
les  fiancés  peuvent  se  voir  par  une  nuit  sombre  au  milieu 
d'un  bois.  D*habitude  les  femmes  achètent  leurs  maris 
au  prix  de  leur  dot,  ou  bien  les  gens  riches  achètent  leurs 
femmes.  Dans  des  villes  plus  grandes  il  y  a  des  bureaux 
de  mariage,  et  des  annonces  de  journaux  indiquant  les  per- 
sonnes qui  veulent  contracter  mariage.  Le  progrès  chi- 
nois'n'est  pas  allé  jusque-là. 

Bien  que  Térudition  chinoise  diffère  de  celle  d'Europe, 
l'éducation  publique  est  officielle  et  elle  ne  jouit  pas  de  plus 
de  liberté  que  chez  nous  ;  elle  est  restreinte  par  des 
règlements  et  conforme  aux  besoins  de  l'absolutisme 
monarchique.  Le  gouvernement  trace  le  programme  des 
études,  leur  pose  des  limites,  procure  des  livres  élémen- 
taires et  veille  attentivement  à  ce  que  les  cours  scolaires 
ne  dépassent  point  les  bornes  fixées. 

Quoi  qu'il  en  soit^  les  Chinois  jouissent  d'une  loi  dont 
aucun  pays  en  Europe  ne  pourrait  se  glorifier.  Le  seul 
moyen  d'atteindre  à  la  distinction  et  à  la  dignité  la  plus 
haute,  c'est  l'instruction.  Ni  protection,  ni  faveur  <ç  du 
Fils  du  Ciel  »  ne  donnent  accès  aux  emplois.  La  naissance 
et  la  richesse  n'y  ont  aucune  valeur  et  ne  conduisent  pas 
aux  honneurs  de  la  prééminence  ou  aux  privilèges  comme 
en  Europe.  Les  plus  hauts  emplois  sont  accessibles 
même  aux  gens  les  plus  pauvres  ;  toutes  les  dignités  sont 
tellement  attachées  à  la  personne  que  les  membres  de  la 
dynastie  disparaissent  dans  la  foule  s'ils  n'ont  pas  acquis 
les  connaissances  nécessaires  pour  exercer  une  fonction. 
Ce  n'est  qu'un  savant  qui  peut  occuper  une  place  officielle. 


—  Ll  — 

et  plus  haute  est  la  dignité,  pins  vastes  sùnt  les  ronnati- 
sances  qu'elle  exige.  Dans  ce  but^  on  a  établi  des  examens 
trés-rigoureux  qu'on  fait  subir  de  la  manière  la  plus  con- 
sciencieuse, dans  une  chambre  fermée  à  clef.  Pour  écar- 
ter les  abus  et  de  peur  que  Texaminateur  ne  porte  un 
jugement  injuste,  causé  par  Tamitié  ou  par  la  haine, 
Texaminé  doit  encore  élaborer  une  thèse  qu*on  fait  co« 
pîer  â  un  écrivain.  C'est  une  mesure  prise  pour  ^u'on 
ne  puisse  pas  reconnaître  la  personne  d'après  son  écri- 
ture. Leur  premier  ministre  est  le  plus  savant  du  pays, 
d'après  l'opinion  des  Chinois.  Par  conséquent,  dans  cet 
empire,  l'érudition  même  peut  se  mesurer  à  l'importance 
des  dignités. 

La  religion,  tout  à  fait  comme  en  Europe,  sert  le  gou- 
vernement; mais,  en  Europe,  colle-là  est  meilleure  qui 
est  professée  par  le  souverain.  Les  autres  sont  persécu- 
tées. 

Pourquoi  donc  les  Européens  se  font-ils  gloire  de  leur 
civilisation  et  de  leur  progrès  ?  Ont-ils  déjà  conquis  la  li- 
berté ?  Diffèrent-ils  beaucoup  des  Chinois  ?  —  Ils  veulent 
détruire  la  barbarie  des  peuples  ignorants  à  l'aide  d'une 
nouvelle  barbarie  qui  s'appelle  civilisée  et  qui  porte  le 
même  joug,  quoique  sous  une  autre  forme.  Pourquoi 
l'Europe  se  nomme-t-elle  libre?  Est-ce  parce  que  le 
glaive  de  Damoclès,  remis  entre  les  mains  de  quatre  mil- 
lions de  soldats,  est  suspendu  sur  les  têtes  de  ses  habi- 
tants f  Est'-ce  à  cause'des  milliards  qu'elle  paye  annuelle- 
ment pour  le  soutien  des  armées  et  des  cours  ?  Est-ce  pour 
les  soixante-dix  milliards  de  dettes  qui  pèsent  sur  la  pro- 
priété de  la  population  plus  faible  que  celle  de  Chine? 
Est-ce  parce  qu'elle  est  hérissée  de  forteresses  et  de  pri- 
sons, divisée  pour  la  commodité  des  familles  dynastiques 
en  beaucotip  de  grands  et  petits  Etats  qui  sont  à  la  merci 


—  Ul  — 

du  premier  ministre  de  Londres,  de  Berlin  ou  de  Péters- 
bourg?  KEurope  s'appelle-t-elle  libre  parce  que  chaque 
année,  dans Tun  ou  Tautre  pays,  il  éclate  une  insurrection 
de  nations  revendiquant  leurs  droits?  parce  que  le  sang 
coule  à  cause  de  monarques  insatiables? 

C*est  en  vain  que  les  admirateurs  du  progrès  s'écrient  : 
«  Nous  marchons  d*un  pas  rapide  en  avant.»  Il  est  inutile 
de  répéter  :  «Le  monde  marche.  »L'humanité  avance  àpas 
de  tortue  et  elle  tombe  continuellement  dans  les  mêmes 
erreurs,  dans  les  mêmes  défauts,  dans  la  servitude,  dans 
la  dépendance  de  telle  ou  telle  force  brutale,  et  dans  les 
mêmes  ridicules.  On  le  voit  dans  l'histoire  universelle, 
dans  celle  des  systèmes  philosophiques,  dans  les  faits  sta- 
tistiques, dans  la  vie  privée  de  tous  les  jours. 

L'humanité  se  meut,  court,  se  dépêche,  mais  elle  n'a- 
vance pas.  Quelques-uns  le  sentent  déjà,  et  il  se  trouve 
des  gens  qui  croient  que  la  destinée  de  Thumanité  c'est 
de  tournoyer.  Les  phénomènes  frappants  qui  ont  eu  lieu 
il  y  a  quelques  milliers  d'années  et  qui  se  répètent  pres- 
que périodiquement  de  siècle  en  siècle  pouvaient  bien 
donner  lieu  à  une  pareille  opinion.  Nous  en  avons  d'autant 
moins  de  droit  de  nous  gloriâer  de  notre  progrès.  L'esprit 
se  développe,  il  a  soumis  de  vastes  régions  à  sa  domination, 
il  gouverne  avec  plus  d'absolutisme,  est  plus  fort  et  plus 
hardi,  mais  n'est  pas  plus  libre.  L'étendue  de  son  activité 
s'élargit,  mais  k  nombre  des  influencée  auxquelles  il  obéit 
augmente  en  même  temps.  L'esprit  humain,  malgré  les  pro- 
grès gigantesques  qu'il  a  faita,  n'a  pas  pu  entraîner  avec 
lui  la  société  ni  trouver  de  principes  pratiques  auxquels 
seraient  applicables  les  principes  théoriques. 

Que  dirait-on  de  gens  qui,  transformant  la  surface  de 
la  terre,  l'ornant,  la  ceignant  de  fils  de  fer  et  de  rails^ 
fléchant  des  marais  et  inondant  des  prés»  penseraient, 


—  un  — 

dans  leur  orgueil,  mettre  en  mouyement  tout  le  globe 
terrestre  à  Taide  de  leur  travail?  Il  en  est  de  même  avec 
la  société.  On  Ta  un  peu  transformée,  ornée,  on  lui  a 
donné  de  nouvelles  robes,  on  Ta  policée  et  on  lui  a  inculqué 
des  manières  plus  distinguées;  on  Ta  lavée  et  coiffée  ;  on 
a  mis  dans  la  bouche  de  certaines  gens  une  quantité  de 
paroles  vides  et  vaines:  on  a  appris  &  quelques-uns  à  lire» 
quoiqu'ils  ne  comprennent  pas  ce  qu*ils  lisent  ;  on  a  en- 
seigné Tart  de  disputer  et  de  raisonner  sans  raison,  deju^ 
ger  sans  jugement  ;  quelqvL^un  s*est  écrié,  a  écrit  et  im- 
primé :  a  L'humanité  fait  des  progrès  gigantesques.  »  Et 
tout  le  monde  répète  ces  paroles.  Les  Européens,  sous  le 
rapport  de  leur  présomption  et  de  leurs  prétentions  à  la 
civilisation,  ne  différent  point  des  Chinois.  C'est  une  illu- 
sion nuisible  au  progrès  lui-même.  Celui  qui  croit  à  sa 
perfection  est  rétrograde  ;  celui  qui  est  content  de  lui- 
même  croise  ses  mains  et  ne  fait  rien.  De  vastes  con- 
naissances, un  progrès  intellectuel,  des  inventions  même 
les  plus  ingénieuses,  le  progrès  scientifique  en  un  mot,  ne 
constituent  pas  encore  le  progrés  de  l'humanité  ;  car  tout  le 
mérite  de  la  sagesse  consiste  dans  son  application,  La  vie 
pratique,  la  vie  particulière  et  politique  de  la  société 
est  le  seul  témoignage  incontestable  du  progrès.  Si  les 
hommes  voyagent  plus  ou  moins  vite,  s'ils  se  dirigent  d'a- 
près la  boussole  ou  d'après  le  vol  des  oiseaux,  s'ils  vont 
&  l'aide  de  voiles,  de  chevaux  ou  de  la  vapeur,  s'ils  s'as- 
sassinent au  moyen  d'Armstromgs  ou  de  flèches,  s'ils 
mangent  des  glands  et  de  la  viande  crue  ou  des  huttres, 
des  araignées  et  du  fromage  aux  vers,  cela  ne  change  point 
laquestion.  Dans  tout  cela  je  ne  vois  pas  encore  de  progrès. 
Il  s'agit  de  ce  qu'a  gagné  la  morale,  la  dignité  humaine. 
L'homme  a-t-il  conquis  ses  droits?  Non  pas  en  théorie, 
non  dans  les  livres  et  les  traités,  mais  dans  la  vie.  Est-il 


—  LIT  — 

libre,  c'est-à-dire  libre  d'erreur,  de  sottise,  d*orgueîl,  de 
toutes  sortes  de  passions  et  de  riolence?  Y  a-t-il  une  dif- 
férence entreVattitude  raick  de  l'Européen  semblable  en 
présence  de  son  monarque,  à  une  corde  tendue  et  la  pro- 
sternation devant  l'empereur  chinois  ?  Est-ce  que  les  mil- 
lions de  volumes  européens  ont  introduit  une  justice 
plus  grande  dans  la  société  que  les  livres  énormes  écrits 
par  les  sages  Chinois?  Est-ce  aux  Chinois  à  nous  envier 
ou  devons-nous  leur  porter  envie  ? 

Les  empires  chinois  et  indien  sont  d'autant  plus  inté- 
ressants pour  nous,  qu'ils  appartiennent  à  l'antiquité  la 
plus  reculée  et  qu'ils  nods  présentent  parfaitement  les 
traits  de  l'humanité  lors  de  son  développement  pri- 
mitif. Les  institutions  religieuses  et  sociales  des  Chinois 
et  des  Indiens  sont  plus  caractéristiques  que  celles  des 
autres  nations,  caf  elles  nous  donnent  l'idée  des  premiers 
efforts  de  l'esprit  humain.  La  physionomie  de  ces  deux  na- 
tions, dont  je  viens  de  donner  un  aperçu  général,  est  plus 
ou  moins  connue  de  tout  le  monde  ;  j'ai  voulu  néanmoins 
appeler  l'attention  sur  ce  point  inconte«itable,  c'est  que  la 
société  européenne  actuelle  n'a  fait,  dans  la  vie  pratique, 
aucun  progrès  qui  soit  proportionné  à  l'espace  de  temps 
écoulé  depuis  le  premier  âge  de  l'humanité  jusqu'à  nos 
jours,  ni  aux  vastes  conquêtes  faites  par  la  raison. 
^  Le  retour  de  la  société  aux  mêmes  erreurs  et  défauts, 
les  misères  et  les  malheurs  humains  ne  sont  pas,  comme 
on  le  croit,  la  destinée  de  l'humanité,  mais  sont  les  ré- 
sultats d'une  seule  et  même  cause  dont  l'anéantissement 
dépend  de  notre  volonté. 


—  u  — 


PRINCIPAOC   OBSTACLES  AU  PBOCBiS 

Manque  d'un  principe  absolu.  —  La  rupture  des  rapports  dans  1<| 
idées  de  l'homme  donna  à  son  esprit  une  direction  anormale.  — 
Obéissance  à  des  erreurs  est  servitude.  —  D'où  vient  le  oonse^- 
vaiisraet—  Qu'est-ce  que  la  civilisation?  -«-  Quel  est  le  problème 
de  la  philosophie  nouvelle?  —  La  discorde  entre  les  savants 
divisa  les  nations  et  renforça  le  despotisme*  —  Le  mal  est 
venu  de  l'Asie.  -^  Idées  religieuses  des  Chinois,  des  Indiens 
et  des  chrétiens.  —  Judaïsme.  —  La  volonté  des  ministres  est 
une  autanté*  —  Notions  du  droit.  -^  Système  diplomatique. 

Admettre  qne  rhumanité  soit  condamnée  à  tourner 
continuellement  dans  un  grand  cercle,  h  croître,  à  pro- 
gresser et  à  tomber  en  décadence,  puis  à  renaître,  à 
monter  et  à  déchoir  de  nouveau,  croire  qu'elle  soit  des- 
tinée à  un  mouvement  monotone,  symétrique  et  conti- 
nuel, ce  serait  dénier  à  Tesprit  humain  toute  activité, 
en  contester  même  Fexistence,  reconnaître  le  fatalisme, 
réduire  Vhomme  au  rang  des  êtres  les  plus  vils. 

S'il  est  exact  qu'on  ait  vu  jusqu'à  présent  et  qu'on 
voit  aujourd'hui  encore  se  répéter  dans  la  société  les 
mêmes  erreurs  et  les  mêmes  défauts  qu'il  y  a  des  mil- 
liers d'années,  il  ne  s'ensuit  point  qu'il  en  doive  tou- 
jours être  ainsi.  Ce  n'est  pas  une  preuve  suffisante  que 
l'humanité  n'ait  à  espérer  mieux.  Que  deviendraient  les 
efforts  humains?  qui  aurait  le  courage  d'en  tenter  désor- 
mais s'il  ne  devait  en  rien  rester  un  jour?  Que  seraient 
donc  la  puissance  de  la  raison,  et  le  progrés  lui-même  si 
rhumanité  ne  pouvait  se  perfectionner,  sinon  des  paroles 
vides  de  sens?  La  société  se  réengage  dans  de  vieilles 
ornières  parce  que  l'esprit  humain  l'y  ramène,  comme 
8^1  s'enfermait  de  lui-même  dans  un  cercle  ensorcelé  ; 
mais  ce  n'est  point  la  destinée  de  l'esprit  ni  celle  de 
l'humanité.  L'esprit  humain  ne  possède  pas  encore  assez 
de  force  pour  se  frayer  une  pouvelje  route  et  pour  la  faire 


—  vn  — 

prendre  à  l'humanité,  il  n'a  pas  trouvé  les  moyens  d'ap- 
pliquer ses  conquêtes  à  la  vie  pratique. 

La  raison,  à  la  recherche  des  vérités  qui  pourraient 
diriger  la  société,  rejeta  avec  mépris  et  condamna  cer- 
tains principes  qui  lui  paraissaient  incompatibles  avec  les 
besoins  de  Thumanité,  sans  considérer  plus  sérieusement 
s'ils  étaient  bons  ou  mauvais  et  sans  songer  quHls  pou- 
vaient être  mal  appliqués;  car  le  meilleur  grain  ne  prend 
pas  sur  un  sol  mal  cultivé  ou  ne  porte  que  des  fruits 
chétifs.  Souvent  la  raison  s^éloigne  de  la  réalité  en  pour- 
suivant des  apparences  et  laisse  échapper  les  vérités 
qu'elle  est  sur  le  point  d'atteindre  pour  courir  après  un 
fantôme  qui  flatte  ses  vues  personnelles.  C'est  pour  cela 
que  dans  tous  les  systèmes  philosophiques  et»  sous  leur 
influence,  dans  toutes  les  institutions  sociales  les  mêmes 
idées,  et  par  conséquent  les  mêmes  qualités  et  les  mêmes 
défauts,  se  répètent  continuellement  depuis  des  siècles. 
On  a  presque  toujours  cherché  des  vérités  fondamenta- 
les dans  la  pensée,  dans  la  théorie,  dans  l'abstraction. 
Les  inventions  des  divers  philosophes  sont  une  source 
inépuisable  pour  les  recherches  de  cette  nature.  C'est 
pourquoi  l'esprit  des  savants  s'y  complaît,  tandis  que  la 
vie  réelle,  véritable,  palpitante  disparaît  à  leurs  yeux. 
Par  une  étrange  aberration  les  hommes,  qui  voyaient  le 
mal  dans  la  société,  n'y  cherchaient  de  remède  que  sur  le 
champ  du  savoir  et  n'y  puisaient  que  ce  qui  le  plus  souvent 
engendra  des  erreurs.  Et  en  effet,  si  des  recherches  phi- 
losophiques s'appuyèrent  quelquefois  sur  des  bases  vraies» 
les  raisonnements  les  plus  sages  restèrent  sans  profit 
pour  la  société  ,  parce  qu'on  n'indiqua  point  les  moyens 
de  les  appliquer,  et  que  la  société  n'eût  aucune  possibilité 
d'en  tirer  parti. 

En  passant  en  revue  cette  foule  de  rêveries  diver- 


—  lYIl  '— 


868,  on  trouYe  que  les  hommes  ne  se  bornèrent  pas  à 
publier  leurs  idées,  mais  que  très-souvent  ils  érigèrent 
une  absurdité  en  système.  Il  se  trouva  des  gens  qui  s*em* 
parèrent  avec  avidité  des  nouvelles  opinions.  En  édi* 
fiant  un  système  nouveau  ils  y  igoutaient  leurs  chimères 
et  de  cette  manière  ils  multipliaient  le  nombre  d*er- 
reurs.  c  Dans  aucune  branche  de  sciences  ~-  dit  Buckle 
—  il  n'y  a  eu  tant  de  mouvement  que  dans  la  métaphy- 
sique, et  nulle  part  on  ne  trouve  moins  de  progrés. 
En  tout  pays  civilisé,  les  gens  supérieurs  se  sont  occupés 
de  recherches  métaphysiques  ;  cependant  leurs  systèmes 
nonHseulement  ne  se  sont  pas  approchés  de  la  vérité, 
mais  ils  s'en  sont  éloignés  de  plus  en  plus  en  proportion 
du  développement  général  des  connaissances.  La  rivalité 
continuelle  des  écoles  ennemies,  l'emportement  de  leurs 
défenseurs  et  la  présomption  exclusive,  non  philosophique, 
avec  laquelle  chaque  école  soutenait  sa  méthode,  ont  jeté 
les  études  intellectuelles  dans  un  chaos  qu'on  peut  seule- 
ment comparer  au  galimatias  religieux  imaginé  par  les 
théologiens.Par  suite ,  toute  la  métaphysique  à  peu  d*excep- 
lions  près,  ne  renferme  pas  un  seul  principe  qui  soit  d'une 
importance  et  d'une  vérité  incontestables.»  L'auteur  cite 
Berkeley  qui  s'exprime  ainsi  :  «  En  général  je  suis  capa- 
ble de  croire  que  la  plupart  des  difftcultés  qui  nous  em- 
pêchent nous,  philosophes,  d'élargir  nos  études  et  qui  en- 
combrent le  chemin  des  connaissances,  proviennent  de 
notre  faute.  Nous  remuons  d'abord  de  la  poussière  et 
puis  nous  nous  plaignons  de  ne  rien  voir.  »  (Vol.  I, 
p.  141.) 

Suivant  cet  auteur,  la  profonde  étude  du  développe* 
ment  intellectuel  dans  l'humanité  entière  ou  tkisterisme 
philosophique  examinant  la  réalité  des  mouvements  so- 
ciaux, est  le  seul  vrai  système  qui  parviendrait  à  péné* 


trer  la  vérité.  D'un  oôté  il  place  1«8  moralistei,  lei  théo- 
logiens et  les  métaphysioiens,  de  l'autre  les  naturalistes, 
et  donne  la  préférence  aux  historiens  sayants  et  impar- 
tiaux, affirmant  que  ceux-ci  seulement  sont  à  même  de  dé*- 
oottvrir  desyérités  incontestablest  Sans  nul  doute^  toutes 
les  recherches  d'après  une  pareille  méthode  présentent 
une  garantie  de  l'infaillibilité  des  coniectures  ;  car  elles 
unissent  l'action  de  la  pensée  avec  Texperience  pratique 
appujée  sur  le  témoignage  de  faits  éloquents  qui  s'élèrent 
dans  rhistoire  de  l'humanité  comme  des  monuments  éter» 
nels. 

Quoiqtl'att  milieu  des  querelles  séculaires  des  philoso- 
phes,  de  nourelles  vérités  soient  sorties  du  choc  d'idées 
contraires,  les  sciences  sociales  devaient  nécessairement 
rencontrer  de  grands  obstacles.  C'est  pour  cette  raison  que 
Torguiisme  politique  i  se  développant  sous  rinfluenoe 
d'idées  généralement  reçues,  mais  qui  n'avaient  rien  de 
stable,  renferma  on  lui  des  vices  qui  se  firent  douloureu- 
sement sentir  aux  nations^ 

Lorsque  l'esprit  humain,  conscient  de  sa  force,  depuis 
longtemps  mais  particulièrement  depuis  trois  siècles,  em* 
ploya  toute  son  énergie  à  briser  les  liens  qui  l'enchaî- 
naient, la  société,  refusant  de  rester  stationnaire,  fit  plus 
d'un  pas  en  avant.  Ce  mouvement  coûta  beaucoup  de  sang 
et  beaucoup  de  victimes.  Une  force  irrésistible,  une 
force  donnée  par  Dieu  k  la  nature  de  l'homme,  poussait 
l'humanité  au  progrès.  Tel  qu'un  fleuve  débordé,  l'es* 
prit  de  l'homme,  en  vertu  de  la  loi  immuable  de  la  nature, 
a  avancé  et  avance  toigours,  mais  il  n'a  pas  encore  trouvé 
le  lit  qui  lui  convient.  A  chaque  pas  il  rencontre  d'énormes 
résistances.  Ilbrise,  il  renverse  les  unes^  d'autres  aussitôt 
se  dressent.  Alors,  préparant  un  nouveau  débordement, 
il  recueille  de  nouvelles  forces,  franchit  les  obstacles, 


—  U3t  — 

puis  arrêté  dereohef  dans  son  élan,  il  reoommsnoe  uns 
latte  encore  plus  acharnée. 

Plus  d*une  fois  les  peuples  ont  fait  sentir  par  un  ébranle- 
ment vigoureux  leurs  forces  gigantesques,  plus  d'une  fois 
ils  voulurent  atteindre  de  leurs  bras  titaniques  les  droits 
qu*on  leur  a  enlevés  par  ruse  ou  par  violence.  Des  tor^ 
rents  de  sang  et  de  larmes  inondaient  la  terre;  des  mil- 
lions de  têtes  tombaient  en  invoquant  la  vengeance  du 
ciely  et  des  millions  de  vivants  criaient  au  secours,  deman- 
dant la  vérité,  la  lumière.  Des  tjrans  périssaient  sous  les 
coups  du  désespoir.  Leurs  successeurs  ne  cédaient  pas. 
Les  martyrs  succombaient  pour  la  liberté.  Partout  le 
glaive  remplace  Tautorité  de  la  loi  ;  partout  hjpoorisie, 
mensonge,  servitude  ;  tous  les  jours  la  société  offire  de 
nouvelles  victimes  t.. . 

Combien  en  meuri*il  avec  la  conviction  qu'ils  com- 
battent pour  la  vérité  l..«  £t  la  lutte  dure  to^)oar8;  car  à 
côté  de  Tesprit  qui  cherche  la  lumière  et  le  bien  de  Thu'- 
manité,  VesprU  du  malt  a  étendu  sa  domination,  Tesprit 
des  ténèbres  et  de  Tégoïsme. 

Une  confusion  de  Babel  règne  dans  les  esprits  ;  il  rCy 
a  pas  une  idée  souveraine  pour  guider  et  éclairer  notre 
grand  pèlerinage.  C'est  là  la  première  et  la  principale 
ndson  des  misères  de  l'humanité.  Les  principes  tombent 
en  ruine  Tun  après  l'autre  ;  oe  qu'on  b&tit  ai^jourd'hui, 
on  le  détruit  demain;  ce  qui  est  sacré  aujourd'hui,  est 
bientôt  proscrit  et  foulé  aux  pieds.  Un  petit  nombre  de 
penseurs  ont  découvert  les  vérités  immuables,  dont  ils 
ont  enrichi  le  domaine  du  savoir  humain  ;  mais  la  foule, 
agissant  après  eux,  les  a  dénaturées,  les  a  faussées  dans 
leur  application ,  et  les  principes  les  plus  beaux,  sous  la 
main  de  gens  ignorants  ou  méchants,  furent  changés  en 
fondements  débiles,  sur  lesquels  s'élèvent  aujourd'hui  des 


—  ut  — 

édiâoes  chancelants.  L*hamanité,  placée  aux  pieds  de  ces 
systèmes  qui  menacent  ruine,  sent,  yoit môme  le  danger; 
la  seule  pensée  du  fardeau  qui  doit  lui  tomber  sur  la  tête 
Tefiraje  ;  elle  est  accablée,  saisie  de  vertige  à  la  vue 
déformes  monstrueuses,  anormales,  elle  souffre  elle- 
même  de  ce  que  le  progrès  ne  suive  pas  une  voie  natu- 
relle, elle  secoue  ses  membres  enchaînés  par  des  liens 
innombrables ,  elle  s'efforce  quelquefois  de  conserver 
Téquilibre,  de  s'emparer  du  gouvernail  de  ce  navire, 
que  les  pilotes  conduisent  dans  des  gouffres,  au  milieu 
de  tempêtes  continuelles  ;  mais,  ballottée  de  tous  cétés, 
après  des  efforts  inutiles,  elle  se  laisse  diriger  vers  les 
écueils  par  les  passions,  ou  bien  elle  succombe,  en  gémis- 
sant, courbée  sous  le  poids  trop  lourd  de  l'oppression, 
se  préparant  à  une  nouvelle  lutte,  dans  un  repos,  tran- 
quille en  apparence,  mais  réellement  terrible. 

Les  ténèbres  entourent  la  société  ;  ce  n'est  que  sur  les 
sommets,  invisibles  à  la  foule,  que  brillent  de  petites  lu- 
mières disparaissant  dans  la  nuit  qui  embrasse  un  mil- 
liard de  la  population  du  globe.  Des  masses  innombrables 
d'hommes  errent  dans  ce  chaos,  où  la  lumière  n'a  point 
d'accès  et  où  l'on  voit  briller  misérablement  de  petits  feux 
phosphoriques  que  la  nuit  seule  protège.  Cette  lueur  £bu}- 
tice  tient  l'humanité  dans  l'erreur;  l'obscurantisme  s'é- 
tend ,  sous  le  masque  hypocrite  de  la  civilisation  ;  il 
viole  les  vérités  les  plus  saintes,  les  droits  les  plus  sa- 
crés de  l'homme.  Sur  des  ruines  se  renouvelant  sans  cesse, 
brille  une  vieille  idée  servile;  parée  d'ornements  nou- 
veaux, elle  charme  l'humanité,  l'attire  à  elle,  l'entratne, 
l'exalte,  l'engloutit;  et  les  sens  assourdis  n'entendent 
plus  la  voix  suprême  ;  la  vue  éblouie  ne  voit  plus  les  lois 
éternelles  inscrites  avec  le  sang  du  Sauveur  sur  la  croix 
du  Golgotha, 


—  UCl  — 

Faute  d*im  principe  qui  pourrait  être  reconnu  par  tous, 
faute  d*une  idée  conductrice,  un  désordre  chaotique, 
qui  ne  cesse  d'attirer  sur  Thumanité  des  malheurs  in- 
calculables, règne  dans  toutes  les  opinions  de  la  so- 
ciété. 

DieUfThomme  et  la  nature  qui  Tenvironne  ont  été,  dès 
Vorigine  des  temps,  le  triple  objet  de  recherches  sans  fin. 
L'homme,  cet  anneau  intermédiaire  entre  Dieu  et  la  na- 
ture, composé  de  deux  éléments  :  étant  comme  esprit  une 
partie  de  Dieu,  comme  corps  une  partie  de  la  nature,  dont 
il  est  le  couronnement^  placé  dans  un  double  rapport  avec 
le  monde  spirituel  etmatériel,|éyeillesans  nul  doute  notre 
plus  grande  curiosité.  Formant  une  société,  luttant  éter- 
nellement, marchant  toigours  vers  un  avenir  inconnu,  par 
sa  nature  même,  il  cherche  continuellement  les  moyens 
de  définir  son  existence  dans  son  séjour  actuel;  il  cherche 
la  cause  de  tout  ce  qu'il  voit  avec  sa  vue  physique  et  in- 
tellectuelle; il  aspire  à  améliorer  sa  position  sur  la  terre; 
il  veut  pénétrer  l'avenir.  Par  cela  même,  deux  idées 
principales  occupent  l'esprit  de  Thonmie:  le  monde  spiri- 
tuel, divin,  ou,  comme  on  rappelle  ordinairement,  le 
ciel,  et  le  monde  matériel,  visible,  terrestre.  Toute  sa 
force ,  toute  Tactivité  de  sa  pensée  ont  pour  but  d'appro- 
fondir ces  deux  objets,  de  définir  sa  situation.  De  là  toute 
la  masse  des  sciences  humaines  se  divise  en  deux  branches 
principales  :  les  recherches  sur  la  commuTiau^e  de  Thomme 
avec  Dieu,  oulaAefi^n,  etlesrecherches  s  ur  les  relations 
de  l'homme  avec  des  créatures  qui  lui  sont  égales,  avec 
le  monde  visible,  avec  toute  la  nature  qui  l'entoure,  avec 
tout  ce  que  comprend  l'étude  des  choses  terrestres,  et 
que  Ton  pourrait  nommer,  dans  un  sens  très-étendu, 
science  universelle,  ou  Politique»  L'union  de  la  reli- 
gion et  de  la  politique  est  le  problème  de  la  philosophie. 
T.  I.  d. 


^  tttï  — 

Lds  recherches  de  Thomme  sur  lui-^méme,  sur  8â  per^ 
sonne,  doivent,  &  cause  de  sa  nature  double  et  de  ses 
relations  doubles,  porter  sur  le  monde  spirituel  et  maté- 
riel. L'homme  par  son  existence  embrasse  tout  et  sou* 
met  tout  à  Tautorité  de  la  pensée.  Une  chaîne  interml* 
nable  dont  se  composent  Tunirers,  les  mondes  visibles  et 
invisibles,  entoure  rhumanité  entière.  Ainsi  tous  les  an-* 
neaux  des  deux  mondes  sont  en  rapport  inânl  entre  enx^ 
11:^  se  complètent  Tun  l^autre,  se  servent  mutuellement  et 
exercent  Fun  sur  Tautre  une  influence  oonstantei  La  di- 
rection de  notre  esprit  et  Télan  de  notre  pensée  en  sont 
la  preuve.  Lorsqu'un  de  ces  anneaux  est  briié^  Tesprli 
prend  une  direction  anormale.  C^est  Ift  le  point  cardinal 
qu'il  ne  faut  pas  oublier.  Mais  quelques-'unsf  aveuglés 
par  un  faux  raisonnement^  ont  essayé  de  prouver  que 
Thomme  ne  diifére  des  êtres  inorganiques  que  par  la 
construction  de  son  corps;  ils  ont  nié  rexiitence  de 
rame,  et  oonduant  de  \k  que  le  monde  est  seulement 
matériel,  ils  ont  propagé  la  foi  danê  le  droù  de  la  forcé 
p/fj/êiquif  dam  le  droit  du  plus  fort.  Bans  foire  attention 
que  ces  idées,  nées  il  y  tt  des  siècles  dans  des  cerveaux 
malades  ou  faibles,  ont  été  renversées  de  fond  en  comble 
par  des  gens  dont  la  pensée  était  saine,  ils  ne  cessent  de 
troubler  les  tétee  faibles  avec  leurs  arguties  dignes  de 
pitié  I  Ce  sont  ceux  qui  ne  rougissent  pas  d'appartenir 
A  récole  dite  matérialiste»  école  d'esclaves!...  L'envie  de 
rompre  les  relations  de  l'homme  avec  le  monde  spirituel > 
envie  hostile  à  sa  nature  même,  évoqua  la  défense  des 
lois  naturelles  violées.  La  lutté  qui  en  résulta  engen« 
dra  des  partis  innombrables  qui  tombèrent  dans  les 
extrêmes.  Ceux  qui  croyaient  trop  &  leur  raison  ao^- 
ceptèrent  aveuglément  tout  ce  qu'ils  trouvèrent  dans 
la  pensée;  oeux  qui  ne  croyaieiit  pas  ii  la  raison  ho- 


—  uxn  — 

mtdnê  déponUlènent  la  pengée  de  tonte  autorité»  et  ora- 
rent  irréyooableœent  h  leurs  sens  ou  bien  ft  ce  qa*on  leur 
ordonnait  d'envisager  comme  une  vérité  incontestable. 
DelA  naquirent  le  fanatUme^  sous  deux  formes  diffé- 
rentes, et  Yempiriême. 

J'appelle  fanatisme  toute  foi  aveugle. 

Dans  la  vie  ordinaire  des  individus  et  dans  la  vie  pu- 
blique des  nations,  la  foi  aveugle  et  Texpérience  aveugle 
jouent  le  rôle  principal.  La  première  rejette  toute  expé- 
rience et  toute  autorité  digne  de  ce  nom,  la  seconde  ne 
se  soumet  pas  à  la  raison.  Ces  deux  moteurs  des  actions 
de  presque  toute  l'humanité  sont  tellement  et  depuis  si 
longtemps  enracinés  dans  l'organisme  social,  que  le  mé- 
canisme  politique  obéit  entièrement  soit  à  l'un  soit  4 
Tautre,  soit  aux  deux  à  la  fois»  On  trouve  dans  la  foule 
d'idées  et  de  théories  philosophiques,  qui  apparaissent  le^ 
un  es  après  les  autres  se  renversant  mutuellement,  depuis 
vingt-cinq  siècles  :  d'un  cété  la  raison  voulant  par  elle- 
même  approfondir  les  rapports  de  l'homme  avec  Dieu  et 
avec  tout  ce  qui  concerne  le  monde  présent  et  futur  ;  de 
Tautre  :  la  foi  s'en  tenant  k  ce  qu'elle  a  puisé  dans  les 
livi-es  dont  le  ramassis  se  nomme  ordinairement  lotience, 
sans  s'inquiéter  quelle  est  l'autorité  des  traditions  scien- 
tifiques. 

Mais  l'autorité  suprême,  où  est-elle?  N'est-ce  pas  dans 
la  nature,  dont  les  lois  sont  éternelles  et  immuables? 
N'est-ce  pas  là  que  la  raison  doit  chercher  un  appui? 
Notre  tâche  ne  oonsiste-t-elle  pas  à  trouver  l'explication 
des  lois  qui  doivent  diriger  l'humanité? 

D'un  côté,  la  raison  se  reconnaît  elle-même  comme 
autorité,  et  trop  souvent  ce  n'est  que  la  fantaisie  qu'elle 
prend  pour  son  arbitre  absolu;  de  l'autre,  on  donne  le 
nom  d'autorité  ft  une  docirim  ordonnant  de  croire  à  «# 


—  ixnr  — 

qn*elle  enseigne.  Mais  la  raison,  qui  est  angourdliui  une 
aatorité  pour  elle-même,  Tout  établir  son  autorité  par- 
tout et  la  faire  reconnaître  de  tout  le  monde.  Celui  qui 
croit  aveuglément  en  elle  peut  être  dans  la  même  erreur 
que  celui  qui  ne  consulte  la  raison  en  rien.  La  foi  aveu- 
gle peut  avoir  de  là  deux  formes  différentes  :  une  con- 
fiance sans  bornecf  dans  notre  propre  raison,  et  une  con- 
fiance illimitée  en  tout  ce  que  prétendent  les  autres.  Si 
nous  accordons  trop  de  confiance  à  notre  propre  raison, 
nous  commettons  un  péché  de  foi  aveugle  en  nous- 
mêmes;  si  nous  nous  en  rapportons  trop  à  la  raison  de 
quelqu'un,  nous  pouvons  également  tomber  en  erreur, 
tout  comme  si  nous  ne  consultions  point  la  raison.  Mai- 
gré  cela,  les  gens  qui  attribuent  à  la  raison  une  autorité 
sans  appel,  quoiqu'ils  ne  fassent  autre  chose  que  de  s'im- 
poser à  eux  et  aux  autres  une  foi  aveugle,  appellent  une 
pareille  méthode  de  raisonner  rationnelle,  et  tout  ce 
qu'ils  bâtissent  sur  cette  base  rationalisme. 

Attendu  que  personne  ne  veut  se  refuser  la  raison, 
l'oppresseur  en  a  tout  aussi  bien  que  Topprimé,  le  ty- 
ran que  l'esclave.  Sous  le  manteau  du  rationalisme  on 
voit  donc  tous  les  systèmes  et  toutes  les  théories  qu'ont 
pu  créer  l'égoïsme  on  les  passions,  même  la  déraison  la 
plus  grossière.  Divagation  est  souvent  nommée  raisonne- 
ment. 

L'un  des  buts  les  plus  importants  de  ce  qu'on  appelle 
le  rationalisme  a  été  et  est  jusqu'à  présent  le  renverse- 
ment de  la  religion.  Rien  ne  peut  mieux  seconder  la 
violence,  rien  ne  sert  mieux  à  l'asservissement  de  l'hu- 
manité. 

D'un  autre  côté,  les  ennemis  avoués  ou  occultes  de  la 
raison  se  sont  efforcés  de  détruire  complètement  l'auto- 
rité de  la  pensée  pure,  saine  et  libre  de  l'homme,  croyant 


—  IXY  — 

ùâre  beaucoup  de  bien  à  l'humanité  en  tenant  Tesprit 
dans  un  état  d'hébétement  stupide,  en  propageant  la  foi 
dans  une  foule  de  miracles  et  de  choses  étranges,  les 
unes  plus  absurdes  que  les  autres,  auxquelles  on  donna  le 
nom  de  religion.  Cette  ardeur  mal  comprise  dure  jusqu'à 
présent.  En  faisant  de  Thomme  un  instrument  ssms  vo- 
lonté, elle  contribue  à  son  esclavage.  Le  blâme  en  ceci 
revient  principalement  au  clergé  catholique. 

Ces  deux  voies  aboutissent  par  conséquent  au  fanatis- 
me. Une  obéissance  absolue  à  la  raison,  qui  n'admet  rien 
sauf  ce  qu'elle  invente,  est  une  'foi  aussi  déraisonnable 
qu'une  obéissance  absolue  à  la  foi  qui  admet  tout  sans,  ex- 
ception. Qu'est-ce  qui  nous  garantit  que  la  raison  ne  se 
trompe  pas?  Pouvons-nous  nous  y  lier  complètement? 

De  même  qu'il  j  a  le  fanatisme  de  la  foi,  il  y  a  aussi  le 
fanatisme  de  l'incrédulité.  C'est  une  foi  exagérée  en  soiy  en 
son  infaiUibUité, 

Des  pr^ugés  qui  en  résultent,  les  uns  se  développent 
sur  Je  champ  du  fanatisme,  s'aidant,  soit  de  la  raison,  soit 
de  la  foi;  les  autres,  au  contraire,  méprisent  également 
la  raison  intellectuelle  et  la  foi,  et  ne  se  soumettent  qu'à 
l'expérience,  à  ce  qu'ils  peuvent  comprendre  à  l'aide  des 
sens,  de  la  raison  empirique.  Un  pareil  empirisme  prend 
aussi  la  forme  de  la  foi  aveugle;  il  n'est  rien  autre  chose 
qu'une  foi  absolue  dans  l'expérience  des  sens,  et  enfin 
dans  les  observations  individuelles.  Il  rencontre  néces- 
sairement le  fanatisme.  Les  extrêmes  finissent  toigours 
par  se  toucher. 

Dans  toutes  ces  directions,  on  trouve  un  si  grand  nom- 
bre de  préjugés  et  de  préventions,  qu'il  n'y  a  que  le 
changement  radical  des  idées  et  l'établissement  de  prin- 
cipes sains  et  clairs  qui  puissent  les  détruire  ou  au  moins 
les  modifier.  Gela  demande  beaucoup  de  temps  sans  au- 

d« 


—  txvi  — 

enn  doote,  mais  fl  fant  commencer.  Ponp  ne  9*étre  patf 
entendu  sur  les  bases  fondamentales  de  la  rie  sociale,  on 
voit  les  erreurs  augmenter,  les  idées  vraies  trouvera  cha- 
que pas  des  obstacles  à  se  répandre,  la  lutte  continuer  sons 
différentes  formes,  aujourd'hui  au  nom  de  telle  Idée,  de- 
main au  nom  de  telle  autre.  Et  la  société,  au  milieu  d^un 
chaos  dMdées  contraires,  au  lieu  d'avancer  d'un  pas  sftr  et 
hardi,  trébuche,  marche  ft  tâtons,  se  fatigue  et  se  noie 
dans  les  ténèbres  et  la  misère,  sans  pouvoir  même  aper- 
cevoir les  auteur?  de  son  malheur,  sans  pouvoir  décou* 
vrirla  cause  du  mal.  Les  faux  prophètes  et  les  gens  de 
routine  jouent  le  même  rôle  que  les  antres  fenatiques. 

Les  préjugés  de  toutes  sortes,  soit  qu'ils  proviennent  de 
la  foi  aveugle  ou  de  l'incrédulité,  que  j^ai  appelée  la  foi 
dans  sa  propre  infaillibilité,  sont  devenus  une  telle  habi- 
tude, se  sont  tellement  infiltrés  dans  le  sang  de  l'huma- 
nité, se  sont  tellement  emparés  des  esprits,  que  pour  beau* 
coup  ils  sont  un  besoin,  une  condition  indispensable  de  la 
'  vie,  une  seconde  nature.  La  plus  grande  partie  des  gens 
induits  en  erreur  ne  s^aperçoi  vent  pas  que  ces  besoins  sont 
illusoires,  que  cette  nature  est  infirme,  que  ce  qui  leur 
paraît  une  condition  nécessaire  de  la  vie  est  un  symptôme 
de  maladie  ;  ils  ne  comprennent  pas  que  la  foi  qui  a  les 
yeux  bandés  conduit  à  l'immobilité  dans  les  régions  des 
ténèbres,  et  que  l'empirisme,  lorsqu'il  n'est  pas  éclairé 
par  le  llambeau  d'une  pensée  élevée,  libre,  connaissant 
sa  portée  et  sa  force,  conduit  à  des  idées  fausses,  à  dee 
conjectures  erronées,  à  la  misère. 

Les  résultats  de  cet  antagonisme  sont  incalculables. 
LVhéisme  d'on  côté,  le  supranaturalisme  de  l'autre,  sè- 
ment la  méfiance  et  la  haine.  Souvent  les  passions  les 
plus  hideuses,  étajées  par  de  pareilles  idées,  surgissent 
dans  la  vie  publiqueet  exercent  une  grande  influence  sur 


—  tXTn  — 

la  société.  Ce  n^est  pourtant  antre  ohose  que  servitade, 
que  soumiaion  voltmiaire  à  Verrewr^  &  moins  que  ce  ne 
8oH  le  signe  d'un  manque  d'énergie  suffisante  pour 
épurer  sa  pensée.  De  pareilles  dispositions  de  gens 
occupant  un  certain  rang  dans  la  yie  publique  sont  la 
source  de  bien  des  maux  universels.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
dangereux  pour  Thumanité  que  la  deiirueti&n  de  la  base 
morale  on  la  corruption  de  Tesprit  de  moralité.  Le  fa- 
natisme rationnel,  de  même  que  Tempirisme,  qui  finit 
par  le  matérialisme,  la  détruil;  le  fanatisme  surnaturel 
corrompt  Tesprit  de  vérité.  Ceux  qui  prétendent  que 
\eê  hommes  peuvent  se  passer  de  religion,  que  la  raison 
leur  suffit,  ne  sont  pas  sains  d'esprit,  ou  parlent  d'une 
humanité  composée  de  eréattH*es  idéales.  Ceux  qui  disent 
que  la  religion  doit  être  soutenue  au  moyen  du  charlata* 
nisme  trompent  les  hommes,  se  trompent  eux-mêmes  et 
font  tort  à  la  religion.  Les  coryphées  de  toutes  les  classes 
de  la  société  et  de  toutes  les  conditions,  induisent  en  er- 
reur, ordinairement  dans  leur  «propre  intérêt,  ceux  qui 
leur  sont  moralement  ou  matériellement  soumis,  ces  mil- 
liers d*esclaves  enlacés  d'idées  serviles,  de  raisonne- 
ments faux,  d'institutions  vicieuses,  d*usages  absurdes, 
d'exemples  pernicieux,  de  tout  cet  échafaudage  de  doc- 
trines perverses  introduites  dans  la  vie,  incompatibles 
avec  les  lois  divines. 

L'esclavage  de  la  pensée,  qu'il  résulte  d'une  obéissance 
absolue  à  la  raison,  ou  du  rejet  complet  de  son  autorité, 
est  également  de  l'obscurantisme.  Une  lumière  excessive 
dont  l'éclatn'est  pas  tempéré,  en  éblouissant  la  vue,  em- 
pêche aussi  bien  de  voir  que  le  manque  de  lumière.  Il  en 
est  de  même  des  facultés  de  l'esprit.  Malgré  les  extrêmes 
dans  lesquels  tombent  ordinairement  ceux  qui  dirigent 
la  société,  les  uns  et  les  autres  sVfforcent  de  gagner  de 


Tautorité.  Les  uns  et  les  autres  yeulent  passer  pour  in-> 
faillibles,  et  ils  veulent  établir  d'après  leurs  idées  indivi- 
duelles le  système  religieux,  le  système  de  la  morale  uni- 
verselle, en  un  mot,  tout  ce  qu'il  j  a  de  plus  grand  au 
monde;  les  uns  en  s'appujant  exclusivement  sur  la  rai- 
son et  rejetant  toute  foi,  les  autres  donnant  à  tout  la  foi 
comme  base  et  rejetant  tout  raisonnement. 

Quelle  misère,  quel  triste  état  de  la  société,  puisque 
les  hommes  dépendent  de  cette  lutte  où  gouvernent  or- 
dinairement les  passions  les  plus  viles!  Qu^elles  sont  fu- 
tiles les  forces  de  la  raison  puisque,  depuis  tant  de  siècles 
qu'elle  s'efforce  de  détruire  la  foi,  jusqu'à  présent  elle  n'a 
pu  y  parvenir,  ni  convaincre  personne  !  N'est-ce  pas  là 
une  preuve  que  la  foi  ne  peut  être  aucunement  détruite  ? 
Quoi  qu'il  en  soit,  les  esprits  servilement  soumis  à  leurs 
idées  de  prédilection,  étendent  par  leurs  théories  leur 
despotisme  sur  la  société,  et  ne  lui  permettent  pas  de  dis- 
tinguer d'après  le  développement  naturel  des  idées  et  des 
sentiments,  ce  qui  lui  e^  bon  et  ce  qui  lui  est  nuisible. 
Voici  comment  il  j  a  des  gens  qui,  semblables  aux  mar- 
tyrs de  la  roue  d^Ixion,  enchaînés  par  les  relations  so- 
ciales, baissent  la  tête  avec  humilité  devant  des  idées 
auxquelles  ils  sont  habitués,  et  ne  savent  pas  toijgours  se 
rendre  compte  de  ce  qui  est  faux  et  de  ce  qui  est  vrai. 
C'est  pourquoi  d'autres  sont  tellement  saisis  de  crainte 
à  la  seule  pensée  de  changements,  ils  ont  une  telle 
confiance  dans  l'infaillibilité  des  meneurs  qu'ils  honorent 
de  leur  confiance,  dans  la  perfection  de  l'ordre  de  choses 
actuel,  qu'ils  n'imaginent  rien  de  préférable  au  statu 
quo  et  que  chaque  lumière  plus  forte^  montrant  plus  clai- 
rement l'état  de  la  société,  lui  indiquant  une  route  sûre, 
découvrant  d'un  côté  ses  plaies,  son  malheur,  sa  misère, 
et  de  l'autre  l'erreur,  l'hypocrisie,  l'égoïsme,  l'ignorance. 


—  Lxrx  — 

les  effiraye  et  éyeille  en  eux  le  désir  de  s^enfoncer  eneore 
plus  profondément  dans  les  ténèbres.  On  appelle  ordinai- 
rement ces  gens  des  ennemis  da  progrès^  des  rétrogrades; 
et  cependant  une  pareille  disposition  à  son  origine  dans 
la  confusion  d'idées  contradictoires  dont  aucune  n'a  en-» 
core  acquis  une  autorité  inébranlable. 

Mais  n^  a-t-il  pas  une  vérité  inyariable,  éternelle?  La 
raison  humaine  est-elle  donc  si  faible  qu'elle  ne  puisse 
distinguer  ce  qui  est  la  yérité  absolue,  réelle!  ce  qui  est 
la  base  durable  de  Texistence  de  l'humanité  f  S'il  en  était 
ainsi,  il  faudrait  douter  de  la  puissance  des  facultés  hu« 
maines.  Nous  reviendrions  à  n'avoir  plus  aucune  foi  dans 
la  raison;  nous  ne  ferions  que   renouveler  le  [système 
de  scepticisme  dont  on  retrouve  plus  d'une  apparition 
dans  l'histoire.  Il  est  temps  de  quitter  ces  vieilles  et  pro* 
fondes  ornières  creusées  par  des  siècles  de  inisère  I  L'es- 
prit supérieur,  l'esprit  philosophique  doit  viser  plus  haut 
et  s'ouvrir  de  nouvelles  voies.  Ce  que  la  raison  humaine 
a  fait  jusqu'à  présent  n'est  qu'un  essai  de  ses  forces;  et  si 
elle  n'est  pas  encore  arrivée  à  remplir  sa  mission  prin-* 
ci  pale,  si  elle  n'a  point  restitué  à  la  société  les  droits 
qui  lui  appartiennent,  si  elle  n'a  pas  su  mettre  en  pra- 
tique les  lois  suprêmes  de  l'humanité,  si  elle  n'a  pas  d^ 
livré  les  peuples  de  l'asservissement  de  l'erreur,  de  la 
violence  et  des  passions,  &ibles  sont  ses  mérites. 

Lorsqu'il  y  a  deux  siècles  Descartes  et  Bacon  frayè- 
rent une  nouvelle  route  à  la  pensée,  lorsque  ensuite  les 
illustres  philosophes  allemands  ouvrirent  une  sphère 
étendue  à  l'activité  de  l'esprit,  on  se  réjouit  de  cette  li- 
berté, et  on  proclama  l'émancipation  de  la  raison,  lui 
reconnaissant  le  droit  illimité  de  décider  de  toutes 
choses.  Ce  fut  en  vérité  un  grand  triomphe,  que  cette 
délivrance  de  la  raison  des  fers  du  moyen  âge  et  de  la 


Poutine  faôUstû|U9,  Mais  dwi  l'enthoutiMma  4«  U  joia, 
je  dipais  presque  qu'on  oublia  de  déterminer  sa  signifloSf 
tion.  1^  génie  de  Kaot,  le  premier •  aperçut  le  besoin  de 
donner  à  la  raison  une  définition  préoise.  Ceci  cependant 
n*empécha  pas  plus  tard  les  philosophes  ultérieurs  de 
sortir  des  limites  que  la  véritable  sagesse  ayait  posées 
II.  la  raison  et  de  lui  donner  un  élan  immodéré,  se  per- 
dant ^ans  rinflnit  où  les  facultés  les  plus  perçantes  de 
l'esprit  n'avaient  pas  accès,  On  commença  k  écbafauder 
des  théories  sur  des  hypothèses,  et  chaque  raison  indivi* 
dueUe  voulut  passer  pour  la  raison  suprême,  pour  la  rai* 
son  philosophique.  Chaque  petit  système  mesquin  avait 
la  prétention  d'être  la  philosophie  elle*mdme  et  proola- 
mait4es  arrêts  qu'il  regardait  oomme  infaillibles.  Pour 
que|quea-uns  ils  pouvaient  servir  d'autoritéi  mais  ils  n'é- 
taient nullement  obligatoires  pour  les  autres.  Ceux  qui 
s'étaient  soumis  à  ces  arrêts  se  perdaient  de  plus  en  plus 
dans  des  impasses,  et  à  la  fin  la  raison,  dans  le  sens  étendu 
de  ce  mot,  ne  fut  pas  généralement  reconnue  et  ne  sut  pas 
s'acquérir  l'autorité  qu'elle  devrait  avoir,  h  laquelle  elle 
a  droit.  Rien  d'étonnant,  car  ce  n'est  pas  assez  que 
la  raison  ait  seooué  le  Joug  anoieUf  il  faut  encore  qu'elle 
ne  se  soumette  pas  à  un  nouveau.  L'émancipation  ne  suf-» 
fit  pas,  il  faut  que  cette  émancipation  soit  digne  de  la 
raison,  o'est«à>^ire  que  la  raison  soit  complètement /)uri 
et  libre.  » 

En  attendant,  la  pensée  humaine,  dans  un  élan  immo« 
déré,  ayant  par  sa  nature  même  une  sphère  illimitée,  se 
perdait  dans  un  abîme  d'idées  abstraites.  La  raison  se 
laissa  capter  par  une  foule  d'erreurs  auxquelles  elle  se 
soumit  de  plus  en  plus,  et,  de  libre,  devint  psolave.  Pion** 
gée  dans  des  sphères  abstraites,  elle  perdit  de  vue  son  but 
principal.  La  société  vivante,  la  vie  pratique  de  Thu- 


—  tixt  — 

ffiâ&ité,  leê  eondltioDfi  lûdispens&bles  dô  non  ôtltUiioé 
devinrent  en  quelque  sorte  pour  là  rftison  une  quéfttion 
8é(k)ndàiré.  On  ne  comprit  pas  les  beBoinê  innée  de  VhomnM, 
ses  droits  ;  on  les  oublia  complètement. 

Ce  qu'exigeait  la  raison  no  répondait  pas  m%  besoins 
de  la  société  ;  ce  qui  était  indispensable  à  la  tie  de  la  so- 
ciété ne  s*accordait  pas  arec  les  idées  abstraites  de  la  rai« 
■on.  De  la  cette  confusion  d'idées  contradictoires  qui  dis^ 
tin^e  particulièrement  le  dit-neutiéine  8ldole<  De  ce 
désordre  comme  d'une  bourbe  sans  fond  découlent  tant 
de  ruisseaux  chétifs.  De  là  ces  luttes  interminables^  ajant 
pour  objet  des  choses  temporelles  et  éternelles^  prirées 
et  publiques,  le  faux  et  le  vrai.  Tout  ce  que  Tesprit  hu« 
ittaln  a  orée  s'est  réuni  at^ourd'hui  dans  un  immense 
obaoSi  Nous  avons  tout  :  matérialisme,  spiritualisme^ 
athéisme,  mysticisme^  naturalisme,  panthéisme»  empi* 
Hsme,  rationalisme,  quiétisme,  théurgie«  Ces  systèmes 
engendrent  de  nouveau  des  théories  politiques  Innombra^* 
blés,  et  la  société  en  souffre  comme  par  le  passé« 

Malgré  une  pareiUe  agitation  de  la  pensée,  ou  plutôt  k 
cause  de  cette  agitation  fébrile,  Thumanité  marche  dans 
les  ténèbres,  car  ses  parties  principales,  ses  classes  infé- 
rieures, se  meuvent  ou  dans  l'obscurité,  ou  dans  une  fausse 
lumière.  Le  soleil  de  la  vérité  n'éclaire  pas  tous  les  coins 
de  la  terre,  et  l'Europe  qui  est  fière  de  sa  civilisation  en 
retire  moins  de  fruits  que  les  autres  contrées  i  Ce  qu'an 
Appelle  ordinairement  civilisation  n'est  qu'un  vernis,  une 
éducation  superfloielle,  un  petit  vestibule  du  grand  tem- 
ple de  la  sagesse*  Les  hommes  que  Ton  nomme  civilisés, 
offrent  quantité  de  nuances  choquantes,  recouvertes 
â*tin  lustre  brillant  qui  empêche  de  pénétrer  au  fond 
de  leur  esprit.  Plaçons-les  comme  un  tableau  que  nous 
voudrione  examiner  soue  un  jour  pouvant  mettre  à 


—  LXXII  — 

nu  leurs  défauts,  et  nous  ne  découvrirons  en  eux  qu'une 
ignorance  grossière ,  nous  les  verrons  incapables  de  dé- 
chiffrer les  premières  lettres  de  Talphabet  nécessaire  pour 
comprendre  le  catéchisme  de  la  science  suprême. 

n  7  a  môme  des  savants  qui  ne  sont  pas  éclairés»  On 
peut  posséder  beaucoup  de  connaissances  et  n'être  pas 
éclairé  si  Tidée  de  la  vérité  n*sgoute  sa  lumière  aux  tr.é- 
sors  acquis  par  la  science.  Dans  la  société  d*£guourd*hui, 
les  gens  instruits,  les  savants,  le?  demi-savants,  et  ceux- 
là  même  qui  ne  le  sont  pas  du  tout,  se  considèrent  tous 
comme  des  gens  éclairés,  s'emparent  du  gouvernail  de  la 
pensée  ou  de  l'État ,  et  croient  dans  leur  présomption 
qu'ils  ont  le  droit  de  présider  aux  destinées  de  l'humanité. 
Cet  orgueil  domine  principalement  les  hommes  de  lettres, 
les  publicistes,  les  critiques  partiaux,  les  historiens 
soumis  à  l'influence  d'une  idée  fausse,  et  surtout  certains 
coryphéet  à  fausse  autorité,  gens  au  nom  retentissant,  qui 
à  l'aide  des  sophismes  de  Télôquence  et  de  procédés 
mauvais,  mais  employés  habilement,  conduisent  ceux  qui 
partagent  leur  opinion  dans  un  dédale  d'idéeis  absurdes  ou 
d'actions  blâmables. 

Une  pareille  influence  peut  être  ou  nuisible  à  Finsu 
des  propagateurs  de  doctrines  erronées  lorsqu'ils  répan- 
dent de  bonne  foi  les  idées  reconnues  par  eux,  ou 
bien  sciemment  nuisible  y  lorsque  ceux  qui  sèment  de 
mauvaises  graines  ne  croient  pas  eux-mêmes  à  ce  qu'ils 
démontrent,  et  sont  seulement  les  instruments  des  pas- 
sions qu'ils  servent  lâchement.  En  religion  dans  tous  les 
cultes,  on  trouve,  comme  en  politique,  de  ces  meneurs  qui 
sont  une  vraie  calamité  pour  la  liberté  des  nations  et  le 
progrès.  Des  gens  qui  ne  croient  point  non-seulement  à 
la  force  de  l'esprit,  mais  à  son  existence  même,  vou- 
draient voir  la  société  organisée  sur  une  base  matérielle. 


—  Lxxni  — 

d*aprés  les  principes  du  plus  fort.  D'autres  qui  donnent  à 
Tesprit  un  essor  illimité,  sans  forme  précise  et  déteiv 
minée,  qui  perdent  de  vue  la  terre,  se  rangent  de  leur 
côté  sans  s'en  apercevoir  peut-être.  Les  uns  disent  : 
a  Obéissez  au  plus  fort  et  enHchissez^vous  ;  »  les  autres  : 
Cl  Obéissez  et  souffrez,  d  De  là  naissent  tous  les  fléaux  qui 
détruisent  la  liberté  individuelle  de  Thosune  et  des  na- 
tions, tels  que  l'adoration  du  veau  d'or,  ce  matérialisme 
dévergondé,  le  communisme,  l'humanisme,  le  fanatisme 
mjstique,  les  systèmes  politiques  adoptant  pour  l'intérêt 
des  dynasties  le  principe  a  de  races,  »  c'est-à-dire  de 
peuplades  qui  n'existent  plus,  comme  le  pangermanisme^  le 
panslavisme^  etc.  :  de  là  ces  théories  infâmes  ou  stupides, 
ces  luttes  interminables,  ces  guerres  inondant  la  terre 
de  sang. 

Quelques  savants  salariés  et  philologues  du  demi* 
monde  inventèrent  des  utopies  politiques  qui  donnèrent 
lieu  à  une  polémique  passionnée.  Telle  est  entre  autres 
la  théorie  du  panslavisme.  Elle  ne  mérite  pas  d'être  re** 
levée  et  prise  au  sérieux.  La  combattre  c'est  manquer  à 
la  raison.  Elle  n'a  ni  le  sens  commun,  ni  l'histoire  pour 
base.  Il  n'y  a  plus  de  Slaves,  comme  il  n'y  a  plus  de  Gau- 
lois, de  Celtes,  de  Germains,  etc.  La  langue  slave  même 
n'existe  que  dans  les  livres  ecclésiastiques  et  n'a  jamais 
existé  dans  la  vie.  C'est  une  langue  morte  comme  le  peu- 
pie  qui  portait  jadis  ce  nom.  Il  n'en  reste  que  les  descen- 
dants qui  depuis  longtemps  se  sont  formés  en  nations^ 
dont  chacune  a  sa  propre  individualité.  Elles  devraient 
fraterniser,  dans  leur  intérêt  et  non  dans  celui  des  dy- 
nasties, au  nom  de  leur  force  vitale  d'aujourd'hui,  mais 
pas  au  nom  du  spectre  d'ancêtres  dont  Thistoire  ne  sait 
rien.  Si  l'on  adoptait  le  principe  de  races,  autant  vaudrait 
créer  un  système  politique  de  panindianisme,  panéthio^ 

L  • 


*-  txxxv  — 
fiismêy  panmongolisme  et  remonter  josqu'atix  enftmts  de 

Qu*est-ee  donc  que  la  civilisation  f  J'appelle  civilisation 
\in  état  intellectuel  tel  que  Thomme  sente  avant  tout 
qu'il  est  homme.  CeluHà  est  civilisé  qui  comprend  ses  droits  y 
r^pecte  àa  dignité  et  cannait  sa  haute  mission.  L'esclave 
qui  aime  ses  chaînes,  quelque  versé  qu'il  soit  dans  tous  les 
livres  de  la  sagesse  humaine,  ne  peut  s'appeler  civilisé, 
si  ses  raisonnements  témoignent  qu*il  est  dans  Terreur 
ou  s'il  induit  en  erreur  son  prochain,  c'estr&Hiire  B*il 
lui  prépare  la  servitude.  À  quoi  servent  toutes  les  scien- 
ces! A  quoi  bon  toute  la  sagesse,  siTélévation  de  l'homme 
n'en  est  pas  le  fruit  et  si  elle  ne  tend  pas  à  le  maintenir 
à  la  hauteur  de  sa  destinée  f  Celui  qui  ne  sait  pas  lire^ 
mais  qui  conserve  dans  sa  pureté  la  part  divine  de  sa 
nature,  celui  qui  pratique  la  vertu  et  se  trouve  libre  de 
passion  ainsi  que  de  violence^  est  plus  civilisé  qu'un  savant 
qui  se  plonge  dans  les  erreurs  et  les  passions  ou  qui  sup-> 
porte  avec  humilité  un  joug  quelconque.  La  nation  qui  est 
libre,  ou  celle  qui  ne  supporte  pas  Toppression  et  secoue 
à  chaque  moment  le  joug  qui  lui  pèse,  est  plus  civilisée 
que  la  nation  qui  fait  des  progrés  dans  des  inventions 
ayant  pour  but  la  satisfaction  de  la  vie  animale,  tout  en 
soufirant  le  despotisme  et  en  croupissant  dans  un  ignoble 
abaissement.  Car  la  nation  libre  se  compose  d'hommes^  et 
si  elle  se  gouverne  elle^méme^  elle  prouve  sa  liberté 
d'une  manière  éloquente.  Atteindre  le  plus  haut  degré 
de   la  civilisation,  c'est  se  sentir  homme  dans  toute 
la  plénitude  de  ce  mot»  Par  conséquent,  ta  civilisat%<m 
est  k  désir  de  ia  liberté  morale  et  physique  uni  à  ia 
postitHité  de  la  maintenir.  C'est  alors  que  la  vraie  lu-* 
mière  pénétre  reiListeuce  de    l'homme   qui   sent  ses 
droits,  sa  supMorité  et  son  indépendance.  La  liberté  est 


—  tttf  — 

le  droit  suprême  de  rhumanitô,  l'origine  de  tôt»  eef 
droits  ;  donc,  où  il  n'y  a  pas  de  liberté  ni  de  désir  de  la 
recouvrer,  là  il  n  y  a  pas  de  civilisation.  En  Europe,  les 
Suisses  sont  les  plus  civilisés.  Les  Français  ne  viennent 
qu'après  eux. 

Les  hommes  ainsi  que  les  peuples  ne  sont  pas  civilisés 
s'ils  possèdent  la  liberté  de  la  parole  sans  l'indépendance 
politique  et  s'ils  ne  désirent  point  la  recouvrer.  En  ce 
cas,  à  quoi  peut  leur  servir  la  liberté  de  pensée?  De 
même,  Thomme  ou  le  peuple  qui  jouit  d'une  complète  in- 
dépendance politique,  et  par  conséquent  d'une  complète 
liberté  de  la  parole,   n'est  qu'à  demi-civilisé,  s'il  abuse 
de  cette  liberté,  s'il  cède  volontairement  à  des  erreurs, 
puisque  celles-ci  conduisent  tôt  ou  tard  à  Fignorance  et 
à  la  servitude.  En  un  mot,  fapjyelle  civilisation  un  état 
de  l'homme  ou  Veaprit  et  le  corps  sont  libres  d'erreurs 
de  passions  et  de  violence. 

L'idée  de  la  vérité,  qui  est  le  but  princii>al  de  la  philo- 
sophie, dùû  pénétrer  toute  pensée  et  toute  action  humaine,  he 
problème  de  la  philosophie,  c'est  de  répandre  la  vérita- 
ble, la  plus  haute  civilisation,  donc  son  problème  con- 
siste à  trouver  des  vérités  et  des  moyens  de  les  propa- 
ger. Tout  système  philosophique  se  propose  le  même  ob- 
jet, mais  chaque  système  n'arrive  pas  à  son  but  et  le  plus 
souvent  s'en  éloigne. 

Les  doctrines  erronées  ou  partiales  de  certains  philo- 
sophes, leurs  vues  euperflcielles  ou  étroites,  donnèrent 
occasion  à  certaines  préventions  contre  la  philosophie» 
Mais  un  système  basé  sur  une  opinion  individuelle  n'est 
pas  encore  philosophie.  Si  l'idée  suprême  de  la  vraie 
philosophie  dominait  toutes  les  productions  des  sciences 
et  toutes  les  actions  de  la  société,  on  peut  être  sûr  que  la 
puissance  gigantesque  d«  rintelligence  humaine,  unis- 


sant  son  activité  à  Texpérience  pratique,  par  conséquent 
aux  matériaux  que  lui  présente  l'histoire,  rendrait  d'im* 
menses  services  à  Thumanité. 

Puisque  la  vraie  philosophie  cherche  la  vérité  absolue 
comme  hase  fondamentale  et  la  possibilité  de  l'appliquer 
à  la  vie  pratique^  donc  Tidée  de  vérité  doit  être  l'es- 
sence de  la  civilisation  universelle  et  en  constituer  Tatmos- 
phère,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi.  L'humanité  entière 
devrait  respirer  cet  air  et  s'en  nourrir,  comme  de  la  seule 
nourriture  qui  lui  donne  la  santé.  L'idée  de  vérité  doit 
être  Vâme  de  toutes  les  institutions  religieuses  et  sociales^  et 
par  cela  môme  identifiée  à  la  pensée  de  chaque  individu 
sans  exception.  Voilà  la  vraie  civilisation  philosophique. 
Trouver  l'harmonie  entre  l'homme  et  Dieu,  trouver  les 
conditions  de  notre  existence  normale,  tel  est  le  but  de 
la  vraie  philosophie. 

Nous  devons  le  progrès  actuel,  bien  que  lent  et  tardif, 
aux  notions  saines  qui  nous  ont  été  transmises  par  les 
vrais  sages.  Cependant,  faute  d'une  entente  générale  pour 
reconnaître  une  suprême  autorité  philosophique,  les 
efforts  zélés  des  savants  n'ont  pas  réussi  à  assurer  la 
somme  d'avantages  qu'on  serait  en  droit  d'attendre  de 
l'étendue  des  connaissances  théoriques.  La  Cour  suprême, 
l'autorité  unique,  ne  peut  être  que  Vintelligene  j  phUoso^ 
fhique  universelle  ou  l'union  de  toutes  les  facultés  intelleC'^ 
tuelleSf  de  toutes  les  branches  scientifiques  en  un  corps  col* 
lectif  qui  agirait  avec  unité,  L'anatomie,  la  physiologie, 
toutes  les  sciences  naturelles  et  exactes,  ainsi  que  la 
psychologie,  l'histoire,  la  jurisprudence  et  la  théologie 
de  tous  les  cultes,  doivent  se  tendre  les  mains  et  marcher 
de  concert. 

Tout  ce  qui  a  été  jusqu'à  présent  conquis  dans  la 
sphère  de  sciences  aurait  une  autre  signification  et  pro- 


carerait  à  la  société  des  avantages  plus  grands,  si  le  pro« 
grès  eût  été  développé  en  proportion  des  besoins  de  la  vie 
nniverselle.  Quand  on  étudie  les  monuments  de  Tesprit 
humain,  on  rencontre  des  découvertes  admirables,  des 
inventions  ingénieuses,  des  vérités  incontestables  ;  mais 
les  travaux  des  siècles  et  des  plus  vastes  génies  ont  été 
renversés  ou  par  des  ennemis  de  la  civilisation  ou  par  une 
direction  partiale  dans  leur  application.  On  a  complète- 
ment détruit  ou  dénaturé  les  principes  qui  avaient  tout 
droit  de  servir  de  base  aux  rapports  sociaux.  On  a  posé 
comme  des  principes  nouveaux  et  meilleurBy  les  conjectures 
d'un  raisonnemerU  faux.  Sous  leur  influence,  chaque  siècle 
avait  une  certaine  idée  de  prédilection,  et  une  génération 
légnaità  Tautre  le  malheur  et  la  misère  au  lieu  des  fruits 
de  la  science. 

La  direction  partiale  des  sciences,  qui  fut  une  consé- 
quence inévitable  de  Tengouement  exclusif  pour  telle  ou 
telle  idée,  se  montra  dans  Téducation,  donc  dans  toute  la 
vie  publique.  On  peut  dire  que  le  dogmatisme  aveugle 
s'empara  de  la  domination  de  la  société. 

Chacun  tenait  beaucoup  moins  à  la  vérité  qu*à  une 
doctrine.  Celle  qui  s*accommodait  aux  dispositions  per- 
sonnelles d'un  individu  ou  d'un  parti  fut  adoptée  comme 
infaillible.  Au  lieu  d'une  vérité  puissante  d'où  pourraient 
jaillir  toutes  les  autres,  dont  la  pureté  serait  incontes- 
table, parurent  divers  petits  systèmes  contradictoires  qui 
se  détruisaient  mutuellement.  Ce  qui  est  encore  plus 
étonnant,  c'est  qu'il  j  a  des  gens  qui  prétendent  qu'un  tel 
état  est  un  triomphe  du  rationalisme!!!  La  raison  hu- 
maine serait  bien  pauvre  si  elle  conduisait  à  de  pareils 
résultats,  et  s'il  j  avait  autant  de  vérités  qu'il  y  a  de 
têtes! 

Au  milieu  d*un  tel  chaos,  chaque  gouvernement  choisit 


poar  lai  le  système  qui  correspondait  le  mieux  à  ses  TueSi 
Etait-il  ennemi  des  droits  de  l'homme,  do  la  liberté  na-^ 
tionale,  comment  s  y  serait-on  pris  pour  le  renverser? 
Qui  pouvait  protester  contre  lui  d'une  manière  énergique 
et  décisive,  et  au  nom  de  quelle  vérité  ?  Le  système  d'é- 
ducation passa  en  beaucoup  d'Êbits  sous  la  dépendance 
directe  ou  indirecte  du  gouvernement.  La  jeunesse,  arra- 
chée des  cloîtres  du  moyen  âge,  tomba  dans  les  griffes 
plus  dangereuses  de  Tobscurité  officielle .  Les  écoles  ne 
préparaient  pas  les  citoyens  du  pays,  mais  formaient  des 
citoyens  du  monde,  CVst  ainsi  que  naquit  Thumanisme  ou 
le  cosmopolitisme,  très-commode  aux  gouvernements  des- 
potiques, de  même  qu'à  leurs  partisans,  système  qui 
n'exigeait  aucun  dévouement,  sauf  l'obéissance  aux  pou- 
voirs actuels. 

Ensuite  les  idées  qui  dominaient  dans  une  société  compo- 
sée de  gens  à  moitié  instruits,  devinrent  sous  Tinfluence 
des  institutions  religieuses  et  politiques  du  pays,  le 
credo  de  tout  le  monde.  On  pouvait  ne  pas  s'entendre  dans 
des  détails,  mais  on  restait  fidèle  aux  principes.  Des  se- 
mences jetées  dans  de  jeunes  esprits  se  développaient,  et 
dans  chaque  nation,  la  génération  qui  avait  adopté  l'idée 
que  lui  avait  inculquée  son  gouvernement  lui  obéissait 
servilement. 

De  quel  côté  que  nous  tournions  nos  regards,  nous  ren- 
controns partout  la  même  chose.  Soit  sous  le  rapport  de 
la  religion,  soit  sous  celui  de  la  politique,  les  hommes  ne 
s'attachent  pas  à  uiie  idée  vraie,  mais  ils  sont  esclaves  de 
cette  idée  qui  est  devenue  pour  eux  une  coutume.  C'est 
ainsi  que  les  mahométans  se  laissent  couper  la  tête  pour 
leur  prophète,  les  Israélites  pour  Moïse,  les  chrétiens 
pour  le  Christ,  les  catholiques  pour  le  pape,  les  protes- 
tants pour  Luther,  Calvin  et  Zwingle,  les  athéistes  pour 


~  LXXIX  — 

rinfaillibilité  de  leur  propre  raison  ;  o'est  ainsi  que  le» 
sujets  des  gouvernements  despotiques  meurent  pour 
le  despotisme,  les  républicains  pour  la  république,  les 
aristocrates  pour  leurs  privilèges ,  les  démocrates  parce 
qu'ils  sont  privés  de  privilèges. 

Et  cependant  la  vérité  existe  quelque  part  I  Toute  reli« 
gion  se  distingue  par  des  maximes  morales,  connues  de* 
puis  des  siècles,  publiées  par  les  sages  de  tous  les  peuples 
et  de  toutes  les  époques.  Tout  le  monde  le  sait  et  le  ré« 
-pète.  Mais  il  s'agit  justement  de  savoir  quel  enseigne- 
ment  conduit  tout  droit  au  but?  quel  système  doit  être  ap« 
pliqué,  et  de  quelle  manière  pour  que  la  société  entière 
en  profite  î  quelle  religion  renferme  les  principes  politi- 
ques qui  conduisent  Tbomme  k  la  liberté  et  au  bonheur? 
Toute  la  question  est  là. 

J'ai  d^à  dit  que  la  cause  principale  du  triste  état 
de  la  société  est  le  manque  d'une  idée  qui  servirait  de 
guide  et  dirigerait  tous  les  mouvements  de  l'humanité* 
La  différence  des  idées  enfanta  la  lutte  intellectuelle  qui 
se  manifesta  sur  le  champ  de  bataille.  L'histoire  de 
l'Europe  noua  présente  une  très-longue  série  de  guerres 
religieuses.  La  religion  et  la  politique  se  sont  tellement 
confondues  qu'il  est  difficile  de  distinguer  dans  ces  com- 
bats sanglants  ce  qui  appartient  &  la  religion  de  ce  qui 
est  de  la  politique.  Ceux  qui  commencèrent  les  guerres 
religieuses,  mus  par  la  passion,  oublièrent  leur  but  princi* 
pal,  et  ne  considérèrent  que  leur  propre  intérêt.  D'autres 
a^ant  levé  les  armes  au  nom  de  la  liberté  versaient  leur 
sang  pour  une  cause  dont  le  but  final  était  la  servitude, 

A  beaucoup  de  gens,  la  religion  ne  servait  que  de  pré* 
texte.  Parmi  tant  de  combats  meurtriers,  dont  les  pages  de 
l'histoire  sont  pleines,  on  rencontre  rarement  une  lutte 
soutenue  pour  la  défense  d'un  vrai  principe.  Ce  sont  les 


—  LXXX  — 

esclaves  de  Terreur  qui  combattent  le  plus  souvent  les 
uns  contre  les  autres.  La  philosophie  cherchait  à  résoudre 
à  Taide  de  la  raison  ce  que  la  religion  voulait  expliquer  à 
l'aide  de  la  foi.  On  croyait  que  la  direction  de  Tesprit, 
tendant  à  réconcilier  la  religion  avec  la  philosophie,  rap- 
porterait de  vrais  avantages.  Mais  qu'est-ce  qui  en  res- 
sortit? C'est  que  les  partis  opposés  commencèrent  une 
dispute  infinie  sur  l'autorité.  Chacun  d'eux  en  appelait  à 
un  autre  témoignage.  La  sainte  Ecriture  fut  l'autorité 
des  théologiens,  tandis  que  les  rationalistes  déclarèrent' 
formellement  n'en  reconnaître  aucune.  De  stériles  dis- 
putes arrivèrent  enfin  au  ridicule. 

Les  théologiens  pas  plus  que  les  philosophes  n'ont 
posé  de  principes  qui  puissent  servir  de  base  à  l'orga- 
nisation sociale.  On  disputait  sur  des  dogmes  et  sur  des 
mots,  plutôt  par  acharnement  et  par  opiniâtreté  que  par 
amour  de  la  vérité.  En  attendant,  les  guerres  changèrent 
de  caractère,  jetèrent  le  masque  de  la  religion  et  appa- 
rurent telles  qu'elles  étaient  depuis  un  temps  immémo- 
rial, c'est-à-dire  qu'elles  devinrent  ouvertement  une  lutte 
de  dynastie  &  dynastie,  de  violence  à  violence,  guerre 
pour  conquérir  un  trône  et  pour  étendre  une  domination. 
Depuis  des  siècles  jusqu'à  présent,  rien  n'a  changé.  Ni 
théologiens  ni  philosophes  ne  sont  arrivés  à  ce  que  la 
société  sache,  du  moins  avec  certitude,  de  quel  côté  est 
la  vérité,  lorsque  des  fiots  de  sang  coulent  dans  toute 
l'Europe. 

L'acharnement  fanatique  des  luminaires  de  la  société, 
leurs  préjugés,  leur  obstination  et  leur  partialité,  infiuant 
sur  l'instruction  publique,  non-seulement  n'aboutirent  pas 
à  rapprocher  des  idées  opposées,  mais  produisirent  un 
chaos  plus  grand,  armèrent  les  partis  les  uns  oontre  les 
autres,  provoquèrent  la  discorde  entre  les  nations,  et 


—  UXXÎ  — 

par  cela  même  aidèrent  les  gouyemements  h  renfor- 
cer leur  despotisme.  Je  suis  profondément  conyaincu 
que  ceux  justement  dont  la  t&che  fat  de  conduire  la 
société  à  la  liberté  et  au  perfectionnement  moral,  met^ 
taient  le  plus  d'obstacle  au  progrès.  Je  n'en  exclus  ni 
philosophes  ni  théologiens.  Ceux  qui  prêchent  la  religion 
de  la  raison  ne  font  pas  moins  de  mal  que  les  mystiques 
et  les  mystificateurs. 

J*ai  démontré  ci-dessus  que  le  dix-neuyième  siècle 
trouya  l'Europe,  sous  le  rapport  de  l'organisation  politi- 
que,  dans  un  état  pareil  à  celui  où  était  TAsie  il  y  a  trois 
ou  quatre  mille  ans.  Quels  sont  donc  les  fruits  de  cette 
fameuse  sagesse  humaine  ?  où  est-il  ce  progrès,  je  le  de- 
mande encore  une  fois  ?  Nikil  novi  iub  sole.  Rien  de 
nouyean  au  monde  !  Buckle  a  raison  de  dire  :  «  Aucune 
chose  n*a  subi  si  peu  de  changements  que  les  grands 
principes  dont  se  compose  le  système  entier  de  la  mo- 
rale. Faire  du  bien  aux  autres;  sacrifier  nos  propres 
désirs  à  leur  profit;  aimer  son  prochain  comme  soi- 
même;  pardonner  aux  enusmis;  tenir  ses  passions  en 
bride;  honorer  ses  parents;  respecter  le  pouvoir  légi- 
time, telles  sont  les  maximes  de  la  morale.  Elles  sont 
connues  depuis  des  milliers  d'années,  et  tous  les  débats, 
les  sermons,  les  homélies,  tous  les  écrits  et  publications 
des  moralistes  et  théologiens  de  l'univers  n'y  ont  pas 
ajouté  une  seule  lettre.  Même  le  système  moral  du  Nou- 
veau Testament  ne  nous  donne  aucune  maxime  qui  ne  fût 
déjà  depuis  longtemps  énoncée.  Chaque  savant  sait  par- 
falteifient  que  quelques-uns  des  passages  les  plus  beaux 
qu'on  trouve  dans  les  épitres  des  apôtres  sont  extraits 
des  œuvres  des  écrivains  païens.  Cela  n'est  point  une  ob- 
jection faite  au  christianisme  ;  au  contraire,  c'est  un  mo- 
bile et  un  encouragement  d'autant  plus  grand  h  remplir 


les  commandements  religieux  ;  car  cela  nous  pronve  da 
quelle  manière  étroite  et  par  queUe  affinité  rensei- 
gnement du  grand  fondateur  du  christianisme  s'at- 
tache à  la  direction  morale  de  Thumanîté  de  toutes  les 
époques.  »  {Sup7*a  cit.) 

En  quoi  avons-nous  profité  des  débats  philosophiques  et 
des  doctrines  théologiques  depuis  dix-neuf  siècles  ?  Ni  les 
vertus  ni  le  bonheur  des  hommes  d*à  prosent  ne  sont 
plus  grands  que  dans  les  temps  anciens.  La  sphère  des 
idées  s*est  étendue  et  les  besoins  ont  augmenté  ;  mais  la 
société  ne  trouve  pas  assez  de  moyens  pour  réaliser  ces 
idées  etsatisfaire  ses  besoins.  Est-ce  la  faute  des  sciences? 
Pourtant  elles  nous  donnent  tout  ce  qu'il  faut  pour  le  per- 
fectionnement moral  de  Thomme,  pour  sa  paix  et  son 
bonheur.  Est-ce  la  faute  de  la  société?  G*est  la  faute  de 
ceux  qui  la  dirigent,  qui  ne  savent  jusqu'à  présent  trouver 
les  moyens  de  réaliser  les  lois  éternelles,  les  suprêmes 
principes  de  la  morale,  et  qui  ne  savent  pas  introduire  la 
justice  dans  Torganisme  général  de  la  société.  Je  le  ré- 
pète :  La  vraie  philosophie  doit  unir  T homme  avec  Dieu^  la 
politique  avec  la  religion  (1). 

De  toutes  les  sciences  et  de  tous  les  principes  religieux 
les  hommes  n*ont  pris  que  la  lettre  morte,  leur  son  et  leur 
forme  vide  sans  être  pénétrés  de  leur  esprit.  C'est  une 
chose  bien  triste  que  l'aveugle  imitation  et  l'obéissance  ft 
la  routine  qui  romontent  à  l'époque  de  rcnfanco  sociale  ; 
c^est  bien  désolant  que  la  raison  humaine  qui  usurpe  tiint 
d'autorité  et  s^attribue  une  telle  infaillibilité  n'ait  pas  su 
y  remédier!  • 

ri)  On  a  souv(Mit  confondu  la  religion  avec  la  philosophie  ot  la 
poiitiijnc  ï»n  tombant  toujours  dans  les  cxtrômos.  Je  vais  essayer 
de  présenter  le  christianisme  au  point  de  vue  politique  (comme  on 
le  verra  plus  loin),  en  ce  qui  se  rapporte  exclusivement  au  but  ter- 
restre de  la  religion. 


—  Lxxxm  — 

* 

Ce  qui  est  bon  n'a  pas  disparu  et  s'est  conservé  au  sein 
de  la  nature  de  l'homme.  Dans  l'état  primitif  de  l'huma- 
nité, on  rencontre  l'élan  de  lanature  chaste  vers  le  bien. 
Le  mal  est  passé  traditionnellement  de  l'Asie  en  Europe,  ^ 
et  la  ciyilisation  anormale  n'a  su  que  corrompre  les  prin- 
cipes moraux. 

Nous  avons  vu  oinlessus  que  les  règles  données  par 
Confuoius»  au  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ,  com- 
mandaient/a  ;iiérf20(TiVe  et  la  restriction  des  besoins^  afin 
de  diriger  la  société  vers  le  travail  utile.  Les  hommes 
ont  changé  ces  régies  en  principes  d'égoïsme.  Le  chris* 
tianisme  prescrit  aussi  de  pareilles  maximes,  cependant 
on  les  rencontre  très-rarement  dans  la  pratique  du  monde 
chrétien.  Elles  existent  dans  des  livres,  en  théorie;  elles 
n'existent  pas  dans  la  vie.  Là  où  on  les  a  appliquées  elles 
dégénérèrent  en  égoîsme  monstrueux,  contraire  aux  prin- 
cipes du  christianisme. 

Ge  qu'on  appelle  utilité,  développée  chez  les  Chinois, 
règne  presque  dans  toute  l'Europe,  surtout  en  Angleterre, 
en  Hollande  et  en  Allemagne.  En  apparence  c'est  une 
qualité,  mais  au  fond  elle  n'est  qu'une  abominable  ten- 
dance à  satisfaire  les  besoins  vils  de  l'homme-animal  sans 
se  soucier  des  besoins  moraux.  Ce  qu'on  appelle  esprit 
pratique  en  général  n'est  que  sa  caricature,  la  dégra- 
dation de  la  dignité  humaine.  C'est  une  passion  pour  des 
profits  matériels,  un  mépris  des  nobles  élans  et  des  buts 
élevés,  une  indifférence  pour  tout  ce  qui  n'a  aucun  rap- 
port avec  les  aisances  de  la  chair^  avec  le  confort,  un 
abaissement  à  la  vie  animale,  et  par  cela  même  un  déta- 
chement du  monde  pénétré  de  l'esprit  divin.  liCS  nations 
qui  ont  pris  une  pareille  direction  jouissent  momenta- 
nément du  bien-être,  mais  elleë  exercent  une  influence 
nuisible  sur  les  destinées  de  la  société  entière.  En  flattant 


-r*  LXXXIY  — 

exclusivement  les  besoins  matériels,  elles  font  obstacle 
au  progrès  intellectuel.  Et  cependant  ce  sont  celles-là  pré- 
cisément que  Ton  nomme  les  plus  civilisées. 

Cet  esprit  pratique  est  le  caractère  principal  de  la  so- 
ciété actuelle,  le  trait  le  plus  frappant  de  sa  physionomie, 
et  dans  le  mouvement  général  il  tient  le  premier  rang. 
Sous  le  souffle  de  ses  passions,  occupé  exclusivement  de 
l'intérêt  matériel,  Thomme  transige  avec  la  conscience  et 
réduit  les  principes  moraux  àdes  formes.  En  les  observant, 
il  se  croit  acquitté.  Par  suite  d'une  pareille  direction  gé- 
nérale de  la  société,  l'activité  intellectuelle  est  étouffée  ; 
les  devoirs  communs  des  uns  envers  les  autres  se  bornent 
aux  convenances.  Les  buts  plus  élevés  ont  disparu  ;  le 
sifflement  de  la  vapeur  et  le  bruit  des  rouages  ont  rendu 
muette  la  voix  de  la  conscience.  N*est-il  pas  évident  que 
c'est  le  résultat  du  mauvais  emploi  des  sciences? 

Les  rationalistes  se  sont  plongés  dans  les  sphères  abs- 
traites, cherchant  une  échelle  de  plus  en  plus  haute  pour 
leur  raison  et  croyant  soulager  de  cette  manière  la  so- 
ciété dans  quelques  milliers  d*amiées  ;  le  clergé  catholi- 
que à  son  tour  s'est  borné  à  observer  strictement  les 
formes  qui,  à  son  avis,  constituent  exclusivement  la 
religion  et  qui  doivent  conduire  un  jour  l'humanité  au 
ciel  ;  le  clergé  oriental  adore  Dieu  dans  le  monarque  ;  le 
clergé  protestant,  après  avoir  commencé  par  protester, 
finit  par  nier  et  devint  négatif. 

De  même  que  les  Brahmanes  ne  se  soucient  guère  de 
comprendre  Tessence  de  la  prière,  de  même  aussi  certains 
chrétiens  n*en  font  pas  grand  cas.  Il  leur  est  permis  de 
dire  des  oraisons  sans  pensée,  sans  un  sentiment  plus  pro- 
fond, même  à  rebours,  comme  les  Indiens  le  pratiquent , 
pourvu  qu'ils  récitent  de'longs  pater,  par  dizaines  et  par 
centaines,  des  rosaires,  des  ^chapelets  et  autres  inven- 


—  LXXXV  — 

tions  de  robflcurantisme  du  moyen  âge»  commandées 
par  le  clergé  contrairement  à  renseignement  du  Christ. 

D*aprôs  Confucius,  Thomme  doit  tendre  à  la  victoire  de 
Tesprit  sur  le  corps;  suivant  Laokiune,  c'est  un  des  plus 
grands  mérites  que  de  refréner  ses  passions.  Le  christia- 
nisme appuie  aussi  toute  sa  sagesse  pratique  sur  les  mêmes 
bases.  Le  Sauveur  a  pvéché  ces  vérités  et  il  a  de  plus  ni- 
diqué  les  moyens  d'y  atteindre.  Ses  paroles  sont  restées 
sans  effet  comme  la  voix  qui  crie  au  milieu  d'un  désert. 
Les  rationalistes  les  expliquent  à  leur  manière,  et  au  nom 
a  de  la  libre  conscience  »  ils  oppriment  Pâme  en  la  jetant 
dans  un  abîme  de  bassesse,  en  la  rendant  esclave  des 
sottises  et  des  passions  ;  les  théologiens  de  leur  côté  puri- 
fient la  conscience  à  l'aide  de  longues  prières,  de  confes- 
sions continuelles  et  de  signes  magiques!... 

Selon  Brahma,  le  bonheur  consiste  dans  une  contem- 
plation paisible  de  la  divinité,  dans  une  méditation  con- 
tinuelle sur  Dieu.  Le  Christ,  au  contraire,  ordonnait  le 
travail,  le  dévouement,  Taction  et  disait  :  a  Ceux  qui  me 
disent  :  Seigneur^  Seigneur,  n'entreront  pas  tous  au 
rojaume  des  ci  eux;  mais  celui-là  seulement  j  entrera 
qui  fait  la  volonté  de  mon  Père.i^  Le  clei^é  des  divers  cultes 
propage  la  doctrine  de  Brahma. 

La  vie  humaine,  suivant  le  Brahmanisme,  est  une  peine 
et  une  tendance  à  une  perfection  de  plus  en  plus  haute. 
La  vie  humaine,  d'après  l'enseignement  du  Christ,  est  une 
transition  vers  le  monde  divin,  mais  pour  atteindre  ce 
point  de  perfectionnement,  la  charité,  le  dévouement  à 
son  prochain  sont  les  conditions  essentielles.  Les  clergés 
desdifTérenles  croyances  sèment  la  discorde  et  la  haine 
parmi  les  hommes. 

Les  Brahmanes  évitaient  le  moindre  péché  avec  autant 
de  soin  que  le  crime  le  plus  grand,  et  leur  vie  consistait 


—  LXXXVI  — 

dans  une  méditation  et  une  prière  continuelles.  Chez  le 
clergé  chrétien  on  trouve  des  choses  tout  à  fait  contraires. 

Les  beaux  principes  introduits  par  Bouddha  Gautama 
furent  corrompus,  de  même  que  le  Brahmanisme  primitif, 
par  des  réformateurs  ultérieurs,  par  des  commentateurs 
et  des  doctrinaires.  Les  principes  du  christianisme  furent 
dénaturés  par  des  mystiques  et  des  «fanatiques^  par  Luther 
et  Calvin,  par  des  magiciens  et  des  demi-savants. 

Le  quiétisme  des  fanatiques  de  la  secte  bouddhique,  la 
mortification  la  plus  sévère,  le  jeûne  jusqu*a  la  mort,  la 
flagellation,  la  mutilation  volontaire,  toutes  les  souf-* 
frances  que  Ton  s'impose  à  soi-même,  trouvent  jusqu'à  nos 
jours  des  imitateurs  parmi  les  chrétiens  d'autant  plus 
portés  vers  les  superstitions  du  paganisme,  qu'ils  croient 
par  des  sacrifices  moins  importants  s'acquitter  de  devoirs 
beaucoup  plus  graves  et  plus  utiles. 

En  Chine  on  tolère  toutes  les  croyances  ;  les  clergés  des 
divers  cultes,  comme  ceux  de  Confucius,  de  Laotsee  et 
de  Fo  y  vivent  en  parfait  accord.  En  Europe  les  mi-* 
nistres  protestants  haïssent  les  prêtres  catholiques,  et 
ceux-ci  ne  supportent  pas  le  clergé  des  autres  confessions. 
Avant  c'étaient  les  catholiques  qui  persécutaient  les  pro- 
testants, maintenant  ces  derniers,  ainsi  que  les  sohisma- 
tiques,  persécutent  oeux-là  partout  où  ils  peuvent  le 
faire. 

Les  Indiens,  il  y  a  quatre  mille  ans,  prononcèrent  le 
dernier  mot,  plein  de  la  sublime  sagesse  philosophique  : 
qu'on  ne  peut  au  moyen  d'aucune  faculté  de  notre  esprit 
imaginer  Dieu  le  créateur,  parce  qu'il  est  l'être  inconce- 
vable. Les  rationalistes  de  toutes  les  époques,  jusqu'à 
nos  jours,  voulant  absolument  être  plus  savants  que  les 
Indiens,  prétendent  une  fois  que  Dieu  est  la  nature,  puis 
une  autre  fois  qu'il  est  le  monde  ou  le  soleil,  ainsi  de 


—  uGCZtn  — 

suite*  En  général,  les  chrétiens  n'ont  pas  en  pour  l^Être 
suprême  un  respect  aussi  scrupuleux  que  les  païens  à 
l'époque  de  leur  civilisation  primitive.  Ils  se  représentent 
Dieu  le  père  sous  Taspeot  d'un  vieillard  à  barbe  blanche, 
le  Saint-Esprit  sons  la  forme  d*nne  colombe,  en  leur 
prêtant  des  attributs  que  les  esprits  ignorants  prirent 
pour  la  ûgure  matérielle  et  réelle  de  la  divinité. 

Lorsque  Tindolenoe  intellectuelle  ou  la  mauvaise  vo- 
lonté ont  adopté  seulement  le  squelette  de  toutes  les 
sciences,  après  avoir  rejeté  Tosprit  qui  les  animait,  il  n'y 
a  rien  d'étonnant  que  les  bases  fondamentales^  absolument 
nécessaires  à  la  vie,  aient  été  renversées. 

Il  y  a  plus  de  trente  siècles  le  judaïsme,  et  après  lui  le 
boudhisme  depuis",  vingt-cinq  siècles,  proclament  que  les 
hommes  sont  égaux.  Jésus-Christ  versa  son  sang  en 
témoignage  de  cette  vérité,  en  indiquant  sur  quoi  doivent  se 
baser  l'égalité  et  rameur  du  prochain.  Le  siècle  dernier 
croyait  l'avoir  découverte  le  premier,  et  le  dix-neuvième 
élève  des  monuments  à  ce  principe  en  lui  imposant  des 
chaînes  1 

Toute  la  doctrine  judaïque  est  pleine  des  principes  de 
l'égalité  et  de  la  fraternité.  Je  cite  ici  quelques  passages, 
pris  mot  à  mot  dans  divers  livres.  «Sans  une  union  fra- 
ternelle avec  d'autres  individus,  Thomme  n'atteindra  ja- 
mais le  but  élevé  auquel  le  créateur  l'a  destiné  »  (Sepume), 

a  On  comprend  par  amour  du  prochain  l'inclination  et 
la  bienveillance  envers  tous  les  hommes,  sans  différence  de 
nation  et  de  religion;  car  le  principe  de  cet  amour  consiste 
dans  la  ressemblance  de  V homme  avec  Dieu  et  dans  la  solli- 
citude de  tous  pour  le  bim  commun»  {Seyfer  Habris).aAgi8 
envers  tous  les  hommes  comme  envers  ton  père,  ton  frère 
et  ton  fils.  Nous  adorons  et  aimons  le  premier,  nous  avons 
de  l'amour  pour  le  second ,  et  on  a  de  la  pitié  pour  un 


—  LXXXVIII  — 

faible  enfant  n  (Ben  Hameleck  Wehanasifr).  c  Qae  ta  ma« 
niére  d*agir  envers  tout  le  monde  soit  d'après  le  môme 
principe ,  savoir  :  d'après  les  règles  de  la  bonté  et  de  la 
probité.  Cela  s'appelle  marcher  sur  la  route  divine  »  {Rai- 
baçy  2).  a  Nous  sommes  les  enfants  du  même  Dieu  unique, 
donc  le  bien  de  notre  prochain  doit  nous  intéresser  au- 
tant que  le  nôtre  propre  t  {Aben  Ezra  Kedvszim).  «  Il  est 
injuste  dehaïrquelqu'un  pour  les  opinions  desa  crojance» 
(Ocer  Nechmod),  a  L'accomplissement  des  règles  exté- 
rieures du  culte,  sans  observer  les  règles  de  la  morale, 
n'a  aucune  valeur»  {Ibidem),  Telle  est  l'essence  du  vrai 
judaïsme. 

Les  chrétiens  actuels,  de  quel  rite  qu'ils  soient,  ne 
peuvent  être  comparés  aux  premiers  confesseurs  du 
christianisme  ;  ils  ressemblent  aux  païens  en  ignorance  et 
en  fanatisme,  en  tout  ce  qui  est  mauvais;  quant  au  bien, 
ils  sont  au-dessous  du  judaïsme.  Je  viens  de  dire  qu'il  ne 
reste  au  catholicisme  ainsi  qu'à  l'Église  orientale  que 
la  forme  ;  on  ne  trouve  ni  forme  niespnt  dans  le  protestant' 
tisme.  La  société  marchant  sur  la  route  du  rationalisme 
n'a  pas  fait  de  grands  progrès;  elle  s'est  éloignée  de  l'en- 
seignement du  Christ  malgré  les  doctrines  soi-disant 
chrétiennes.  C'est  le  judaïsme  seul  qui  a  conservé  sa  pu- 
reté intacte  ;  il  ne  se  mêlait  pas  aux  disputes  religieuses, 
gardait  la  dignité  qui  convient  à  la  sagesse,  surmontait 
pacifiquement  les  erreurs  et  le  fanatisme  des  sectes  qui 
sortaient  de  son  sein;  c'est  pourquoi  les  Israélites,  bien 
que  dispersés,et malgré  la  persécution  qu'ils  subissentdans 
beaucoup  de  pays,  composent  partout  une  nation  puis- 
sante par  sa  force  morale,  par  sa  tradition,  par  l'amour 
de  la  nationalité,  par  sa  concorde  exemplaire  et  la  pureté 
des  mœurs.  Le  progrès  a  vu  les  membres  de  cette  nation 
marcher  sur  toutes  les  routes,  et  il  lui  doit  même  beaucoup 


—  LXXXIX  — 

de  célébrités,  beaucoup  de  génies  qui  se  sont  distingués 
dans  toutes  les  branches  des  sciences  et  des  arts.  Il  j  a  des 
exceptions  d'intolérance,  mais  celles-là  ne  font  que  con- 
firmer la  règle  générale.  Le  fanatisme  de  quelques  rabbins 
sème  la  discorde  parmi  les  membres  de  la  société  et  mine 
cette  belle  institution  religieuse;  mais  c*est  le  fruit  du 
progrès  faussé. 

Qu'est-ce  qui  a  donné  aux  juifs  cette  force  que  tant  de 
siècles  n'ont  pu  ébranler,  cet  art  de  conserver  tous  les 
éléments  de  la  rie?  C'est  le  maintien  de  la  famille^  cette 
base  principale  et  unique  de  l'existence,  ce  rocher  immo- 
bile sur  lequel  se  fonde  tout  l'édifice  social;  c'est  le  main- 
tien de  tout  ce  qui  constitue  la  nationalité.  Cette  nation 
reste  intacte,  elle  est  le  sanctuaire  de  Fidéal  de  la  patrie. 
Cet  amour  de  la  patrie  antique  consistant  dans  l'isole- 
ment au  milieu  d'autres  nations,  ne  peut  positivement 
suffire  avec  le  progrès  du  temps.  L'idéal  de  la  patrie 
chrétienne,  moderne,  exige  un  service  pour  l'humanité 
entière,  au  moyen  de  Taccomplissement  harmonieux  des 
devoirs  attachés  aux  parties  individuelles  de  ia  société, 
et  s'il  le  faut,  au  moyen  d'un  dévouement  pour  tout  le 
monde,  par  la  lutte  déclarée  au  nom  des  principes  sa- 
crés, par  la  mort  même  sur  la  croix,  comme  le  Christ. 
Mais  où  les  juifs  trouveraient-ils  aujourd'hui  une  pareille 
patrie  avec  l'esprit  pur,  chrétien  ?  Partout  des  États  f  Les 
patries  se  sont  changées  en  monarchies,  en  duchés,  en 
principautés;  partout  le  fanatisme  d'une  foi  déraisonnable 
ou  d'une  incrédulité  stupide;  partout  la  théurgie  ou  l'a- 
théisme I  Le  catholicisme  ne  s'est  pas  délivré  des  supers- 
titions du  moyen  Âge  ;  le  schisme  oriental  est  une  andro- 
lâtrie;  le  protestantisme  pourri  s'est  divisé  en  autant  de 
sectes  qu'il  y  a  de  tètes,  et  ne  voulant  pas  reconnaître  le 
pape,  se  soumet  à  rautorité  du  premier  prédicateur 


—  xc  — 

yena;  le  prétendu  rationalisme  a  miné  la  morale  en  dé* 
truisant  tout  sans  avoir  rien  établi.  La  tâche  de  la  civili* 
sation  philosophique  est  de  rétablir  Tordre  dans  cette 
vraie  confusion  de  Babel  qui  rogne  aiyourd'hui.  Les  Is- 
raélites ne  seront  pas  sans  doute  les  derniers  à  connaître 
la  véritable  lumière,  s*ils  ne  devancent  les  antres  sur  la 
route  du  progrès,  puisqu'ils  ont  de  telles  ressources  de 
nationalité  qui  ont  soutenu  leur  vie  pendant  quarante 
siècles. 

C*est  en  vain  que  le  prétendu  rationalisme  arbore  la 
drapeau  de  son  pouvoir.  Quelle  est  l'autorité  d'aujour- 
d'hui? 

Sur  les  ruines  des  principes  religieux  que  le  faux  ratio* 
nalisme  renversa  et  que  les  théologiens  ne  surent  paa 
conserver,  sauvant  la  forme  sans  s'occuper  de  Tessence^^ 
surgît  le  mauvais  esprit^  Tesprit  de  la  violence  et  dea 
conquêtes. 

Les  prétendus  philosophes,  occupés  de  disputes  théo- 
logiques, sont  parvenus  à  chasser  la  religion  de  quel* 
ques  recoins  de  la  terre,  mais  ils  n'ont  pas  chassé  les 
tyrans.  De  même  qu'en  Chine,  la  religion  n*est  en  Europe 
qu'une  politique  des  souverains.  La  croyance  reconnue 
pour  infaillible  est  celle  qui  ûatte  les  intentions  du 
monarque.  Excepté  en  France,  on  persécute  dans  presque 
tous  les  pays  de  TEurope^  sans  en  exclure  même  la  Suisse, 
ceux  qui  ne  professent  pas  la  religion  adoptée  par  le  gou* 
vernement.  Les  juifs  sont  partout  envisagés  comme  des 
parias. 

On  ne  livre  plus  les  corps  à  la  dent  des  bêtes  féroces 
comme  à  l'époque  des  empereurs  romains,  on  ne  brûle 
plus  personne  sur  des  bûchers,  mais  on  a  inventé  de 
nombreux  moyens  de  martyriser  l'esprit  à  l'aide  d'in- 
trigues cachées,  de  manœuvres  astucieuses,  de  (dédains 


—  XCI  — 

officiels,  à  Taide  de  gravures,  de  caricatures  et  de  chica- 
nes de  toutes  sortes  (1). 

Puisque  la  liberté  des  nations  n'a  pu  être  sauvée  ni  par 
la  philosophie  ni  par  la  théologie,  la  barbarie  et  le  des- 
potisme asiatiques  se  sont  empai'és  de  l'Europe  entière. 
Le  mauvais  esprit  venant  depuis  longtemps  de  l'Asie, 
s'incarnait  dans  des  individus  que  l'histoire  nomme  héros, 
tels  que  Nemrod,Cjrus,  Alexandre  de  Macédoine,  tels  que 
quelques  sénateurs  et  consuls  romains,  que  le  rusé  Fia- 
minius,  Émilius,  Munimius,  Jules  César;  enfin  cet  esprit 
asiatique  s'identifia  avec  les  empereurs  d'Allemagne,  qui, 
héritiers  de  la  couronne  romaine,  songeaient  aussi  à 
conquérir  le  monde.  Mais  jamais  il  ne  reprit  tant  de 
forces  que  lorsque  la  scission  s'accomplit  entre  la 
philosophie  et  la  théologie,  entre  la  raison  et  la  foi. 
n  est  vrai  que  la  raison  fut  forcée  de  briser  les  chaî- 
nes qui  l'opprimaient  ;  elle  se  détacha  des  murailles 


(!)  On  ne  saurait  ttier  qu'une  complète  tolérance  religieuse  existe 
eu  France.  Cependant  dana  les  provinces  où  la  population  est  ca- 
tholique et  protestante  la  conduite  astucieuse  dos  ministres  protes- 
tants surpasse  toutes  les  anciennes  menées  des  Jésuites.  Il  faut 
rnndre  cette  justice  que  les  protestants  jouissent  de  la  paix  sous  lo 
îçouvemcment  du  roi  Victor-Emmanuel.  On  ne  peut  aussi  rien 
reprocher,  sous  ce  rapport,  à  l'empereur  d'Autriche.  Dans  d'autres 
pays,  où  règne  le  protestantisme,  comme  en  Angleterre  et  surtout 
en  Prusse,  ainsi  que  dans  Tcmpire  moscovite,  les  catholiques  sont 
exposés,  comme  on  le  sait,  i\  aes  persécutions  terribles.  On  peut 
HQ  faire  une  idée,  d'après  les  journaux  de  18G3,  de  ce  qui  se  passe 
dans  les  pays  despotiques.  En  Suisse,  à  B/lle,  où  le  tiers  de  la  po- 
pulation professe  la  religion  catholique,  quelques  milliers  de  per- 
sonnes ont  formé  une  procession  en  ville.  A  la  léte  fut  mis  le 
pape,  sous  forme  d'écrevisse,  entouré  d'emblèmes  ignominieux.  Sur 
îfis  murailles  de  l'église  catholique  on  posa  des  caricatures  indé- 
centes. Dans  ce  pays  il  est  interdit  aux  catholiques  de  sonner  les 
cloches,  de  faire  des  processions,  de  célébrer  les  enterrements  en 
public.  C'est  une  honte  pour  la  nation  suisse  et  pour  la  civilisa- 
tion. Les  rationalistes  sont  indifférents  aux  persécutions  religieuses. 
Myopes  intellectuels!  ils  ne  voient  pas  que,  dans  toute  rÈuropo, 
c'est  l'âme  du  peuple  que  l'on  torture.  Ne  ressemblent-ils  pas,  par 
ieor  tang-firoid  coupable,  aux  féroces  Torquemada? 


—  xcn  — 

de  couvenis  auxquelles  elle  était  clouée,  mais  elle  ne  ga- 
gna pas  le  ciel  et  se  suspendit  dans  les  nuages  idéologi- 
ques. Le  seizième  et  le  dix-septième  siècles,  qui  ont  vu 
rémancipation  de  la  raison,  étaient  aussi  les  siècles  de 
Charles  V  et  de  Louis  XIV,  C'est  de  cette  époque  que 
date  le  système  de  Téquilibre  politique  des  trônes  et  que 
s*ouyre  pour  les  nations  un  abtme  de  malheurs;  dès 
lors  s'étendit  généralement  la  domination  des  minisires. 
De  Ximenez  à  Metternich,  à  Palmerston  et  à  Bismark 
Thistoire  de  TEurope  n'est  pas  celle  des  nations^  mais 
celle  des  ministres  occupés  à  soutenir  les  familles  dynas- 
tiques. Aussitôt  que  les  conquêtes  des  monarques  tendant 
à  Tasservissement  de  TEurope  et  celles  a  des  grands  hom- 
mes »  furent  terminées,  parut  la  coalition  sous  divers 
aspects.  Il  y  avait  tant  de  grands  hommes  qui  voulaient 
dominer  l'univers,  que  les  ministres  résolurent  d'accéder 
à  des  traités  et  de  faire  des  alliances  dans  leurs  inté- 
rêts communs. 

Le  réseau  diplomatique  de  l'union  dei  gouvernements 
embrassa  toute  la  société  européenne.  On  a  miné  l'au- 
torité de  la  religion  ;  la  philosophie  ne  sut  pas  gagner 
de  crédit;  la  politique  s'éleva  au-dessus  de  Tune  et  dû 
l'autre. 

Conformément  à  l'esprit  traditionnel  des  conquêtes  et 
des  institutions  séculaires  asiatiques,  perfectionnées  d'a- 
bord par  le  a  droit  romain  »  et  puis  par  celui  de  l'Allema- 
gne, les  ministres  introduisirent  tout  ce  qu'ils  crurent  de 
nature  à  soutenir  les  dynasties  sur  les  trônes.  Le  carac- 
tère chinois  prévaut  jusqu'à  présent  dans  presque  toutes 
les  institutions  officielles  de  l'Europe.  Le  souverain  tient 
pour  la  forme  sa  main  sur  le  gouvernail;  en  vérité,  c'est 
le  premier  mandarin  qui  le  dirige.  Les  rames,  agitées  par 
d'autres  ministres  et  par  des  mandarins  inférieurs^  font 


—  xaii  — 

aller  le  navire,  non  dans  la  direction  indiquée  par  les 
voyageurs,  par  la  volonté  des  nations^  mais  dans  celle  où 
les  pilotes  et  les  matelots  coigurés,  désirent  mener  la 
société  par  force.  Il  n'y  a  que  la  France  qui  est  vrai- 
ment gouvernée  par  le  souverain,  mais  elle  a  presque 
toute  TEurope  contre  elle. 

Les  savants  ont  écrit  une  quantité  de  volumes  sur  le 
ciel  et  Tenfer,  sur  Témancipation  de  la  raison  et  Tauto- 
rité,  sur  la  liberté  et  Tesclavage,  sur  les  droits  de  Thomme 
et  l'humanisme,  sur  l'égalité  et  la  fraternité,  et  malgré 
toute  leur  sagesse,  pendant  quatorze  siècles,  c'est-à-dire 
depuis  l'anéantissement  de  la  domination  romaine,  ils 
permirent  de  prendre  racine  aux  idées  chinoises  et  assy- 
riennes, d'aprôs  lesquelles  les  pays  et  les  nations  appar- 
tiennent aux  monarques  comme  propriété,  et  par  cela 
même  comme  une  chose  dont  les  dynasties  avec  leurs  mi- 
nistres ont  le  droit  de  disposer  selon  leur  volonté.  Ces 
idées  trouvèrent  le  plus  de  crédit  parmi  les  des- 
cendants des  peuples  jadis  libres,  que  la  Providence  a 
deux  fois  choisis  comme  instrument  pour  abolir  la 
tyrannie  !••• 

C'est  d'après  de  pareilles  idées  que  se  sont  formées  les 
notions  sur  le  droit  qui,  sortant  des  écoles,  passèrent 
dans  la  société  entière,  et  qui  constituent  la  base  fonda- 
mentale du  développement  intellectuel,  nommé  rinstruc- 
iion  publique.  On  donna  le  nom  de  droit  à  l'iniquité  éri- 
gée en  système. 

Les  États  organisés  de  cette  façon  sont  le  théâtre  de 
troubles  continuels  et  de  guerres  extérieures  qui  portent 
de  terribles  atteintes  à  la  liberté  des  nations  et  au  pro- 
grès. On  a  un  peu  changé  les  formes,  on  a  inventé  des 
milliers  de  paroles  pour  cacher  les  tendances  séculaires 
du  système  diplomatique^  contre  lequel  luttent  sans  cesse 


—  xcr?  —  . 

des  gens  désespérés,  instruits  et  opprimés,  mais  les  prin* 
cipes  adoptés  par  les  gouyemements  restent  les  mornes 
que  ceux  que  nous  voyons  dans  les  sociétés  primitives* 
Notons  bien  ce  fait  :  //  ny  a  pa$  une  seule  personne  en  Eu- 
rofte  qui  ne  porte  le  joug  de  ce  système  et  n'en  subisse  les 
conséquences* 

C'est  une  vérité  évidente,  incontestable  et  que  ne  sau- 
raient étouffer  ni  la  phraséologie  de  la  sagesse  des  diplo- 
mates, ni  la  dialectique  de  la  civilisation  apparente,  ni  tout 
oe  qu'on  peut  faire  pour  tromper  Tesprit  public  en  lui  éta- 
lant les  merveilles  du  progrès  industriel  et  commercial. 
Les  nations,  dupes  infortunées  des  rouages  du  despotisme 
habilement  couverts  de  pavillons  de  liberté  et  de  paix, 
se  réveilleront  un  jour  et  revendiqueront  leurs  droits 
lorsqu'elles  auront  aperçu  que  la  plupart  des  habilanls 
ac(uels  de  V Europe  sont  aussi  ignorants  et  aussi  nuilheureux 
que  les  Indiens  et  les  Chinois  il  y  a  trois  ou  quatre  mille  ans. 


AU  BORD  DU  LAC 


RÊVERIES   Bt   RÉALITÉ 


Semblable  à  une  mer,  la  surface  limpide  du  Léman  se 
perd  dans  Tinfini.  En  suivant  ses  ondes  azurées  Tesprit 
se  détache  de  la  terre  pour  monter  vers  le  ciel;  il  oublie 
la  réalité  et  entrevoit  Tavenir.  Les  rayons  du  soleil  se 
baignent  dans  cette  eau  transparente,  et  après  Tavoir 
caressée  vont  dorer  les  cimes  altières  du  pays  bienheu- 
reux qui,  par  Tamour  de  la  liberté,  a  mérité  la  bénédic- 
tion de  Dieu. 

Une  douce  clarté  et  un  air  suave  entourent  le  lac.  Le 
silence  solennel  de  Pabri  champêtre  remplit  Tâme  d'un 
calme  délicieux.  Les  sens  sbmmeillcnt  ;  le  bruit  du  monde 
ne  vient  pas  troubler  ce  repos  ;  les  liens  qui  nous  unis- 
sent à  la  terre  sont  brisés...  Triste,  mais  paisible  asile.«» 
Le  regard  habitué  se  tourne  encore  vers  ces  lieux  qu'il 
quitte  et,  entraîné  par  un  élan  mystérieux,  se  plonge 
avec  effroi  dans  des  sphères  inconnues  ;  mais  ranimé  par 
le  brillant  éclat  de  Tespoir,  provoquant  le  sourire  céleste 
d*une  paix  ineffable,  il  abaisse  sa  paupière  fatiguée, 
dans  un  abandon  ravissant.  Alors  cette  seconde  vue  qui 
Teille  éternellement,  la  vue  de  T&me,  douée  d'une  force 
nouvelle^  dépouillée  de  ses  liens  terrestres,  pénètre  les 


—  XCVI  — 

régions  inaccessibles  aux  jeux  du  corps,  en  levant  le 
voile  qui  les  cachait,  et  Ton  entend  des  sons  inouïs, 
inconnus.  Le  temps  et  l'espace  disparaissent  ;  la  vie  pas- 
sagère n'est  plus  qu'un  songe  ;  un  monde  infini  se  dé- 
roule... Adieu,  ô  terre!  il  est  terrible  et  doux  de  te 
quitter. 

Le  corps  s'endort,  mais  l'âme  veille  ;  elle  puise  sa 
force  et  son  inspiration  dans  la  source  de  l'immortalité  et 
les  prodigue  suivant  la  loi  éternelle,  car  elle  est  infinie 
et  impénétrable,  vivifiante  et  inépuisable;  elle  n'a  pas 
de  bornes  parce  qu'elle  découle  de  celui  qui  est  seul 
l'origine  et  la  fin  ;  elle  ouvre  les  portes  d'une  vie  nou- 
velle et  conduit  avec  elle  à  l'éternité. 

A  droite,  on  ne  voit  pas  de  rivage;  des  rochers  gigan- 
tesques s'élèvent  en  face  ;  l'œil  les  contemple  en  trem- 
blant, et  le  pied  d'un  mortel  n'ose  les  aborder.  Au  loin... 
la  robe  argentée  du  sommet,  semblable  à  un  cadavre 
énorme,  brille  par  sa  blancheur  éclatante  et  entraine 
vers  elle  en  déployant  la  richesse  de  ses  tons,  mais  elle 
inspire  de  l'effroi,  elle  glace.  A  côté  des  charmes,  une 
menace  terrible  se  cache  sous  ses  plis  perfides. 

0  ma  patrie  !  Ranime-moi.  Que  mon  âme,  inspirée  par 
ta  sainte  chaleur,  réveille  les  peuples  qui  dorment  et  an- 
nonce la  résurrection  à  ceux  qui  sont  morts.  Que  ces  gla- 
ces fondent  sous  le  souffie  de  ton  esprit  qui  me  remplit. 
Que  les  rayons  qui  m'entourent  et  qui  sont  le  bien  com- 
mun de  tous,  dissipent  les  ténèbres  du  malheur.  Donne- 
moi  la  force.  Tu  es  Télue  de  Dieu. 


A  l*autre  bord,  l'œil  effrayé  n'aperçoit  que  précipices, 
Tavins.  Le  soleil  n'y  envoie  pas  les  baisers  de  son  amour. 


—  XCTII  — 

Il  fait  sombre  au  milieu  de  ces  flancs  hérissés  de  rocs. 
La  nature  j  est  sauvage,  austère,  implacable.  Quelques 
vieux  manoirs,  quelques  tours  crénelées  se  dessinent  sur 
un  fond  noir  de  hêtres  et  de  sapins.  Des  chaumières  ché- 
tives  se  cramponnent  aux  côtes  des  vénérables  témoins 
du  déluge.  Sur  les  ruines  d'un  château,  qui  jonchent  la 
terre,  s'élève  un  palais  somptueux,  formé  d'anciens  dé- 
bris,  souriant  comme  une  vieille  coquette  parée  de  robes 
de  dimanches. 

Dans  la  vallée,  entre  l'espace  limpide  du  lac  et  la 
chaîne  de  sombres  montagnes,  la  joie  seméle  àla  tristesse, 
le  mouvement  au  repos.  On  n'y  saisit  point  l'harmonie 
des  tons.  C'est  moins  qu'un  bruit  ;  mais  en  longeant  les 
rues  pavées  on  aperçoit  une  agitation  fébrile  à  côté  d'une 
tranquillité  apparente.  Les  uns  se  promènent  absorbés 
par  le  désir  desjoulssances,  ne  songeant  point  à  l'avenir; 
les  autres  se  dépêchent  soucieux,  inquiets,  ruisselants  de 
sueur  on  animés  de  l'espoir  du  gain.  Des  éclats  de  rire  et 
des  chants,  le  bruit  des  marteaux  et  les  gémissements  du 
labeur  frappent  l'oreille  en  même  temps.  Les  richesses 
et  la  misère,  le  luxe  et  les  guenilles  forment  un  assem- 
blage confus,  discordant.  Ceux-là  jouissent  de  toutes  les 
délices  de  la  vie,  ceux-ci  manquent  des  moyens  indispen- 
sables pour  entretenir  eux-mêmes  et  leur  famille.  Ceux-là 
accourent  par  milliers,  quittant  nonchalamment  les  cabi- 
nes splendides  pour  s'étendre  mollement  dans  les  wa- 
gons élégants  ;  ceux-ci  fouillent  la  terre,  battent  les 
pierres,  ou  montent  les  escaliers  de  marbre,  courbés  sous 
le  poids  de  caisses  remplies  de  broderies  et  de  dentelles 
fournies  par  leurs  enfants  au  détriment  de  leurs  jeux^ 
Des  millions  de  ces  malheureux  peuplent  l'Europe. 

Ce  luxe  et  cette  misère  nous  les  voyons  dans  un  pays 
le  plus  libre,  le  plus  heureux  de  tous,  en  Suisse  !  Que  se 


—  XCTIIÎ  — 

passô-t-U  donc  là-bas  où  les  potentats  de  la  terre  tiennent 
le  glaive  dans  une  main  et  de  Tor  dans  l'autre  ?... 

Patrie  de  Tell  et  de  Winkelried,  patrie  de  Rousseau  ! 
Tu  es  aujourd'hui...  le  sanctuaire  de  la  liberté,  Tarche 
des  lois  divines...  mais  aussi...  la  patrie  des  actionnai- 
res et  des  commerçants  qui  oppriment  le  peuple,  qui 
étendent  leur  domination,  la  fabrique  des  montres  et  des 
fromages,  le  pays  des  hôtels  î 

Les  temples  des  sciences,  des  beaux-arts,  les  églises 
disparaissent  à  l'horizon  dans  la  foule  des  maisons  consa- 
crées aux  profits  et  aux  plaisirs.  L'esprit  respire  à  peine 
sous  cette  masse  formidable  d'hôtels,  de  cafés,  de  taver- 
nes, de  filatures,  de  magasins,  de  banques.  Partout, 
sous  une  enseigne  dorée,  des  appâts  immondes  pour  sa- 
tisfaire la  chair.  Dans  cette  rangée  immense  d'édifices 
construits  pour  l'homme-anima] ,  d'un  bout  de  l'Europe  à 
Tautre,  les  forteresses  s'élèvent  le  plus  haut.  Le  temple  de 
la  société,  c'est  la  Bourse. 

Au  milieu  de  ce  vacarme  infernal  on  entend  dans  tou- 
tes les  langues  :  «  La  liberté  se  répand  partout.  Les  tra- 
ces du  progrès  sont  évidentes  dans  tous  les  pajs.  »  On  a 
envie  de  sourire  amèrement  toutes  les  fois  que  l'on  lit  ces 
mots  :  progrès  du  dix-neuvième  siècle. 

Au  bord  du  même  lac  ou  révaît  le  philosophe  de  Ge^ 
nève,  je  plonge  mes  regards  dans  les  ondes  pures  de  ces 
eaux  qui  semblent  s'unir  au  ciel.  Mais  l'œil  triste  ren- 
contre la  terre.  Alors  tout  apparaît  à  ma  vue  :  ma  maison 
paternelle,  ma  famille,  mon  jardin,  les  nations,  la  so- 
ciété entière.  Je  vois  mon  tilleul  chéri  penché  vers  ma 
fenêtre.  A  Tombre  de  ses  branches,  j*ai  souvent  pensé, 


—  XGIX  — 

ftn  milieu  démon  bonheur,  aux  misères  du  genre  humain. 
Je  vois  des  marronniers,  enfermés  peu  avant  dans  de 
petites  cupules,  plantés  de  ma  main,  formant  aujourd'hui 
de  beaux  arbres  grands  et  touffus.  J'entends  le  bruit  des 
peupliers,  témoins  de  mes  jours  d'enfance,  et  le  langage 
mystérieux  des  forets  qui  m'abritaient  ;  j'entends  le  mur- 
mure ravissant  des  ruisseaux  qui  m'attirèrent  vers  ma 
demeure  paisible,  après  les  orages  de  lajeunesse^etle  com- 
bat avec  la  vie.  Mais  en  même  temps...  j'entends  les  gé- 
missements des  peuples,  le  cliquetis  des  armes,  le  bruit 
des  fers  et  les  vociférations  de  la  foule  enivrée  qui  s'em- 
bourbe dans  le  marais  plein  de  sang  et  de  larmes.  Cela 
me  serre  le  cœur  et  trouble  la  paix  de  mon  âme. 

Par  une  étrange  coïncidence,  au  même  endroit  où  le 
véritable  ami  de  l'humanité  méditait  sur  l'oppression  des 
peuples  et  la  violation  de  leurs  droits,  je  rêve  aussi  on 
cherchant  des  moyens  de  remédier  à  la  misère  générale. 
C'est  ma  destinée,  ma  mission.  Je  sens  en  moi  un  besoin 
invincible  de  secourir  la  souffrance,  de  donner  un  con- 
seil dicté  par  ma  conscience.  Je  remplis  la  volonté  de 
Dieu. 

Dans  cet  état  anormal  de  la  société  son  esprit  est  cor- 
rompu et  son  corps  malade.  C'est  une  existence  factice, 
provisoire. 

Voyons  I  Peut-être  y  a-t-il  un  moyen...  Au  secours  I  Je 
vous  invoque  tous;  je  vous  invoque  solennellement:  au 
nom  de  Dieu,  au  nom  des  lois  éternelles  et  de  la  justice  ! 
Je  ne  compte  point  sur  mes  propres  forces.  Je  n'ai  pas 
de  confiance  exclusive  dans  mon  opinion  individuelle.  Je 
présente  des  remèdes  ;  il  ne  dépend  que  de  vous  de  les 
accepter  ou  de  les  rejeter.  Je  partage  avec  vous  mes 
idées  qui  mûrissaient  longtemps  avant  de  devenir  paroles. 
Je  n'ai  aucun  droit  de  les  cacher,  et  vous  oSre  ce  que  j'ai 


de  pins  cher.  Amis  de  la  liberté  et  de  la  vérité ,  acceptez 
ee  don.  Appréciez-le.  Tous  y  trouverez  peut-être  une 
étincelle,  ne  fût-ce  qu'une  seule  étincelle  divine  ;  et  elle 
produira  un  feu  sacré  sous  le  souffle  de  Tesprit  pur  et  de 
la  bonne  volonté. 

Courage  donc  I  Travaillons  ensemble.  Mais  dépêchons- 
nous.  Il  vlj  a  pas  un  moment  à  perdre. 


LE  LIBRE  ARBITRE 

L'histoire  de  l'humanité  nous  présente  un  tableau  ef- 
froyable de  la  lutte  de  deux  éléments  qui  agissent  sans 
cesse  et  se  détruisent  mutuellement,  savoir  :  k  bien  et  le 
mal.  Nous  voyons  toujours  d'un  côté  les  efforts  continuels 
de  la  bonne  partie  de  la  nature  humaine  pour  prendre  le 
chemin  normal  qui  lui  est  indiqué  par  les  lois  naturelles; 
de  l'autre  :  la  tendance  à  violer  ces  lois,  la  direction  dé- 
viée, anormale. 

Qui  est-ce  qui  pousse  l'humanité  sur  ces  deux  voies 
contraires  ?  C'est  du  sein  de  cette  humanité  que  découle 
le  bien  de  même  que  le  mal,  car  la  loi  suprême  de  son 
esprit  c'est  le  libre  arbitre.  Le  pouvoir  qui  gouverne  et 
dirige  la  société  y  prend  son  origine.  La  libre  volonté 
donne  naissance  à  un  bon  gouvernement  comme  à  un  mau* 
vais.  Elle  supporte  le  pouvoir  qu'elle  crée  ou  qu'elle  ad- 
met en  le  fortifiant  de  son  appui  et  de  sa  soumission,  ou 
bien  elle  le  détruit  selon  que  cela  lui  platt. 

Le  principe  de  libre  arbitre  est  la  base  fondamentale 
de  tout  l'édifice  social.  Il  y  a  des  doctrines  qui  rejettent 
ce  principe,  en  niant  par  là  ce  qui  est  évident,  naturel, 
éternel,  immuable.  Ce  sont  des  théories  fausses  qui  éma- 


—  CI  — 

nent  d'un  esprit  servile,  bien  qu'il  se  croie  libre  ;  elles 
aboutissent  à  Tesclavage.  Telle  est  entre  autres  la  doc- 
trine de  Luther  et  de  ses  imitateurs.  Voilà  pourquoi  les 
Allemands  n*ont  jamais  été  libres  et  répandirent  Tescla- 
vage  partout.  Les  anciens  Germains  étaient  libres  autre- 
fois ;  leurs  descendants  obéissaient  servilement  aux  em- 
pereurs qui  voulaient  conquérir  toute  TEurope  ;  ils 
sentaient  qu'ils  étaient  opprimés  mais  ne  surent  trouver 
la  source  du  mal.  En  rejetant  le  libre  arbitre,  ils  se  sou- 
mirent à  la  volonté  des  souverains.  Peu  à  peu  les  lois 
nationales  statuées  par  des  barbares  firent  place  aux  lois 
monarchiques  imposées  par  le  glaive.  Les  Américains 
prouvèrent  ce  que  peut  faire  la  volonté  de  Thomme  en 
reniant  ce  dogme  du  protestantisme.  Les  autres,  tout  en 
acceptant  le  princip^de  libre  arbitre,  ne  le  mettent  point 
en  pratique.  Tel  est  le  catholicisme.  Les  chefs  de  cette 
Église  firent  tout  leur  possible  pour  concentrer  le  pou- 
voir entre  leurs  mains  en  détruisant  la  liberté  de  Thomme. 
Vicaires  du  Christ,  ils  voulaient  être  les  vicaires  de  l'hu- 
manité. 

Voilà  pourquoi  toute  la  société  fut  plongée  dans  un 
enchevêtrement  dont  elle  n'a  pu  sortir  jusqu'à  présent. 
On  substitua  une  erreur  à  l'autre,  on  ne  remonta  ja- 
mais à  la  source  primitive  qui  seule  doit  diriger  les  ac- 
tions de  l'homme  ;  encore  moins  songea-t-on  à  appliquer 
la  loi  suprême  à  la  vie  pratique.  Et  l'ancienne  Europe  se 
laissa  devancer  par  le  nouveau  monde. 

Nous  voyons  dans  l'histoire  une  quantité  de  fers  sous 
différentes  formes.  Les  nations  s'efforcent  de  les  briser  et, 
suivant  l'élan  naturel  de  l'esprit,  elles  désirent  la  lumière 
et  la  liberté. 

Le  monstre  des  passions,  le  mauvais  esprit,  qui  aime 
les  ténèbres,  né  au  sein  de  ces  mêmes  nations,  fait  son 


—  en  — 


possible  pour  tenir  toute  la  spciété  dans  l'ignorance  ei 
robéissance  aveugle  (1). 


ALLIANCE    DES    SOtJTERAiNS.  —  UNION  DES  NATIONS, 

En  parcourant  les  trésors  immenses  de  la  science,  en 
voyant  ces  matériaux  gigantesques  accumulés  par  Tacti- 
vité  humaine,  ces  vérités  approuvées  par  la  raison  et 
l'expérience,  on  est  étonné  de  la  marche  si  lente  de  la 
civilisation  universelle.  Nous  voyons  que  l'esprit  de 
l'homme  a  approfondi  et  prévu  bien  des  choses,  que  la 
raison  a  fait  tout  ce  qu'elle  a  pu,  ayant  à  lutter  à  chaque 
pas  avec  d'innpmbrables  entraves.  Tous  les  jours  des 
gens  instruits,  infatigables  dans  leur.zôle  pour  le  bien  de 
la  société,  continuent  sans  se  rebuter  les  travaux  de  leurs 
prédécesseurs.  Mais  ce  qui  doit  nous  frapper  le  plus, 
c'estrardeur  avec  laquelle  les  gouvernements  de  l'Europe 
surveillent  chaque  mouvement  du  progrès  etson  caractère, 
ardeur  d'autant  plus  digne  d'attention  qu'elle  est  mainte- 
nant redoublée  et  raffermie  par  des  liens  politiques  entre 
les  souverains,  quols  que  soient  leurs  buts  individuels  et 
les  intérêts  particuliers  qu'ils  poursuivent. 

Le  développement  des  sciences  en  général  a  eu  tou- 


0)  Afin  d'éviter  tout  malentendu,  je  dois  prévenir  ane  dans  le 
courant  de  cet  ouvrage  je  me  sers  du  moi  nation  toutes  les  fois  que 
je  parle  d'une  rôunion  do  familles  qiii  parvient  à  se  faire  une  exis- 
tence politique  et  qui  comprend  diiTérentes  clar.ses  :  éclairées,  non 
éclairées,  riches,  pauvres,  etc.  C'est  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  bien 
préciser  Icm  c.iiacléres  naturels,  les  limites  et  les  droits  d'une 
nation  que  je  tien^  à  cette  définition.  En  tout  autre  cas,  je  nomme 
san.j  d'\nii\)vÀ'n)n peupies  la  somme  de  plusieurs  ou  de  toutes  les  na- 
tions. Les  mots  :  humanité  et  société  se  sont  aussi  tpllomenl  mêlés 
qu'il  est  quelquefois  impossible  d'é\iter  cette  confusion. 


-•  cm  •• 

jour»,  sans  nul  doute,  une  très-grande  influence  sur  l'^t 
de  la  civilisation  et  les  degrés  de  son  accroissement;  mais 
les  autorites  donnaient  aux  fruits  de  Tesprit  humain  une 
empreinte  partiouliôre,  factice,  en  en  effaçant  les  carac- 
tères innés,  les  qualités  déposées  en  eux  par  la  main  de 
la  Providence.  En  d'autres  termes  :  e^  sont  les  gouverna 
ments  qui  donnaient  toujours  à  la  civilisation  universelle  une 
direction  anormale.  Cette  influence  venant  d'en  haut,  c'est- 
à-dire  des  chefs  de  la  société,  dure  jusqu'à  présent.  Les 
hommes  consciencieux  tâchaient  de  conduire  la  société 
sur  de  honnes  voies,  qui  avaient  pour  hut  le  hien  pubUo, 
mais  leurs  effors  restèrent  sans  résultats,  car  ceux  qui  se 
soumirent  aux  passions  faussaient  la  direction  de  Thuma* 
nité.  Ceux  qui  gouvernaient  les  peuples,  bien  qu'ils  eus- 
sent formé  une  suprématie  que  Ton  nomme  ordinairement 
autorité^  n'étaient  réellement  que  les  usurpateurs  du 
pouvoir.  La  société  n'a  adopté  ni  les  formes  qui  lui  avaient 
été  tracées  par  les  lois  naturelles  ni  la  civilisation  que  lui 
indiquaient  les  hommes  supérieurs,  mais  elle  a  accepté  les 
formes  et  la  civilisation  que  lui  imposèrent  les  gouvernements 
illégitimes.  C'est  une  vérité  qui  a  la  force  d'un  axiome. 
C'est  la  clef  de  toutes  les  causes  des  misères  et  des  cala- 
mités du  genre  humain. 

Il  en  résulte  que  l'état  politique  actuel  de]t* Europe  est  une 
conséquence  de  la  civilisation  générale  et  du  caractère  qui  lui 
fut  donné.  Notons  bien  ce  qui  est  incontestable,  c'est 
-  qn^aucune  nation  n'a  jamais  dépendu  exclusivement  d* elle- 
même^  forcée  qu'elle  était,  bon  gré,  malgré,  à  subir  les  con- 
séquences de  la  civilisation  universelle,  par  suite  do  ses 
rapports  avec  les  nations  limitrophes  ou  prépondérantes. 
C'est  un  fait  qui  n'a  jamais  été  suffisamment  apprécié. 
Plus  d'un  historien  est  tombé  dans  l'erreur  en  étudiant 
l'histoire  séparée  d'une  nation,  sans  en  examiner  ses  re- 


—  en  — 

lations  avec  la  société  en  général.  Buckle lui-même,  le  ju- 
dicieux Buekle,  se  trompe  en  disant  que  les  destinées  de 
chaque  nation,  sa  grandeur  ou  sa  décadence  dépendent  de 
sa  civilisation  et  de  ses  institutions.  C^ est  une  opinion  qu*uu 
historien  philosophe  ne  doit  émettre  qu'avec  beaucoup 
de  circonspection.  S'il  est  hors  de  doute  que  la  volonté 
d'une  nation  joue  le  rôle  le  plus  important  dans  son  his- 
toire, il  n'est  pas  moins  vrai  que  sa  destinée  est  très- 
souvent  l'effet  d'un  concours  de  circonstances  invincibles 
auxquelles  elle  est  étroitement  liée  par  le  système  de 
gouvernements  prépondérants.  Il  ne  faut  pas  oublier  le 
proverbe  :  Née  Hercules  contra  plures.  Et  qui  ne  sait  que 
jamais  les  nations  réunies  ne  disposaient  de  leurs  forces? 
Les  rapports  entre  elles  étaient  différents.  Tantôt  les 
monarques  alliés  se  confédéraient  pour  le  but  commun  ; 
tantôt  ils  se  faisaient  la  guerre  chacun  pour  son  propre 
intérêt.  Ennemis  acharnés  d'hier  ils  se  tendaient  frater- 
nellement la  main  lorsqu'ils  tenaient  à  sauver  le  principe 
dynastique  et  tout  ce  qui  a  rapport  à  lui.  L'histoire 
entière,  en  commençant  par  les  temps  les  plus  anciens 
jusqu'àla  bataille  de  Sadowa,  jusqu'au  jour  où  nous  vivons, 
nous  présente  une  série  continuelle  de  ces  tergiversations. 
La  France  même,  depuis  des  siècles,  mille  fois  ennemie 
de  l'Allemagne ,  fit  des  traités  d'alliance  avec  ses  souverains. 
La  Prusse,  toujours  rivale  de  l'Autriche,  se  confédérait 
avec  cet  État  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  d'opprimer  les 
nations  ou  de  combattre  les  défenseurs  de  la  liberté. 
Lorsqu'elle  voulait  envahir  l'Allemagne  et  étendre  sur  ce 
pays  la  domination  du  fusil  à  aiguille,  sous  prétexte  de 
Tunité  allemande,  elle  protégeait  l'Italie.  La  Suisse 
n'est  pas  exempte  du  crime  de  complicité  en  faveur  des 
ennemis  de  la  France  ;  elle  leur  ouvrit  le  passage  en 
1814  ! . . .  Telle  est  la  confusion  d'idées,  telle  est  la  dégrada- 


—  cv  — 

iion  de  la  saine  raison,  qn'en  1866  les  Suisses  penchaient 
tantôt  du  côté  de  rAutriche,  tantôt  du  côté  de  la  Prusse,  et 
tous  les  journaux  étaient  pleins  d'invectives  contre  les  Ita- 
liens! J'ajouterai  encore  un  mot  en  passant  :  Garibaldi  n'a 
pas  de  plus  grands  ennemis  que*  parmi  les  catholiques  qui 
ne  comprennent  pas  la  religion  chrétienne,  et  parmi  les 
Hbéravx  suisses  protestants  I  Voilà  où  mène  le  manque 
d^un  principe  solide  et  naturel  ;  voilà  pourquoi  je  ne 
cesserai  de  répéter  que  les  hommes  sont  esclaves  de 
rerreur,  faute  d'une  idée  généralement  reconnue,  et  que 
toutes  les  nations  subissent  le  joug  du  même  système 
sans  s'en  apercevoir.  Toutes  les  fois  qu'une  nation  plus 
pure  par  son  esprit,  entraînée  par  un  noble  élan,  voulait 
s'assurer  la  liberté  et  ses  droits,  si  elle  suivait  la  voie 
naturelle,  normale,  et  s^ efforçait  de  devancer  la  marche 
trop  lente  de  la  société,  alors  elle  devait  racheter  ses 
tentatives  au  prix  de  son  sang,  et  quelquefois  de  sa  li- 
berté, ou  bien  elle  succombait  sous  la  violence  appuyée 
sur  le  système  politique  de  la  force  brutale.    Toutes  les 
révolutions  de  l'Europe  en  sont  la  preuve.  L'esprit  uni- 
versel de  la  société  n'a  jamais  eu  de  libre  essor  sous  la 
pression  de  ce  système,  les  nations  séparées  n'ont  jamais 
pu  développer  leurs  forces  vitales  dans  toute  leur  plé- 
nitude. La  lumière  suprême  s'obscurcit,  le  progrès  prit  un 
caractère  essentiellement  matériel,  et  la  liberté  ne  devint 
qu'un  mot  vide  de  sens. 

Quelle  que  soit  la  position  morale  et  matérielle  de 
tous  les  pays,  bonne  ou  mauvaise,  heureuse  ou  malheu- 
rese,  conforme  aux  lois  divines  ou  contraire  à  ces  lois,  il 
n'en  reste  pas  moins  vrai  que  la  responsabilité  de  cet 
état  de  choses  tombe  sur  les  nations  qui  ont  la  prétention 
de  tenir  la  première  plaôe  dans  la  civilisation.  La  mis- 
sion des  peuples  avancés  dans  le  progrès  est  de  répandre  et 


—  en  — 

de  réaliser  dans  toute  la  société  les  principes  de  la  vérité^ 
ainsi  que  la  vraie  civilisation»  S'ils  ne  le  font  "pas,  ils  ne 
donnent  aucune  preuve  que  leur  civilisation  soit  vraiment 
digne  do  ce  nom,  qu'elle  soit  inspirée  par  la  justice  et  la 
sagesse  ^uprôme  ;  ils  ne  s'acquittent  pas  de  leur  mission 
et,  quoi  qu*on  en  dise,  ils  sont  sur  un  degré  inférieur  du 
développement  intellectuel.  Puisque  les  gouvernements 
naissent  de  la  société  même,  qui  les  approuve  ou  les  abo- 
lit, par  conséquent  Vaction  des  gouvernements  pèse  sur  la 
responsabilité  de^  la  société.  En  un  mot,  les  opprimés  et  les 
oppresseurs  se  soutiennent  réciproquement.  La  désunion 
des  nations  raffermit  l'union  des  monarques.  De  là  cette 
fameuse  maxime  en  politique  :  Divide  et  impera. 

Tous  les  hommes  de  progrès  qui  désirent  sincèrement 
la  liberté  universelle  des  peuples,  soit  qu'ils  dirigent  la 
société  du  haut  de  leur  trône,  soit  qu'ils  tiennent  en  main 
les  rênes  de  la  civilisation  et  de  l'opinion  publique,  de- 
vraient être  convaincus,  une  fois  pour  toutes,  que  les  ef- 
forts isolés  des  individus,  fussent-ils  même  des  génies, 
doués  des  meilleures  intentions,  n 'ont  jamais  abouti  à 
rien.  Nous  avons  vu  que  les  hommes  tels  que  Jules  Cé- 
sar, Charlemagne,  Napoléon  I  *'  disparurent  sans  avoir 
apporté  aucun  profit  à  la  société.  Leurs  conquêtes,  leurs 
institutions,  leurs  systèmes  croulèrent  de  leur  vivant  ou 
immédiatement  après  leur  mort.  Les  tyrans  succédè- 
rent à  César;  au  ix°  et  au  x®  siècle  l'Europe  était  plongée 
dans  une  barbarie  plus  grande  qu'à  l'avènement  de  Char- 
lemagne au  trône.  Ses  descendants  différaient  peu  des  rois 
sanguinaires  et  fainéants.  Les  Empereurs  d'Allemagne, 
les  Barberoussc  rivalisaient  do  cruauté  avec  les  Néron. 
Otton  I",  dit  le  Grand,  Frédéric  II  ressemblaient  à  tous 
les  grands  brigands  en  commençant  par  Cyrus,  Cambyse, 
Alexandre  de  Macédoine,  et  finissant  par  les  ministres 


—   CVII  — 

du  xvm*  et  du  xix*  siècle,  qui  agissaient  au  nom  de  telle 
ou  telle  alliance.  Le  congrès  devienne  remplaça  Napoléon. 
La  grande  armée  n'égorgeait  plus  les  hommes,  la  clique 
innombrable  des  petits  bureaucrates  s'en  chargea. 

n  en  est  de  môme  de  l'action  des  nations  isolées.  Une 
révolution  telle  que  celle  de  178Q  n'a  pas  fait  ce  qu'elle 
s'était  proposé  de  faire.  «  Les  grandes  idées  de  la  grande 
révolution!  »  disent  les  libéraux...  N'est-ce  pas  à  la  ré- 
volution française  que  l'Amérique  doit  son  indépen- 
dance?... Qu'on  pardonne  ce  petit  anachronisme  aux  sa- 
vants publicistes.  Les  simples  savent  que  les  faibles 
colonies  de  TAmérique  du  Nord  se  déclarèrent  indépen- 
dantes en  1776,  parce  qu^ elles  l'ont  voulu. 

Le  XIX*  siècle  vit  les  nations  unies^  il  faut  bien  le  dire  ; 
mais  ce  n'était  pas  l'idée  de  la  vérité  qui  fut  le  stimulant 
de  cette  union.  Ce  n'était  plus  l'inspiration  des  Germains 
et  des  Normands  inondant  l'Europe  pour  briser  des  fers, 
sans  savoir  même  qu'ils  étaient  l'instrument  de  la  Pro- 
vidence ;  ce  n'était  pas  non  plus  la  mission  des  peuple 
vengeurs  de  l'Asie,  ce  «  fléau  de  Dieu,  »  pour  punir  les 
crimes  du  monde  ancien  qui  demeura  sourd  à  tous  les 
avertissements.  Les  descendants  dénaturés  des  Germains, 
les  descendants  des  Mongols,  de  Robert-le-Diable  et  de 
Guillaume-le-Conquérant,  les  enfants  de  l'esprit  de  ténè- 
bres et  de  cupidité  formèrent  une  ligue  formidable  qui  ne 
suivait  pas  l'ordre  de  Dieu,  mais  celui^des  monarques.  Ils 
s'unirent  pour  terrasser  le  géant  qui  se  trompa  dans  le 
choix  des  moyens,  mais  qui  bouleversait  la  vieille  Europe, 
qui,  selon  sa  propre  exi^re^sion,  <ii  voulait  la  pretidre  à 
rebours,  >  et  portait  la  liberté  aux  nations  1 

Tous  les  amis  de  l'humanité  doivent  adopter  cette  vé- 
rité et  la  graver  profoutléiuoni  dans  leur  àme  :  Le  système 
du  mal  ne  peut  être  détruit  quà  l'aide  de  l^ organisation  d^un 


—  CVIII  — 

système  composé  des  principes  étemels  de  la  liberté  univer- 
selle, éclairée  par  une  instruction  large  et  profonde.  Le 
moyen  unique  de  réaliser  ce  problème,  c'est  l'union  de  toutes 
les  nations  de  l'Europe.  Le  chemin  le  plus  court  vers  celte 
union  consiste  à  ouvrir  toutts  les  portes,  toutes  les  frontières^ 
à  détruire  toutes  les  barrières  qui  entravent  la  libre  circula- 
tion, réchange  d'idées,  le  libre  travail,  'J'indusirie  et  le 
commerce. 

C'est  le  seul  moyen  pratique  et  le  premier  pas  vers  la 
liberté.  Toutes  les  nations  ont  le  droit  et  le  devoir  de  le 
vouloir.  Nul  n'a  le  droit  de  le  leur  refuser.  Les  théories 
des  économistes  devraient  se  résumer  en  six  mots  :  Lais- 
sez marcher,  laissez  faire,  laissez  passer. 

n  est  clair  comme  le  jour  que,  si  les  souverains  s'arro- 
gent le  droit  de  se  réunir  et  de  s'unir,  aucune  nation  ne 
peut  être  privée  du  droit  de  réunion  et  dunion  avec  les 
autres  nations. 

C'est  un  privilège  que  les  hommes  n'ont  pas  encore 
acquis,  malgré  leur  civilisation  tant  vantée  et  le  progrés 
chétif  dont  ils  s'honorent.  Personne  ne  le  conteste  aux 
animaux. 

VOTâGE  rapide  en  EUROPE.    RÉFLEXIONS.  QUELQUES  FAITS. 

Est-ce  un  rêve?  Non  ;  c'est  la  réalité.  Suivez  mon  es- 
prit, VOUS  autres  morts,  vous  qui  êtes  sans  Âme,  et  ne  faites 
rien  pour  elle,  vous  tous  qui  avez  des  membres  agiles  et 
qui  croyez  vivre.  Suivez-le  ;  il  vous  entraînera  avec  lui  et 
vous  montrera  la  rapidité  de  sa  course.  Vous  irez  vite, 
a  Hopl  hop  I  Die  Todten  reiten  schnelL  »  Les  morts  vont 
vite. 


—  CIX  — 

Je  vous  ferai  voir  TEurope  d'un  seul  coup  d'œil.  Nous 
parcourrons  Tespace  et  le  temps  en  quelques  minutes.  En 
même  temps,  réfléchissons  en  contemplant  cette  arène 
sanglante 

La  matinée  est  belle.  En  route  !  Commençons  par  le 
corps.  L'utile  avant  tout.  Etes- vous  vêtus?  Avez-vous 
mangé  ?  Voyons  I  Des  vêtements,  de  la  nourriture  I  Cou- 
rons aux  magasins. Sont-ils  splendides  !  De  la  toile...  mê- 
lée de  coton  ;  on  la  vend  pour  de  la  toile  pure.  N'importe. 
Du  drap....  mêlé  de  coton.  De  la  soie....  mêlée  de  laine. 
Du  coton  pur....  même  prix  que  celui  de  la  toile,  de  la 
laine,  et  de  la  soie.  Que  voulez-vous;  les  ouvriers  se  font 
payer  si  cher  !,..  Les  fabricants  font  banqueroute.  Mais  il 
y  a  tant  de  fabriques  !  Pourquoi  en  construisent-ils  tant 
puisqu'ils  sont  si  malheureux  ?  Allons  chez  les  ouvriers. 
Us  vous  ont  abîmé  votre  linge,  vos  habits  ;  vous  les  avez 
payés  tout  de  même.  Combien  gagnent-ils  par  jour  ?  C'est 
selon  ;  un  franc  par  heure,  quelquefois  deux.  Dix  à  quinze 
francs  par  jour.  Mais  c'est  plus  que  l'appointement  d'un 
professeur  de  collège  !  Tant  pis  pour  lui.  Ceux  qui  ont 
passé  vingt  ans  en  insomnies  et  en  études  doivent  se 
contenter  du  trésor  de  leurs  sciences  ;  le  trésor  de  la  cou- 
ronne ne  suffit  pas. —  Voici  un  percepteur  qui  passe.  Il  a 
quatre  mille  francs  de  rentes.  Combien  y  en  a-t-il  en 
Europe  ?  Je  n'en  sais  rien.  En  France  il  y  en  a  toute  une 
armée  qui  dévore  des  millions  tous  les  ans.  Et  en  Suisse  ? 
Le  peuple  porte  lui-même  à  la  caisse  ses  deux  ou  trois 
francs  d'impôt  annuel.  Demandons  à  ces  autres  ouvriers 
qui  travaillent  dans  la  boue  quel  est  leur  salaire  ?  Qu'ils 
sont  sales,  qu'ils  puent  !  C'est  de  l'engrais  qui  les  fait  vi- 
vre. Le  malheureux  peuple  doit  tremper  son  pain  dans  le 
fumier,  dans  les  excréments  pour  se  nourrir  ;  et  ceux 
qui  font  le  métier  de  nettoyer  les  cloaques  et  d'arroser  la 

g 


—  ex  — 

terre  d'immondices  gagnent  deux  ou  trois  francs  par  jour; 
à  peu  près  autant  qu'un  savant,  mais  beaucoup  plus  qu'un 
maître  d'école  primaire.  Ce  dernier,  dit-on,  n'a  pas  be- 
soin d'être  instruit  pour  instruire  les  enfants,  et  dans  ses 
heures  de  loisir  il  n'a  qu'à  bêcher  la  terre.  Cette  pauvre 
terre  I  Pourquoi  la  force-t-on  à  produire  ce  qu'elle  ne  veut 
paa.  On  a  besoin  de  blé»  Mais  la  moitié  de  l'Europe, 
quelques  contrées  de  la  Hongrie,  de  la  Moldavie,  de  la 
Yalachie,  de  la  Pologne,  tous  les  domaines  du  Tsar  ne 
connaissent  pas  d'engrais.  Les  plus  grands  bœufs  s'y  ca- 
chent dans  l'herbe  vierge  qu'on  n'a  jamais  semée,  comme 
dans  une  forêt. 

Et  les  économistes,  que  font-ils  ?  Où  est  donc  l'équili- 
bre ?  Le  voici.  Regardons  ce  grand  poëte  qui  passe.  11  a 
pleuré  pendant  toute  sa  vie  ;  au  milieu  de  ses  médita- 
tions poétiques  il  a  mangé  des  millions  que  le  peuple 
payait  sans  connaître  même  son  nom.  La  patrie  qu'il  ac- 
cusait d'ingrate  vient  de  faire  une  troisième  ou  une  qua- 
trième souscription  en  sa  faveur  ;  une  petite  somme  de 
huit  cent  mille  francs.  Celui,  au  contraire,  qui  a  sacrifié 
toute  sa  vie  pour  le  bien  du  peuple,  homme  d'action  s'il 
en  fut,  un  vrai  sage,  véritable  ami  de  l'humanité,  est  ré- 
duit à  la  misôre.  Voilà  la  justice  1  Ce  n'est  qu'un  échan- 
tillon. Je  le  trouve  éloquent  (1). 


(1)  Qu'on  me  pardonne  cette  comparaison.  La  vie  réelle  ofTre  des 
exemples  fort  tristes.  Il  faut  bien  en  prendre  quelques-uns.  «  Nul 
n'est  prophète  dans  son  pays.  »  C'était  une  honte  pour  l'humanité 
il  y  a  tantôt  dix-neuf  siècles,  c'est  un  opprobre  pour  la  société  de 
nos  temps.  Je  n'ai  jamais  pu  comprendre  comment  un  savant  dos 
plus  illustres  qui  aient  honoré  la  France  soit  si  peu  connu  et  ap[)ré- 
cié.  Je  parle  de  Monsieur  Pierre  Leroux  à  qui  les  Allemands  mê- 
mes^ qui  ne  sont  pas  protligues  en  éloj^os  pour  les  Français,  rendent 
justice  dans  les  termes  les  plus  flatteurs.  Ils  le  noramenlw  un  esprit 
pénétrant,  pi^ofond  et  honnête,  un  grand  penseur,  dianc  de  fa  plus 
^runde  aiteution,  un  homme  duti  talent  incontestalite,  »  {ein  weit- 


—  CXI  — 

Kn  route!  Prenons  quelque  rafraîchissement.  Pu 
café....  mêlé  de  chicorée.  Demandons  de  la  chicorée,  on 
nous  donnera  des  carottes.  De  la  crème....  on  présente 
du  lait  avec  de  la  chaux.  Du  vin....  mdlé  d*eau.  Un  verre 
de  madère....  avec  de  Tesprit-de-vin.  Une  goutte  d'eau- 
de-vie....  c'est  du  poison.  De  la  bière  anglaise,  fabriquée 
en  Bavière  ;  de  la  bière  de  Bavière  ep  Angleterre.  Du  ta- 
bac turc  qui  croît  à  Marseille.  Cigares  de  la  Havane  faits 
à  Brémo.  N'y  a-t-il  que  des  fripons  partout?  C'est  la 
liberté  de  commerce  !  dit-on.  Ah  !  c'est  la  liberté  de 
tromper. 

A  propos  I  Vous  autres  hommes  libres  et  civilisés , 
avez- vous  vos  passeports?  Allez  vous  incliner  devant 
votre  chef  d'administration  ;  attendez  dans  l'antichambre 
de  votre  préfet,  de  votre  Staathalter,  de  votre  gouver- 
neur ;  supportez  les  regards  insolents  et  les  rudoiements 
des  concierges,  des  gendarmes,  des  écrivains  qui  n'ont 
pas  le  temps.  Payez  le  papier,  le  timbre,  la  signature,  le 
sceau;  payez  et  remerciez  que  vous  en  soyez  quitte,  que 
vous  ne  soyez  pas  inscrit  dans  le  livre  des  suspects  ;  sans 
cela  on  ne  vous  laisserait  passer  nulle  part,  bien  que  vous 
ayez  mille  fois  incliné  la  tête  devant  Tordre  des  choses, 
tout  en  lisant  des  traités  magnifiques  sur  la  liberté  des 
peuples....  Ne  vous  effrayez  pas.  Nous  arrivons  à  la  fron- 
tière. Quel  est  ce  pays  ?  N'importe  !  C'est  un  pays  cons- 
titutionnel où  l'on  ne  parle  que  liberté  ;  il  est  gouverné 


reichender  Schriftsteller,  ein  redlicher  Forscher,  beachienswerther 
DenkeTf  ein  Mann  von  unbestrcitbareni  Talent).  Il  a  pour  ainsi  dire 
épuisé  bien  des  questions  politiques  et  sociales  en  posant  des  vérités 
inébranlables.  Mais  l'opinion  de  certains  partis  s'est  tournée  contre 
lui,  parce  qu'on  Ta  cru  socialiste  et  ultra-démocrate.  Tout  en  Be 
disant  socialiste,  M  no  l'est  pas  ou  il  Test  comme  tout  le  monde 
devrait  l'être.  G'était'un  des  plus  acharnés  antagonistes  de  Proudhon. 
On  peut  réfuter  Leroux^quelqaefois  ;  il  faut  l'admirer  toujours. 


—  CXII  — 

par  un  père.  On  dit  que  ce  père  de  la  nation  est  fils  d'un 
sergent,  cet  autre,  petit-fils  d'un  tambour-major.  C'est 
égal.  Les  professeurs  nous  ont  enseigné  que  c'est  le  des- 
cendant d'une  dynastie  pure  qui  règne  sans  interruption 
depuis  cinq  ou  six  cents  ans.  Les  Allemands  et  les  prêtres 
nous  assurent  qu'ils  sont  là  par  la  grâce  de  Dieu,  Ouvrez 
donc  vos  coffres,  vos  malles,  vos  sacs,  vos  bourses  ;  videz 
vos  poches.  Laissez-vous  fouiller,  tâter.  Vous  ne  trouvez 
pas  que  cela  soit  abject,  dégradant,  révoltant  ?  Le  sang 
ne  vous  monte  pas  à  la  tête  ?  Vous  ne  vous  sentez  pas 
froissé,  avili,  meurtri?  Tant  mieux  pour  vous.  Vous  avez 
sans  doute  appris  les  droits  de  l'homme  et  la  théorie  de  la 
liberté  transcendante  d'un  humaniste,  d'un  philosophe 
allemand.  Il  vous  aura  dit  que  le  Zollverein,  c'est  le  som- 
met de  la  science  économique Y  a-t-il  des  femmes 

dans  votre  société  ?  Excusez.  Il  y  a  eu  une  dénonciation 
qui  se  nomme  légale.  Une  contrebande  !  Vos  femmes,  vos 
sœurs,  vos  filles  seront  obligées  d'éter  leurs  robes,  leurs 
jupons,  leurs  corsets.  Vous  êtes  tranquilles  ?  11  7  a  un 
cabinet  particulier  ;  et  des  femmes  pour  déshabiller.  Cela 

se  fait  avec  décence Mais  c'est  stupide,  mais  c'est 

dégoûtant  ;  c'est  une  lâcheté  qui  n'a  pas  de  nom.  Vous 
êtes  contents,  hommes  de  progrès.  «C'est  un  règlement,» 
me  dites-vous.  Un  règlement  infâme  I  On  vous  accuse 
d'avoir  des  papiers  prohibés,  des  lettres  secrètes.  On  vous 
ôte  vos  souliers,  vos  bas.  On  vous  traite  comme  on  ne 
traite  pas  des  bêtes.  Un  chien  mordrait  si  quelqu'un  vou- 
lait écarter  le  poil  de  sa  queue  ;  un  cheval  donnerait  un 
coup  de  sabot.  Vous  êtes  des  hommes  libres  et  éclairés  et 
vous  supportez  cette  abjection,  vous  fraternisez  avec  ceux 
qui  sont  descendus  plus  bas  que  les  plus  vils  des  ani- 
maux!... Partons. 
Halte-I&.  Encore  une  barrière!  C'est  une  ville,  une 


—  cxni  — 

capitale  ;  ce  n'est  plus  la  frontière  I  Qu'est-ce  donc? 
Vienne,  Prague?  Arrêtez.  «  Avez-vous  à  déclarer  quel- 
que chose?»  Du  tabac,  des  comestibles.  Sommes -nous  à 
Paris?  non;  c'est  l'empire  d'Autriche.  Halte-là.  Quoil 
encore?  Un  pont,  payez,  halte-là,  barrière!  Payez  pour 
le  pavé  :  Maufh.Bu  nord  au  midi,  de|rouest  à  Test,  voyez- 
vous  ces  grandes  routes  qui  s'étendent  et  se  croisent?  Ce 
sont  des  routes  impériales,  royales,  ducales,  comtales, 
kaùerltch,  kœntglich,  kaiser lick-koniglich  y  gross-kerzog^ 
lichy  herzogltch,  grafschafilich,  wiperatorskije^  gosudars» 
twiennyje.  C*est  à  se  casser  la  langue.  Et  ces  grands  bâti- 
ments? ces  écoles?  ces  musées?  Tout  cela  :  impérial, 
kaiserlichy  kœniglich.  Les  empereurs,  les  rois  y  ont-ils 
travaillé  eux-mêmes?  Non  ;  M.  le  Bezirkivorsteher  a  pris 
solennellement  la  truelle  au  nom  de  M.  k Staathalter  qui 
lui  a.donné  cet  ordre  au  nom  du  ministre,  qui  lui  a  com- 
muniqué la  volonté  suprême  du  Kaùer  ou  du  Kœnig  (dont 
celui-ci  ne  sait  rien,  bien  entendu),  et  il  a  posé  la  pierre 
angulaire  en  présence  de  M.  le  curé  et  de  M.  l'évoque 
paré  de  la  robe  pontificale,  tenant  la  croix  en  main.  Ces 
murs,  ces  chemins  sont  arrosés  de  la  sueur  des  peuples. 
La  logique  enseignée  aux  écoles  par  les  savants  profes- 
seurs démontre  qu'ils  n'appartiennent  pas  à  la  nation. 

Quelle  est  donc  cette  foule  de  petits  enfants,  à  demi 
nus  qui  courent  dans  les  rues?  qui  crient,  qui  se  battent, 
qui  sautent  les  uns  sur  les  autres,  ces  enfants  des  deux 
sexes?  Ce  sont  de  futurs  citoyens  de  l'Etat,  de  futures 
mères  de  famille,  a  des  êtres  purs  et  joyeux,  »  «  futur» 
esclaves  ou  tyrans,  »  selon  l'expression  de  Victor  Hugo. 
Ils  sont  décorés  1 . .  Quels  joujoux  tiennent-ils  en  main  ?  De 
petits  fusils,  de  petits  stylets,  de  petits  arcs.  Ils  assassinent 
en  attendant  les  papillons  et  les  hannetons  jusqu'à  ce 
qu'ils  apprennent  à  assassiner  leurs  semblable».  Ce  n'est 


—  cnv  — 

rien.  Au  commencement  du  dix-neuvième  siècle  les  en- 
fants avaient  de  petites  guillotines,  et  s'amusaient  à 
couper  la  tôte  à  leurs  poupées.  Ma  mère  me  racontait  ce 
détail  avec  effroi.  C'est  ainsi  que  la  petite  génération 
jouait  à  la  mort  comme  au  colin-maillard!  Aujourd'hui, 
elle  est  plus  avancée.  Il  n'y  a  plus  de  maisons  paternelles; 
il  n'j  a  que  des  rues  ;  elles  tiennent  lieu  de  mères.  Et  ces 
bambins  qui  portent  des  noix,  des  roses  des  Alpes,  des  vio- 
lettes de  Parme,  ces  petits  artistes  savoyards  pinçant  une 
corde  sur  un  morceau  de  planche,  se  tordant  la  bouche  ; 
ces  petites  ûlles  fleuristes  de  Londres?...  Ahl  passons. 
C'est  navrant. 

Voilà  les  chrétiens  qui,  après  avoir  entendu  un  élo- 
quent sermon  €  sur  la  tempérance^  »vont  tout  droit  au  ca- 
baret placé  vis-à-vis  de  l'église.  Il  faut  des  anges  ou  des 
saints  pour  résister  à  tant  de  tentations.  Rien  qu'à  !l^aris 
on  compte,  d'après  l'almanach  Bottin,  près  de  trois  mille 
cafés,  sans  parler  des  hôtels  et  des  restaurants.  Cette 
ville  contient  environ  quatre  mille  marchands  de  vin. 
La  production  de  houblon  monte  en  Europe  jusqu'à  un 
million  de  quintaux.  En  Angleterre  même  750,000  ! 
Chaque  personne  boit  en  moyenne  200  à  300  litres  de 
bière  par  an.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  consommation 
de  vin  est  plus  grande.  En  France,  sur  170  aliénés  placés 
pendant  un  an  à  Charenton,  60  succombèrent  à  la  mala- 
die mentale,  par  suite  de  l'usage  de  l'alcool.  Plus  d'un 
tiers  I  A  Londres,  la  police  ramassa  dans  les  rues  durant 
une  seule  année,  17,452  hommes  et  17,225  femmes  com- 
plètement ivres.  C'est  abominable  et  terrible  I  En 
Suisse,  le  nombre  de  distilleries  augmenta  tellement 
pendant  une  trentaine  d'années,  qu'il  y  en  a  maintenant 
cinq  fois  autant  qu'il  n'y^en  avait.  Le  ministre  des  finan- 
ces de  Pétersbourg  ouvrit  une  large  voie  à  la  démorali- 


—  cxv  — 

sation  du  peuple  en  abaissant  le  prix  de  Teau-de-yie  pour 
les  consommateurs  et  en  faisant  payer  aux  producteurs  un 
impôt  nommé  accise  qui  rapporte  à  l'État  200  millions  de 
roubles,  près  de  huit  cents  millions  de  francs  par  an.  On 
a  calculé  que  l'entretien  de  l'armée  dans  cette  monarobie 
coûte  autant.  La  propagande  de  la  société  de  tempérance 
y  est  regardée  comme  un  crime  d'État.  U  est  triste  de 
dire  que  Tivresse  augmente  dans  les  pays  constitutionels 
à  mesure  que  Ton  donne  au  peuple  de  plus  grands  privi- 
lèges. La  vérité  avant  tout.  Cependant  la  raison  en  est 
palpable.  Les  gouvernements  en  facilitant  pour  leur  pro- 
pre intérêt  la  production  des  boissons,  abaissent  la  di- 
gnité de  rhommoy  qu'ils  font  semblant  de  relever  par  les 
lois  plus  libérales.  Ce  qu'ils  établissent  d'une  main,  ils 
le  détruisent  de  l'autre*  C'est  une  politique  babile  et  en 
même  temps  la  source  de  plus  grands  revenus.  Le  peuple  ne 
s'aperçoit  pas  qu'il  noie  sa  liberté  dans  le  verre.  Toute- 
fois, il  faut  avouer  aussi  qu'en  Amérique,  dans  les  Etats- 
Unis,  sur  375,000  personnes  mortes,  il  y  en  avait  37,000 
qui  succombèrent  des  suites  de  l'ivresse  (1). 

En  Europe^  le  travail  excessif  éveille  l'envie  de  boire  ; 
il  est  l'effet  du  mécanisme  gouvernemental;  d'un  autre 
côté,  le  manque  d'un  principe  religieux,  stable,  dans  un 
pays  nouvellement  organisé,  tel  que  l'Amérique,  est  la 
cause  de  ce  débordement  de  passions.  En  général»  l'Eu- 
rope produit  un  demi-sceau  de  vin  par  tête  I 

Allons  plus  loin.  Entrons  dans  les  écoles  primaires.  Un 
philosophe  anglais,  Locke,  a  dit  :  a  Si  j'élève  mon  fils  k 
la  maison,  je  crains  qu'il  ne  devienne  un  fat,  si  je  le 
rends  aux  écoles,  je  crains  qu'il  ne  soit  un  sot.  s  Quel 


(1)  Compte  rendu  de  M.  Victor  Borie.  Le  Siècle,  i865.  Pour  les 
autres  détails,  Kolb  Yergleicbende  Statistik, 


—   CXVI  — 

bonheur  qu'il  vécût  au  dix-septième  siècle  1  M.  Vigneul- 
Marville  raconte  qu'il  connaissait  une  femme  qui  avait 
élevé  ensemble  une  souris,  un  chat,  un  chien  et  un 
moineau,  vivant  dans  une  parfaite  entente  cordiale. 
Les  prêtres  prêchent  depuis  tantôt  dix-neuf  siècles 
Vamour  fraternel  et  ils  n'ont  pas  réussi  à  faire  avec  les 
hommes  ce  qu'a  fait  cette  bonne  femme  avec  les  ani- 
maux.  Ecoutons  le  catéchisme.  «  Celui  qui  commet  un 
péché  sera  condamné  au  feu  éternel.  »  Mais  a-t-on  jamais 
mesuré  ce  que  c'est  que  l'éternité  ?  Pour  un  seul  péché, 
des  tourments  éternels  I  C'est  plus  que  t  jrannie  !  Dieu  est- 
il  donc  un  tyran  ?  un  monstre  ?  Et  ce  feu,  qu'est-ce  'donc! 
demande  un  enfant.  C'est  du  feu  qui  brûle  ;  répond  Fabbé. 
—  N'as-tu  jamais  vu  le  feu?  L'enfer,  c'est  un  feu  éternel 
où  il  y  a  du  soufre  et  du  goudron  et  de  la  poix.  Pauvres 
enfants  I  Ils  se  figurent  qu'on  les  rôtira  comme  un  rosbif, 
parce  qu'on  les  rend  hôtes.  Ils  deviendront  un  jour  mou- 
chards, espions,  gardiens  de  prisons,  commissaires  d'en- 
quêtes, gendarmes,  douaniers,  percepteurs,  censeurs, 
délateurs,  bourreaux,  tueurs  d'hommes,  couverts  de  toute 
espèce  d'uniformes  et  de  joujoux  ;  ils  formeront  ces  mil- 
lions de  satans  qui  ont  changé  la  terre  en  enfer,  et  ceux- 
là  ne  seront  pas  damnés  parce  qu'ils  agissent  a  selon  la 
loi.,..  >  Plaisanterie  à  part,  j'ai  connu  un  ecclésiastique 
très-distingué  qui  se  figurait  un  diable  avec  une  queue  et 
des  cornes.  Telle  est  la  base  de  l'éducation  et  de  la  mora- 
lité !...  Continuons.  Les  enfants  récitent  des  vers  par  cœur. 
Le  poëme  d'un  écrivain  de  génie  I  Décidément  le  profes- 
seur de  rhétorique  est  un  libre-penseur.  Monsieur  l'abbé 
ne  l'aime  pas  parce  qu'il  estgrand  admirateur  de  Voltaire. 


«  Je  chante  ce  héros  qui  régna  sur  la  France, 

«  Et  par  droit  de  conquête  et  par  droit  de  naissance.  » 


—  cxvn  — 

Que  d'absurdités  dans  ces  deux  vers  d'un  homme  que 
les  uns  maudissent  et  les  autres  admirent  !  11  y  a  donc 
un  droit  d$  conquête  et  un  droit  de  naissance/...  Quel 
abîme  d'erreurs  !  Quelle  source  d'idées  pour  un  enfant  ! 
Qu'on  s'étonne  après  que  le  monde  soit  à  rebours  I  Mais 
M.  Thiers  admet  le  droit  du  fait  accompli.  Pourquoi  ne 
Tappliquerait-on  pas  à  tous  les  voleurs  et  à  tous  les  bri- 
gands ?...  Il  n'y  aurait  pas  de  tribunaux. 

Visitons  les  écoles  supérieures.  Les  idées  fondamenta- 
les qui  constituent  l'essence  de  l'éducation  élémentaire 
ont  une  plus  grande  extension  dans  les  Universités.  Ua 
professeur  de  théologie  catholique  enseigne  la  religion 
d'après  le  Catéchisme  de  persévérance  de  Gaume  et  des- 
milliers  de  commentateurs  qui  ontimprimé  des  millions  de 
volumes.  Qui  n'a  jamais  lu  ces  blasphèmes  n'a  qu'à  con- 
sulter les  bibliothèques  dites  «  populaires  et  utiles.»  Nous 
n'avons  pas  le  temps  de  nous  en  occuper.  Mais  voici  un 
petit  livre  trouvé  sur  notre  passage.  Il  nous  donnera  l'idée 
des  prétentions  gigantesques  du  clergé  ;  il  nous  fera  voir 
jusqn*où  peut  aller  le  despotisme.  Ouvrons.  «  Je  dis  que 
si,  pour  les  malheur  des  peuples^  il  y  avait  quelques  prê- 
tres assez  aveugles  pour  tolérer  la  valse  et  la  polka  en  con- 
naissance de  cause,  indignes  de  leur  sublime  ministère, 
ils  feraient  autant  de  sacrilèges  qu'ils  donneraient  d'absolu-' 
tions  »  —  Où  le  sublime  ministère  ne  va-t-il  pas  se  ni- 
cher (1)  ! 

Les  professeurs  protestants  sont-ils  plus  raisonnables? 
Leur  doctrine  consiste  à  détruire  toute  foi,  toute  auto- 
rité (excepté  celle  du  gouvernement  monarchique  bien 
entendu),  à  rejeter  tout  ce  qu'ils  ne  comprennent  pas 

(1)  Quelques  mots  sur  les  danses  modernes.  Nouvelles  révéla- 
tions (!  !  !)  par  le  vicomte  de  B.  Saint-Laurent.  Troisième  édition. 
Page  32. 

9' 


—  cxTm  — 

eux-mêmes,  à  semer  la  haine  et  la  discorde  parmi  les 
chrétiens  de  différents  cultes.  Le  critérium  du  protestan- 
tisme le  plus  éloquent  que  j*aie  jamais  vu,  et  qui  peut 
également  résumer  en  lui  toute  la  science  théologique 
négative,  c'est  un  livre  qui  a  eu  un  nombre  incroyable 
d'éditions  et  d'exemplaires.  Jetons  un  coup  d'oeil  rien  que 
sur  le. titre  de  cet  ouvrage  :  €  VAnatomie  de  la  messe,  »  Il 
est  impossible  d'être  plus  insolent,  plus  brutal,  plus  insi- 
pide avec  tant  d'érudition.  L'auteur  n'a  pas  assez  de  pers- 
picacité pour  comprendre  les  sublimes  symboles  de  la 
messe  (malheureusement  défigurés  par  les  inventions  sup- 
plémentaires du  fanatisme  et  l'éducation  superficielle  du 
clergé  catholique),  et  il  croit  triompher  en  venant  dissé- 
quer la  forme  d'un  culte  religieux  avec  le  scalpel  de  son 
petit  esprit  (1). 

Ni  les  uns  ni  les  antres  ne  songent  aux  vrais  malheurs 
des  peuples,  à  les  unir,  mais  ils  font  tout  pour  les  désunir 
et  se  disent  chrétiens  1  Qu'ont-ils  fait  jusqu'à  présent  en 
propageant  leurs  théories  et  en  s'entre-mangeant  mutuel- 
lement ?  Les  prêtres  catholiques  défendent  les  valses  et  les 
polkas  sous  peine  d'excommunication  ;  les  pasteurs  pro- 
testants défendent  la  lecture  des  plus  beaux  ouvrages  qui 
aient  jamais  paru  :  Stunden  der  Andacht  et  l'Imitation  de 
JêsuS'Christy  par  Thomas  à  Kempis,  Il  y  a  de  quoi  perdre 
la  tête.  Mais  ils  sont  «  assez  aveugles  »  pour  a  tolérer  x>  de 
pareilles  doctrines  répandues  dans  les  universités  alleman- 
des :  €  Le  simple  état  de  possession  doit  passer  avec  le 
temps  en  état  légal,  o  Der  blosze  Besitzzustand  musz  mit 
der  Zeit  in  den  Rechtsstand  iibergeken.  C'est  un  principe 
de  brigands  I  Écoutons  plus  loin  :  «  Prétendre  que  le  fait 


(1)  Cet  ouvrage,  écrit  en  allemand,  est  intitulé  :  Anatomie  der 
Messe  von  D'  Wiîhelm  Joos, 


—  CXK  — 

a  de  possession  et  le  gonvernement  de  fait,  même  oelai 
€  d*un  usurpateur  à  qui  on  obéit  cependant,  ne  peuvent 
a  être  jamais  reconnus  comme  légaux,  serait  introduire 
€  dans  la  question  des  difficultés  inextricables,  car  il  7  a 
€  peu  d'états  en  Europe  dont  le  droit  public  ait  été  libre 
«  d'usurpation  dès  le  commencement  môme  (1).  > 

Fuyons  I  Quittons  les  Universités,  leur  théologie  et 
leur  logique.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  Ton  nomme 
la  politique  des  Allemands  die  Professoren^poliUkt  Elle  se 
résume  en  quelques  mots  :  Ce  qui  est  bon  à  prendre  est  bon 
à  garder.  Vn  de  leurs  plus  grands  patriotes,  /.-G.  Seume^ 
disait  :  «  Les  Allemands  étaient  toujours  barbares  on  à 
demi  barbares;  ils  n'ont  jamais  pu  s'élever  à  la  justice 
universelle  et  à  la  liberté.  ^  Un  autre  auteur  distingué,  le 
baron  Fr.  von  Moser  écrivit  ces  paroles  :  €  J'ai  presque 
honte  d'être  Allemand  lorsque  je  pense  quels  hommes 
deviendront  nos  princes  héréditaires.  Ils  ressembleront  à 
Roboam  qui  disait:  «Mon  pore  vous  imposa  un  joug  pe- 
sant, je  le  ferai  encore  plus  pesant.  Mon  père  vous  don- 
nait des  coups  de  fouet,  et  je  vous  battrai  avec  des 
scorpions.  »  Moser  vécut  au  milieu  du  siècle  passé  et  ne 
prévoyait  pas  un  malheur  plus  grand  pour  sa  patrie,  il  ne 
prévoyait  pas  que  la  nation  avec  tous  ses  petits  princes 
supporterait  le  joug  ignominieux  d'un  seul  ministre  (2). 

€  Le  monde  est  en  proie  au  mal,  »  disait  le  célèbre 
Eant,  dans  le  siècle  passé;  il  n'y  trouva  aucun  remède, 
mais  laissa  les  paroles  suivantes  qui  méritent  la  plus 
grande  attention  comme  provenant  d'un  juge  impartial, 


(1)  Toiles  sont  les  notions  élémentaircB  du  droit  politique  qui 
sont  la  baso  de  la  jurisprudence  allemande.  On  trouva  ces  défini- 
tions si  infaillibles  qu'on  les  admit  dans  les  recueils  encyclopédi- 
ques. Comp.  :  Aligemeùis  dcutsche  Knajklopœdie .    Art,  HechU 

(2)  Comp.  Neue  Fr,  Presse,  Deutsche  Professoren  und  Bismarks- 
che  Poiitik,  1865. 


—  cxx  — 

d'un  esprit  élevé,  sain,  et  infiniment  supérieur  à  tous  les 
philosophes  allemands  :  «  Il  faut  convenir  que  la  conser- 
vation et  la  pureté  de  la  croyance  ecclésiastique,  que  la 
propagation  uniforme  et  générale  de  cette  croyance,  que 
même  le  respect  pour  la  révélation  qu'elle  contient, 
peuvent  être  suffisamment  assurés  par  l'Ecriture  sainte 
qui  doit  être  un  objet  sacré  pour  les  contemporains  et 
les  générations  futures.  »  {Religion  innerhalb  dtr  Grenzen 
der  bloszen  Vemunft.  art.  111,,  ch,  v.) 

C'est  une  question  de  la  plus  haute  importance.  Mais 
comment  est-elle  appliquée?... 

Que  voyons-nous?  Entrons  dans  les  églises.  «,  L'auto- 
rité, c'est  moi,  »  dit  le  prédicateur  protestant.  «  L'auto- 
rité c'est  le  Tsar,  »dit  le  prédicateur  schismatique.  Voilà 
pourquoi  le  général  Mannteufel  répondit  aux  députés  du 
Schleswig  qui  réclamaient  leurs  droits  :  «  Votre  loi,  c'est 
la  volonté  du  roi.  »  Voilà  pourquoi  un  petit  bureau- 
crate moscovite,  gouverneur  d'une  province  en  1863,  fit 
entendre  aux  Polonais  des  paroles  plus  fiéres  que  celles 
de  Mannteufel  et  de  Louis  XIV  même  :  «  Votre  loi,  c'est 
ma  volonté.  » 

Passons  en  Italie.  Nous  y  trouverons  peut-ôtre  la  pra- 
tique de  la  véritable  doctrine  du  Christ.  C'est  à  Rome,  au 
sein  du  catholicisme,  qu'il  faut  chercher  la  pureté  de  la 
croyance  chrétienne...  En  route  I  Nous  y  sommes.  Halte- 
là  I  Des  gendarmes!  des  douaniers!  la  police!  les  sbires! 
On  demande  des  passe-ports;  on  fouille  !  Au  nom  du  Vi- 
caire du  Christ!...  au  nom  du  Sauveur  de  l'humanité  !... 
de  celui  qui  fut  la  liberté  suprême,  et  l'amour  suprême  ! . .. 
Le  Vatican  au  lieu  de  la  modeste  étable  ! . ..  Des  huissiers, 
des  chambellans...  des  maîtres  de  cérémonies... la  garde. 
Baisons  les  pieds  de  cet  humble  servus  servorum.  Grand 
Dieu!  La  croix  du  Sauveur  sur  les  pantoufles  du  pape  !... 


—  CXXI  — 

Suivons  la  foule.  Voici  une  procession  :  à  Naples,  à 
Florence,  à  Milan.  Grande  et  belle  cérémonie,  relevant 
l'âme,  inspirant  je  ne  sais  quel  sentiment  pieux  et  idéal. 
Jamais  forme  d'un  culte  ne  fut  plus  grandiose.  Ces  chants, 
ces  cierges,  ces  drapeaux,  la  croix,  ce  symbole  de  liberté, 
de  vérité,  de  sacrifice  !  Oi/dirait  que  c'est  vraiment  la  mar- 
che de  l'esprit  pur  et  saint.  Les  sens  s'apaisent,  les  mé- 
chants tremblent,  la  voix  du  démon  se  tait.  La  tôte  s'in- 
cline involontairement  ;  les  genoux  fléchissent,  le  cœur 
bat,  une  émotion  indicible  s'empare  de  l'homme  qui  n'est 
pas  encore  tout  à  fait  dégradé,  il  a  envie  de  devenir 
bon...  il  Test.  Mais.... qu'est-ce  donc  que  ce  spectacle  au 
milieu  de  cette  marche  solennelle?...  Des  idoles,  des 
poupées!...  Jésus-Christ  en  perruque  I...  la  Sainte-Vierge 
en  crinoline!...  le  sang  de  saint  Janvier!  Là-bas  on  rit, 
on  danse...  voilà  une  jeune  fille  jouant  le  rôle  de  la  Ma- 
done!... On  se  prosterne  devant  la  statue  de  Vénus...  on 
vend  les  larmes  d'un  saint...  les  robes  de  Marie...  voilà 
les  clous  de  la  croix...  nous  en  avons  vu  une  dizaine  à 
Cologne,  à  Paris,  partout...  la  troisième  ou  la  quatrième 
tête  de  saint  Jean  !...  Partons;  ce  sont  des  païens. 

AUons  à  Moscou;  entrons  dans  cette  église....  On 
ne  fait  que  se  signer.  Mille  génuflexions...  les  prêtres  se 
baisent  les  mains...  on  n'entend  pas  le  nom  de  Dieu,  mais 
celui  du  Tsar  et  de  sa  famille...  litanies  à  n'en  plus  fi- 
nir. On  célèbre  une  fête  au  cabaret.  Il  y  en  a  une  cen- 
taine dans  l'année.  Revenons  en  Allemagne.  Voici  un 
temple  protestant.  Entrons-y.  Le  peuple  est  convena- 
blement mis.  On  chante;  on  prie...  mais  la  foi  justifie 
les  actions... 

Passons  en  France.  Nous  sommes  fatigués,  frustrés. 
Nous  avons  besoin  de  recueillement.  Le  monde  est  si 
méchant  et  si  stapide  !  Cherchons  une  consolation  dans  la 


—  cxxn  — 

religion.  Asseyons-nous  dans  le  petit  coin  de  cette  église 
magnifique.  Il  est  doux  de  quitter  la  terre,  de  prier,  de 
rôver  à  Dieu,  au  bonheur  éternel,  les  jeux  fermés... 
L'âme  s'envole  vers  les  régions  inconnues...  enchante- 
ment... délice...  «  Présentez  vos  armes!  »  Juste  ciell... 
Encore  des  armes  !  des  soldats  !  On  présente  des  armes  de- 
vant le  Christ  comme  devant  un  général  1 . ..  Voici  cepen- 
dant un  vrai  général.  Un  chapeau  magnifique,  des  epau- 
lettes,  sans  doute  pour  parer  le  coup  de  sabre...  bas  de 
soie,  bottines  vernies  ornées  de  boucles  élégantes,  le 
bâton  de  maréchal  en  main.  Quel  air  altier  I  Digne  com- 
mandant de  l'armée.  Non;  ce  n'est  qu'un  suisse!,..  Et  ces 
gens-là  en  chapeau?  qui  sont-ils?  Des  sergents  de  ville. 
Oh  !  mon  Dieu!  Partout  la  police  !...  Est-ce  la  faute  du 
gouvernement?  Certainement  non.  Pourquoi  la  société 
a-t-elle  besoin  d'être  surveillée  comme  des  enfants  ou 
des  aliénés?...  Voilà  des  ivrognes  qui  entrent^  Blouses 
bleues.  Vêtements  déboutonnes.  Ils  viennent  de  les  en- 
dosser pour  aller  à  l'église  ;  au  cabaret  ils  avaient  des 
hahits  neufs...  Qu'est-ce  donc  sur  ce  mur?  Des  certificats 
à  la  sainte  Vierge  gravés  sur  marbre!  !  !  (1) 

Prions.  Un  moment  de  silence...  Fermons  les  yeux. 
«Votre  place,  s'il  vous  plaît.  » — «  Comment!  ma  place?  » 
—  «Payez  votre  place,  monsieur.  »  —  «  Mais  je  suis 
dans  la  maison  de  mon  pôrel  »  —  «  C'est  égal;  payez 
deux  sous.  »  Voici  le  tarif  :  La  grand'messe,  15  centimes 
une  chaise.  Vêpres  solennelles  10  centimes.  Messe  basse 
5  centimes. 

C'est  indigne,  c'est  infâme,  c'est  une  profanation  qui 
n'a  pas  do  nom.  Le  Christ  les  aurait  rossés  ces  merce- 

(1)  Dans  bien  des  églises  on  voit  des  inscriptions  suivantes: 
«  J'ai  prié  dans  cette  chapelle  et  j'ai  été  exaucée.  »  «  Merci,  6 
Marie  f  »  etc. 


—  cxxin  — 

naires  éhontés,  comme  il  a  rossé  à  Jérusalem  «  les  négo^ 
ciants  et  les  banquiers  qui  ont  fait  de  Véglise  un  repaire  de 
brigands.  » 

Prions,  recueillons-nous...  «Pour  Tontretien  de  Té- 
glise,  s'il'  vous  plaît.  » —  Nous  voilà  quitte  pour  quel- 
ques sous.  Personne  ne  viendra  plus  troubler  notre  mé- 
ditation. -—  «  Pour  une  œuvre  de  bienfaisance,  s'il  vous 
plaît.  )►  —  Ah  !  voilà  encore  quelques  sous.  On  donnerait 
un  franc  pour  se  débarrasser.  C'est  fini.  Nous  pouvons 
continuer  nos  prières. — «  Pour  les  pauvres  de  la  paroisse, 
s'il  vous  plaît.  »  —  Mais  ces  dorures,  ces  cristaux,  ce 
luxe,  ces  carrosses,  ces  palais!...  Ilfaut  se  résigner.  Pen- 
sons aux  misères  humaines.  Demandons  Tinspiration  au 
Saint-Esprit.  —  «  Pour  les  frais  de  l'adoration,  s'il  vous 
plaît.  »  Ne  peut-on  pas  adorer  Dieu  sans  payer? 

Oh  î  les  barbares  !  C'est  comme  au  théâtre.  Quand  l'âme 
est  saisie  d'ivresse ,  d'enchantement ,  on  vient  crier  : 
«  La  pièce,  YEntr'acte^  le  programme  du  spectacle,  la 
pièce,  le  journal  du  soir.  »  Ce  sont  autant  de  coups  de 
poignard.  Comment!  le  clergé  catholique  ne  s'aporçoit-il 
pas  qu'il  mine  le  catholicisme  à  tout  bout  de  champ,  qu  il 
est  devenu  la  risée  des  hommes  raisonnables,  qu  il  porte 
atteinte  au  christianisme?  Ne  s'apcrçoit-il  pas  que  s'il  en 
tient  encore  quelques-uns  dans  une  obéissance  stupide,  il 
est  détesté  par  le  peuple?...  Ne  sait- il  pas  que  le  peuple 
disait  un  jour  en  voyant  les  Dominicains  :  «  Quand  donc 
tordrons-nous  le  cou  à  ces  cigognes  blanches?  »  A  Mi- 
lan, lorsqu'on  représentait  Don  Carlos  de  Schiller,  le  pu- 
blic a  crié,  sifflé  à  la  vue  du  prêtre  qui  est  entré  sur  la 
scène  pour  y  jouer  son  rôle,  car  il  no  pouvait  pas  sup- 
porter sa  présence.  Un  pareil  symptôme  ne  mérite- t^il 
pas  la  plus  sérieuse  attention?  n'exige-t-il  pas  impérieuse- 
ment la  réforme   radicale  et  prompte  du  culte  et   du 


—  CXXIV  — 

clergé?...  Seulement,  pas  de  sophisme  l  Qu'on  ne  vienne 
pas  me  dire,  les  mains  jointes  et  les  yeux  baissés  :  «  La 
vraie  religion  du  Christ  a  toujours  été  persécutée.  »  C'est 
bon  pour  les  ignorants.  Est-ce  à  dire  que  je  veuille  déni- 
grer le  ministère  du  prêtre  vraiment  sublime?  Dieu  m'en 
préserve.  La  saine  raison  du  peuple  saura  toujours  res- 
pecter ceux  qui  en  sont  dignes;  mais  pour  ouvrir  les  yeux 
aux  aveugles,  pour  prévenir  le  danger  imminent,  pour 
vaincre  l'opiniAtretô  des  pouvoirs  civils  et  ecclésiastiques 
que  rien  n'a  pu  fléchir  jusqu'à  présent,  il  faut  des  moyens 
efficaces  et  énergiques,  c'est-à-dire  il  faut  avoir  le  cou- 
rage de  parler  haut  et  fort. 

Quels  sont  les  effets  de  ces  différentes  doctrines  qui 
se  disent  chrétiennes?  quel  est  le  culte  qui  est  le  meil- 
leur? Y  Brlril  plus  d'hommcs  vertueux  et  libres  parmi 
les  catholiques  que  parmi  les  protestants ,  ou  bien  vice 
versa?  Consultons  la  statistique,  passons  en  revue  tous 
les  pays.  Nous  y  trouverons  les  mêmes  erreurs,  les  mê- 
mes vices  et  en  proportion  égale.  Il  est  difficile  de 
dire  quel  est  le  culte  qui  a  le  plus  d'influence  sur  la  mo- 
ralité des  hommes.  Mais  ne  faisons  aucune  différence 
entre  un  crime  et  un  crime;  ne  faisons  pas  de  diffé- 
rence entre  un  crime  commis  sur  des  nations  entières 
et  un  crime  commis  sur  un  individu.  Et  les  caté- 
chismes, comment  expliquent-ils  la  base  de  toutes  les 
lois  et  de  la  moralité?  Les  professeurs,  les  philoso- 
phes comment  appliquent -ils  les  commandements  de 
Dieu  et  de  Jésus-Christ?  Chacune  de  ces  lois  suprêmes 
n'est  qu'une  lettre  morte  dans  la  vie  pratique  de  la  so- 
ciété. Elle  se  rapporte  à  la  chair ^  à  l'individu,  aux  dé- 
tails, je  dirai  même  aux  niaiseries,  suivant  l'explication 
théologique  et  philosophique  ;  l'esprit  n'y  entre  pour  rien. 
Telle  est  l'éducation  des  enfants,  telle  est  l'éducation 


—  cxxv  — 

des  jeunes  gens.  «  Tu  ne  tueras  point.  Tu  ne  voleras 
point.  »  Mais  on  assassine  des  nations  entières,  on  leur 
vole  leur  propriété  I  On  torture  rame,  on  la  déprave,  on 
la  dégrade,  on  tue  Tesprit,  car  c'est  le  tuer  que  de  le  ré- 
duire à  la'force  brutale.  On  vole  aux  hommes  ce  qu'il  y  a 
de  bon  dans  leur  nature,  pour  en  faire  des  diables.  On 
leur  vole  leurs  facultés,  leur  intelligence,  leurs  senti- 
ments nobles,  leurs  élans  vers  le  bien,  vers  le  juste. 
N'est-ce  pas  violer  les  commandements  de  Dieu,  les  lois 
de  la  nature?  Où  est  donc  le  clergé  soi-disant  interprète 
de  Dieu,  qui  s'y  oppose?  Et  qu'après  on  s'étonne  que  la 
religion  soit  en  décadence  partout!  Où  sont  donc  les 
professeurs   pour    expliquer  aux   élèves  les  droits   de 
l'homme?  Où  sont  les  vrais  chrétiens?  où  sont  enfin  les 
«  rationalisées  >  logiques? 

On  commet  des  crimes  en  grand;  et  un  petit  voleur 
doit  être  damné  et  rôti  dans  le  feu  éternel!  On  répand 
des  idées  homicides,  on  fait  couler  des  torrents  de  sang, 
on  tient  les  hommes  dans  une  abjection,  dans  un  culte 
€  d^ autres  Dieux  »  et  personne  n'y  songe  !  C'est  absurde, 
c'est  enfin  ridicule,  si  l'on  ne  veut  pas  admettre  que  c'est 
criminel.  Les  grands  forfaits  sont  tolérés,  les  petits  pé- 
chés, une  polka,  une  valse  dévergondée  sont  poursui- 
vis!... (1) 

Pendant  le  règne  de  Ferdinand  11  et  de  François  11,  en 
Sicile  et  à  Naples  on  introduisit  un  régime  devant  lequel 


(!)  Quiconque  aura  la  patience  de  lire  cet  ouvrage  jusqu'à  la  fln 
verra  qu'il  s'agit  de  distinguer  soigneusement  le  principe  de  la  re- 
ligion chrétienne,  destinée  à  être  catholique,  c'est-à-dire  universelle^ 
de  la  manière  de  l'appliquer.  Personne  ne  saura  nier  que,  parmi 
les  prêtres  catholiques,  U  n'y  ait  des  hommes  vraiment  dignes  do 
respect  et  d'admiration;  mais  il  est  aussi  incontestable  que  pour  la 
plupart  le  clergé  qui  se  nomme  catholique  n'est  pas  chrétien.  U  y 
a  une  religion  cléncale. 


—  CXXVI  — 

pâlissent  toutes  les  atrocités  du  mojen  âge.  On  punissait 
de  prison  et  de  mort  pour  «  une  démonstration  muette  »  ou 
pour  a  une  manière  de  penser  digne  de  blâme,ï>  Cela  parait 
fabuleux,  et  cependant  cela  se  passait  sous  nos  jeux.  On 
introduisit  laCuffia  del  si/^nz  to.  Le  peuple  n'osait  plus  pro* 
nonoer  le  mot  a  Roi  ;  »  il  devait  dire  «  Notre  Seigneur.  » 
Chaque  commissaire  de  police,  chaque  gendarme,  cha- 
que gardien  de  prison  avait  non-seulement  le  droit  d'em- 
ployer mais  d'inventer  des  tortures  les  unes  plus  ingé- 
nieuses que  les  autres.  On  murait  les  prisonniers.  Des 
milliers  de  ces  malheureux  remplissaient  les  cachots  de 
SaintrElme  et  de  la  Préfecture  de  police  à  Naples.  Le  fa- 
meux ManiscalcOj  ci-devant  voleur,  espion,  ensuite  gen- 
darme et  à  proprement  parler  vice-roi  de  Sicile,  avait  des 
prisons  à  Morreale  dont  la  description  fait  dresser  les 
cheveux  sur  la  tête.  On  les  ouvrit  le  14  janvier  1848.  Des 
cachots  horribles  se  trouvaient  à  San  Domenieo,  San  Isi- 
dore et  à  Catane.  Dans  une  de  ces  prisons  souterraines 
était  enfermé  le  baron  Nicotera.  Le  ministre  Ajossa  pro- 
clama la  volonté  du  roi.  qui  ordonnait  la  bastonnade  pour 
les  voleurs  et  ceux  qui  troublaient  la  tranquillité  publique. 
Cette  loi,  promulguée  en  1822,  fut  publiée  en  1843  parle 
ministre  de  police  del  Caretto  ;  elle  fut  abolie  par  la  cons- 
titution de  1848  ;  mais  le  roi  la  fit  renouveler  comme 
«règlement  de  police  exceptionnel  pour  maintenir  la 
sûreté  publique.  »  Le  ministre  de  Ferdinand  U,  baron 
Poerio,  mis  en  prison,  après  le  coup  d'Etat  du  15  mai  1848, 
resta  au  bagne  de  Nisida  chargé  de  chaînes,  pendant  dix 
ans.  Son  martyre  est  célèbre.  Une  fut  jamais  jugé  ;  on  le 
déporta  en  Amérique  avec  90  personnes  par  ordre  du  mi- 
nistre.de  police,  le  27  décembre  1858,  quoique  la  déporta- 
tion fût  interdite  parle  code  Napoléon.  Les  cruautés  com- 
mises sur  l'intendant  de  la  comtesse  San  Marco,  nommé 


—  cxxm  — 

la  Lioata,  dépassent  toute  imagination  et  ne  sont  rien  en 
comparaison  des  autres.  Un  officier  de  gendarmes,  Chi- 
ninoi,  appliqua  à  une  femme,  belle  épouse  d*un  citoyen 
nommé  Chimera,  des  tortures  telles  que  la  décence  m' em- 
pêche de  les  raconter.  Cela  eut  lieu  en  1859.  Ce  n*est  que 
le  décret  du  préfet  Liborio  Romano  qui  abolit  dans  le 
royaume  de  Naples  les  cachots  criminali  ou  segrete  le 
9  juillet  1860.  Dans  la  même  année  une  grande  quantité 
de  malheureux  furent  mis  en  liberté  par  Garibaldi  lors- 
qu'il débarqua  en  Sicile  (1). 

Ces  dates  sont  bien  récentes. 

Le  roi  François  II  était  un  despote;  les  journaux  catho- 
ques  le  nommèrent  €  malheureux ^j»  lorsqu'il  fut  expulsé,  et 
le  Pape  le  défendit  I 

La  loi  sanguinaire  du  code  de  Charles-Quint  Carolina^ 
connue  sous  le  nom  de  Hochnothpeinliches  Ilalsgerickt, 
existait  il  n'y  a  pas  longtemps  en  Allemagne  et  en  Au- 
triche. 

Cette  dernière  monarchie  est  encore  appelée  de 
nos  jours  archi-catholique.  Dans  cet  Etat  chaque  loi  qui  a 
pour  but  de  punir  des  forfaits  politiques  est  criminelle 
par  elle-même.  Un  délit  y  est  souvent  envisagé  comme 
crime  de  lèse-majesté  {Hochverrath)  ou  comme  trouble  de 
la  tranquillité  publique  [Stœrung  der  œffentlichen  Ruhé)  (2) 
etjugéparun  tribunal  de  guerre.  En  1846,  Metternich,  mi- 
nistre de  cet  Empire  «archi-catholique,»  fit  égorger  près 
de  trois  mille  citoyens,  femmes  et  enfants.  La  Galicie  fut 
inondée  de  sang.  Aux  martyrs  de  Hongrie  :  le  prélatJMar- 


(1)  Voir  pour  plus  de  détails  l'ouvrage  de  M.  Charles  de  la  Va- 
renne  :  La  torture  en  Sicile. 

(2)  Voir  le  Gode  criminel  d'Autriche  du  15  janvier  1855,  et  les 
crimes  qui  y  sont  désignés  dans  les  articles  50-66,  68-75,  et  sui- 
vants. 


—  cxxtni  — 

tinowich,  le  comte  Sigrai,  Hainotzi,  Latzkowich,  Szentr 
mariai,  exécutés  à  Ofen  après  un  procès  couvert  jus- 
qu'à présent  du  plus  grand  mystère,  succéda  dans  les 
derniers  temps  une  longue  série  de  victimes.  Les  tor- 
tures qu'on  leur  infligea  ne  différèrent  en  rien  des  me- 
sures prises  par  le  général  autrichien  Garaffa  qui,  en 
1686,  institua  le  fameux  Tribunal  de  sang  à  Eperiôs  et 
fut  décoré  de  Tordre  de  la  Toison  d'or.  En  1849,  les  gé- 
néraux hongrois  qui  se  rendirent  sur  parole,  comptant 
sur  la  générosité  de  l'empereur  François-Joseph,  furent 
pendus  à  Arad,  entre  autres  :  Aulich,  Damianich,  Kne- 
zich,  Lahner,  Leiningen^  Nagy,  Poeltemberg  et  Torok. 
Les  autres  généraux  Dessewffj,  Kisz,  Lazar  et  Schwei- 
del  furent  fusillés  par  une  faveur  spéciale.  Le  comte 
Louis  Batthiany^  un  des  hommes  les  plus  illustres  du  dix- 
neuvième  siècle,  qui  s'attendait  à  être  gracié,  fut  con- 
damné à  être  fusillé  comme  les  autres,  par  l'Empereur 
lui-même,  âgé  à  peine  de  dix-neuf  ans.  Il  se  donna  la 
mort  le  jour  où  l'on  devait  le  conduire  à  Téchafaud.  Le 
comte  Etienne  Szecheny  devint  fou  de  désespoir.  Le  gé- 
néral Haynau  sévissait  comme  un  tigre  enragé  au  nom 
de  l'empereur  archi-catholique.  Sans  parler  des  tor- 
tures, il  suffit  de  dire  qu'il  faisait  fustiger  à  coups  de 
canne  les  femmes  et  les  enfants.  11  n'était  d'ailleurs  que 
l'instrument  docile  d'instructions  qui  émanaient  du 
trône. 

On  ne  connaît  pas  le  nombre  de  victimes  que  Ton  massa- 
cra secrètement  dans  les  cachots  souterrains  ;  mais  il  est 
certain  qu'en  Hongrie  seulement  le  gouvernement  autri- 
chien fit  périr  sur  Téchafaud,  pendant  deux  ans,  deux  cent 
quaî'ante^uatre  personnes  pour  les  soi-disant  délits  po- 
litiques. 

En  1852,  on  en  exécuta  71;  en  1853,  on  en  pendit  et 


*-  CXÎIX  — 

fusilla  129;  en  1854,  enûn,  44.  Et  la  cour  de  Rome  pro- 
tège les  Habsbourg  !  (1). 

Ob  !  ne  perdons  jamais  de  vue  ces  grands  crimes  des 
grands  de  ce  monde.  Toutes  les  fois  que  nous  parcourons 
TEurope,  les  ombres  de  ces  yictimes  infortunées  nous 
BuiTent,  criant  vengeance.  Nous  ne  pouvons  faire  un  pas 
sans  que  notre  pied  ne  foule  une  terre  arrosée  du  sang 
des  martjrs  de  la  liberté. 

Mais  que  sont  toutes  les  cruautés  des  temps  anciens  et 
modernes  en  comparaison  de  Fépouvantable  tableau  des 
persécutions  exercées  en  Pologne  par  les  Moscovites 
sans  discontinuer!  Elles  ne  sont  que  trop  connues.  Bien- 
tôt ces  récits  ressembleront  à  une  action  mythologique. 
Un  auteur  distingué,  M.  Vilbort,  dit  avec  raison  :  «  En 
Pologne,  les  faits  les  plus  incontestables  paraissent  si 
éloignés  de  la  vraisemblance,  le  fantastique  est  tellement 
mêlé  aux  événements  de  chaque  jour,  que  dans  un  siècle 
rhistorien  qui  voudra  raconter  ce  drame  palpitant  et  ter- 
rible hésitera  effrayé,  se  demandant  s'il  n'est  pas  la  proie 
de  quelque  hallucination  sanglante,  si  toute  cette  épopée 
merveilleuse  et  sinistre  n'est  pas  le  fruit  monstrueux 
d'une  imagination  en  délire.  Et  en  vérité...  cette  lutte, 
cet  écrasement  et  ce  martyre  d'une  nation  qui  dure  de- 
puis cent  ans,  ce  supplice  perpétuel,  cette  tombe  toujours 
ouverte,  cet  héroïsme  se  retrempant  dans  les  tortures,  ce 
patriotisme  renaissant  dans  la  mort,  ce  grand  crime  qui 
fait  rougir  l'humanité,  cette  gloire  sans  pareille  qui  cou- 
ronne la  Pologne  sur  son  Golgotha,  ce  drame  unique  et 
inouï  n'appartient-il  pas  au  monde  de  la  fiction  autant 


(1)  Voir  :  Notice  statistique  de  la  gazette  allemande  :  Mercure 
de  Sonabe  {Schwabj'scher  Merkur).  n»  306  du  28  décembre  1859. 
Voir  pour  plus  de  déiaila  :  Ungains  gutes  Recht  von  einem  Magya- 
ren.  Luzern.  1861. 


—  nxxx  — 

qa'au  domaine  de  l'histoire,  et  n'est-ce  pas  un  Homère 
qu'il  appelle  plutôt  qu'un  Tacite  ?  »  Ces  paroles  ont  été 
écrites  il  y  a  quelques  années  de  cela,  à  la  suite  des  der- 
niers événements.  M.  Vilbort  croit  que  dans  un  siècle  la 
société  sera  tellement  civilisée  qu'il  ne  serait  pas  éton- 
nant qu'un  historien  doutât  de  la  vraisemblance  de  ces 
faits.  Et  cependant  il  y  a  cent  vingt  ans  déjà  que  Montes- 
quieu a  dit  dans  son  remarquable  ouvrage  :  a  L'âme  des 
peuples  du  Nord  est  moins  sensible  à  la  douleur.  Il  faut 
écorcher  un  Moscovite  pour  lui  donnerdu sentiment  (1).» 
Quand  on  pense  aux  atrocités  commises  par  les  mo- 
narques, les  cheveux  se  dressent  sur  la  tête.  Ce  sont  tou- 
jours les  mêmes  traditions  dynastiques  qui  les  animent. 
Ne  remontons  pas  à  des  temps  très -éloignés.  Rappelons- 
nous  ce  qui  s'est  passé  en  Italie  pendant  tant  de  siècles. 
On  eût  dit  que  les  empereurs  d'Allemagne  qui  se  croyaient 
empereurs  romains  étaient  saisis  de  démence.  Frédéric 
Barberousse  ayant  pris  Milan  fit  égorger  les  habitants, 
raser  la  ville  et  y  semer  du  sel!,,.  Cela  se  passa  il  y  a 
sept  cents  ans  de  cela,  en  1162.  On  prétend  que  c'était 
un  siècle  de  barbarie  qui  ne  peut  pas  être  comparé  à  no- 
tre époque.  Mais  les  prédécesseurs  et  les  successeurs  de 


(1)  Esprit  des  lois,  livre  XIV,  ch.  ii.  Ed.  17i8.  Qu'on  ne  s*6toiine 
pas  si  en  parlant  quelquefois  de  cette  agrglomé ration  de  peuplades 
asiatiques,  injustement  comptée  au  nombre  des  nations  d'Europe, 
je  lui  donne  le  nom  de  Moscovites,  contrairement  h  Tusage  adopté 

Ear  la  politigue  et  les  gens  qui  ne  connaissent  pas  Thistoire.  Tout 
orame  éclairé  sait  que  le  nom  de  Russes  est  une  usurpation  con- 
forme au  plan  de  Pierre  I«f  dans  le  but  de  s'approprier  les  provin- 
ces situées  à  larive  droite  du  Dniepr  et  une  partie  des  terres  slaves 
au  de! ri  de  ce  fleuve.  Montesquieu  ne  s'est  jamais  servi  d'une  autre 
expression  pour  désif^ner  ce  jx'upli'  que  celle  que  je  viens  de  citer. 
D'ailleurs,  la  qnoslioii  de  nationalité  concernant  cette  branche  des 
Monpols  a  été  dénnitivemtîiit  prouvée  et  pour  ainsi  dire  épuisée  par* 
des  savants  éminents  t«»ls  que:  MM.  Lelewcl,  Léonard  Chodzko, 
Duchinski,  Viquesncl,  Henri  Martin  et  autres.  Il  u'est  plus  temps 
d'y  revenir. 


—  cnoct  — 

ce  monstre  lui  ressemblaient.  Les  dynasties  alleman- 
des qui  dévoraient  l'Italie,  l'Europe  entière  et  même 
l'Amérique,  tout  aussi  bien  que  les  Bourbons,  n'étaient 
ni  plus  ni  moins  que  des  pépinières  de  forçats.  Si  ce 
n'était  un  Barberousse,  c'était  un  Philippe  II,  fils  de 
Charles-Quint,  avec  son  bourreau  favori,  le  duc  d'Albe. 
La  Providence  avertissait  souvent  ces  anthropophages. 
Philippe  II  fut  àéYoré  par  les  pous.  C'est  un  fait  histori- 
que ;  il  mourut  à  la  suite  d'une  maladie  que  l'on  nomme 
pediadaria.  Charles  IX,  roi  de  France,  un  des  fauteurs  de 
la  Saint-Barthélémy,  se  noya  dans  son  propre  sang  qui 
sortait  de  ses  veines.  Cela  servit-il  d'enseignement  aux 
souverains  ?  Quel  fut  le  commencement  du  royaume  de 
Prusse  ?  On  sait  que  ce  furent  des  brigands  en  froc  por- 
tant la  croix  du  Sauveur  qui  fondèrent  cette  monarchie. 
Quel  fut  le  commencement  de  sa  puissance  ?  Laissons  la 
parole  à*Frédéric  II  lui-même  :  a  On  ne  peut,  dit-il,  se 
€  représenter  l'état  de  la  Prusse  à  la  fin  de  la  guerre 
a  de  sept  ans  que  sous  l'image  d'un  homme  criblé  de  bles- 
se sures,  affaibli  par  la  perte  de  son  sang  et  prés  de  suc- 
€  comber  sous  le  poids  de  ses  souffrances.  La  noblesse 
€  était  dans  l'épuisement,  le  petit  peuple  ruiné,  nombre 
Œ  de  villages  brûlés,  beaucoup  de  villes  détruites.  Une 
«  anarchie  complète  avait  bouleversé  tout  l'ordre  de  la 
«  police  et  du  gouvernement.  En  un  mot,  la  désolation 
€  était  générale...  L'armée  ne  se  trouvait  pas  dans  une 
«  meilleure  situation  ;  dix-sept  batailles  avaient  fait  pé- 
«  rir  la  fleur  des  officiers  et  des  soldats.»  Un  jour,  quand 
la  civilisation  aura  éclairé  la  société,  on  lui  dressera  un 
poteau  ignominieux  et  on  y  mettra  comme  inscription 
ses  propres  aveux.  Et  cependant  Voltaire,  le  libéral 
Voltaire  l'idolâtrait,  les  Allemands  lui  ont  érigé  une 
foule  de  statues,  les  historiens  le  nomment  Fi*ô(î>^ric  le 


—  GXXXU  — 

Grand  et  Tunique  {der  einzige)  /...  Pendant  la  guerre  de 
sept  ans  l'armée  prussienne  perdit  373,000  soldats.  Les 
adversaires  de  Frédéric  II  en  perdirent  un  demi-million. 
Les  Moscovites  égorgèrent  30,000  personnes  sans  ar- 
mes. Ce  môme  écrivain,  qui  sert  encore  aigourd'bui 
d'étendard  aux  progressistes,  admirait  le  génie  de  l'impé- 
ratrice Catherine  II  qui  donna  ordre  à  Souvarov  de  mas- 
sacrer les  habitants  de  Varsovie.  En  1794,  vingt  mille 
vieillards,  femmes  et  enfants  y  périrent.  Quelle  étrange 
confusion  !  queUe  Babel  épouvantable!...  Le  clergé  ca- 
tholique combat,  le  pape  en  tête,  pour  défendre  les 
tyrans;  jusqu'à  présent  on  célèbre  à-  Rome  le  retour  du 
pape  de  Gaëte  ;  les  libéraux  honorent  la  mémoire  d'un 
courtisan  adroit  qui  flattait  les  oppresseurs. 

Voilà  qu'au  milieu  de  l'Europe  s'élève  Vienne,  la  fa- 
meuse ville  du  congrès.  Qu'était-ce  donc  que  ce  congrès? 
Un  des  historiens  les  plus  éminents  de  notre  siècle, 
M.  Gervinus,  appelle  la  période  qui  fut  ouverte  par  le 
congrès  de  Vienne  «  un  temps  de  fourberie  et  de  men- 
songe, un  temps  de  protocoles,  de  persécutions  politiques, 
de  conspirations,  d'espérances  et  de  désillusions  (1).  » 
«  Napoléon  I"  a  dit  lui-môme,  poursuit  cet  auteur,  que 
celui  qui  opprime  l'idée  travaille  à  son  propre  préjudice  ; 
il  n'a  fait  que  confirmer  ces  paroles  par  ses  propres  ac- 
tions.» Que  voyons-nous  maintenant  ?  Napoléon  III  a-t-il 
profité  des  erreurs  de  son  grand  prédécesseur?  a-t-il 
compris  sa  mission  ?  Oui,  il  l'avait  sentie  en  lui.  Son  avè- 
nement au  trône,  le  commencement  de  sa  politique  pré- 


(1)  Geschickte  des  xix  Jahrhundêrts,  Nous  voyons  bien  qtie  plus 
d'un  (lemi-sièole  s'est  écoulé  depuis  cette  époque.  Les  nations  d'Eu- 
rope devraient  célébrer  le  2C  septembrejour  où  la  Sainle-Alliance 
fut  signée^  an  se  couvrant  d'un  ciÛce  pour  expier  leur  honte  et 
leur  abaissement. 


—  cxxxm  — 

sageaient  un  avenir  heureux  pour  TEurope.  Mais  ¥oilà 
vingt  ans  que  l'Europe  attend  en  vain  de  lui  la  réalisation 
des  droita  de  Thomme,  des  droits  des  nations. 

Napoléon  m  réprouvait  hautement  le  congrès  de 
Vienne  et  il  finit  par  agir  comme  s'il  était  lui-même 
membre  de  «  la  sainte  alliance.  »  A  Dieu  ne  plaise  que 
cette  haute  mission  que  la  Providence  lui  a  visiblement 
confiée  ne  finisse  par  l'embellissement  de  Paris  et  une 
statue  colossale  au  Trocadéro  !... 

Les  nations  seront-elles  encore  longtemps  dupes  de 
leurs  illusions?  se  figureront-elles  qu'il  n'j  a  pas  d'escla- 
ves au  dix-neuvième  siècle,  parce  que  les  noms  de  parias 
et  à'îlotes  n'existent  point  dans  les  classes  inférieures  ? 
Quel  spectacle  nous  offrirent  rAllemagne  et  la  Bohême  en 
1S6Ô  ?  En  quoi  cette  année  différait-elle  des  temps  les 
plus  barbares  ?  Qui  combattait  dans  des  rangs  opposés  pen- 
dant cette  guerre  meutriére?  Des  frères  contre  desfrôres. 
Cette  lutte,  qui  est  l'opprobre  de  l'humanité,  c'était  une 
guerre  apocalyptique.  Ce  sont  les  monarques  qui  ont 
poussé  les  peuples  à  ce  crime  sans  nom,  à  ce  crime  qui 
est  digne  de  l'ignorance  des  temps  anciens.  Les  Alle- 
mands, qu'y  ont-ils  gagné?  Un  Hohenzollern  au  lieu  d'un 
Habsbourg...  au  prix  de  deux  cent  mille  hommes  tués 
sur  le  champ  de  bataille  et  morts  dans  les  hôpitaux  ;  au 
prix  d'un  million  de  victimes  pleurant  leurs  pères,  leurs 
époux,  leurs  fils;  au  prix  de  leurs  champs  dévastés,  de 
leurs  villes  saccagées,  de  leurs  villages  brûlés  I...  En  quoi 
cette  nation,  qui  se  dit  civilisée,  diffëre-t-elle  des  hordes 
barbares  qui  détruisaient  Rome?  Elle  leur  est  égale  par 
l'esprit  de  destruction  ;  mais  elle  n'en  a  pas  hérité  la  mis- 
sion. Les  Germains  brisaient  les  fers  ;  les  Allemands  por- 
tent eux-mêmes  le  joug  et  l'imposent  aux  autres.  L'em- 
pereur des  Moscovites,  avec  Taide  des  Allemands  et  des. 
I.  h 


Taptares,  pour  étoufer  rinsurrection  dévasta  le  pays, 
rasa  de  fond  en  comble  les  plus  belles  forets  de  la  Li- 
thuanîe  et  d'autres  provinces  polonaises,  pilla  les  églises, 
les  bibliothèques,  les  musées,  assassina  par  des  tortures 
physiques  et  morales  au  moins,  la  dixième  partie  d'une 
malheureuse  nation  ;  les  Allemands  s'entr'égorgeaient 
pour  opprimer  les  Italiens  ou  les  Danois,  les  Hongrois, 
les  Polonais,  les  Tchèques  ou  leurs  propres  compatrio- 
tes!... En  effet!  que  pouvait  faire  de  plus  unOenseric, 
nn  Attila  ou  un  Genghiskan?...  Et  n'oublions  pas  que  les 
nations  qui  ont  ces  souverains  pour  leurs  représentants 
forment,  y  compris  les  peuples  subjugués,  plus  de  la  moi' 
lié  de  la  population  d'Europe  ;  n'oublions  pas  que  cela  se 
passa  sous  nos  yeux,  que  des  atrocités  sans  nom  se  pas- 
sent encore  acgourd'hui,  que  les  Allemands  sont  des  es- 
claves dociles  du  roi  de  Prusse. 

Mais  voici  un  pays  de  liberté,  de  civilisation  par  excel- 
lence^ r Angleterre...  «  Non,  rAngleterre,—- dit  M.  Ledrn- 
Rollin,— n*a  pas  de  sœurs  parmi  les  nations ,  elle  compte 
des  vassaux  par  millions,  des  stgets  ou  des  pupilles,  mais 
elle  n'a  pas  d'amis.  C'est  le  vautour  isolé  dans  son  aire.  » 
•^Elle  n'a  pas  d'amis...  mais  elle  n'a  pas  d'ennemis! 
Qui  est-ce  qui  est  exempt  de  ce  préjugé  funeste  que 
l'Angleterre  est  libre  %  Elle  est  libre,  dit-on  ;  par  consé- 
quent on  se  figure  qu'elle  donne  la  liberté,  que  c'est  là 
la  source  où  l'on  puise  des  idées  libérales.  Oh!  que  ces 
foules  de  mendiants,  que  leurs  guenilleSi  que  les  yeux 
enfiammés  des  malheureux  ouvriers,  que  leurs  habita"* 
tiens  infectes,  nauséabondes,  attestent  la  liberté  de  ce 
pays,  a  Sa  justice  et  toute  sa  politique,  dit  le  mt'^me  au- 
teur, sont  dans  son  intérêt  mercantile,  territorial  ou  mi- 
litaire. La  souveraineté  des  peuples,  Tindépendance  des 
nationalités  ne  sont  à  ses  yeux  que  des  abstractions 


—  cxrct  — 

vaines,  et  le  droit  international,  pour  elle,  se  mesure  à  la 
puissance  des  gouvernements.  A  quel  moment  de  This- 
toire,  et  dans  quel  pays  l'art-on  vue  s'arrêter,  avec  ses 
flottes  et  ses  canons,  devant  un  principe  sacré,  devant  un 
droit  évident  ?  Tous  ses  empiétements  depuis  qu'elle  est 
sortie  de  son  lie,  après  avoir  lentement  assassiné  l'Irlande, 
toutes  ses  conquêtes  au  dehors,  ne  sont-elles  pas  mar- 
quées au  coin  de  la  violence  ou  du  vol?  Ne  l'a-t-on  pas 
vue  tenir  les  dés  à  cette  table  de  1815,  où  quelques  rois, 
ses  complices  soudoyés ,  se  partagèrent  les  royaumes 
comme  un  domaine  et  les  peuples  comme  un  troupeau, 
sans  aucun  respect  pour  les  nationalités,  pour  les  affini- 
tés historiques,  sociales  ou  naturelles?  A  cette  fournée 
du  grand  butin,  c'est  la  libérale,  c'est  la  religieuse  Angle- 
terre qui  dictait  les  conditions.  Que  les  peuples  s'en  sou- 
viennent !  » 

Il  y  a  dix-huit  ans  que  Téminent  défenseur  de  la  li- 
berté a  écrit  ces  lignes.  En  quoi  la  position  a-t-ella 
changé  ?  L'Angleterre,  ce  fantôme  des  droits  du  citoyen, 
cette  oppression  personnifiée  sous  l'apparence  d'institu- 
tions libérales,  ce  colosse  doré,  mais  rempli  d'ordures 
et  hérissé  de  pointes  d'acier,  n'a  d'ennemis  que  parmi 
les  hommes  probes  et  dévoués  au  peuple,  parmi  ceux 
qui  connaissent  le  mécanisme  infernal  de  la  diplomatie. 
Tout  le  monde  se  prosterne  devant  ce  lion  altier  et  insa- 
tiable. Le  peuple,  la  classe  opprimée,  ceUe  qui  verse  le 
plus  de  sang  et  le  plus  de  larmes,  le  peuple  de  toute  l'Eu- 
rope ignore  qu'il  est  souvent  sacrifié  à  ce  maître  des 
mers  et  des  terres,  à  ce  dictateur  des  destinées  des  na- 
tions. Qu'on  ne  s'y  méprenne  pas.  La  France  dépend  de 
TAngleterre;  oui,  elle  porte  le  joug  de  sa  politique,  de 
cet  enchevêtrement  de  traités  combiné  par  ses  ministres; 
elle  lui  est  assujettie  sans  en  excepter  l'empereur  Napo- 


—  CXXXVI  — 

léon  m.  Sait-on  qu*il  n'y  a  jamais  du  au  mondd  d*em* 
pire  qui  s'étendtt  dans  toutes  les  parties  de  la  terre 
comme  la  Grande-Bretagne  actuelle?  Elle  surpasse  en 
étendue  et  en  population  l'ancien  empire  romain ,  et 
comprend  trois  fois  autant  d'habitants  que  la  monarchie 
du  Tsar,  en  comptant  les  possessions  anglaises.  Yoici  une 
table  comparative  : 

L'empire  romain 75,000  lieues  carrées.  120  millions  hab. 

L'empire  moscovite..  394,000  —  72         — 

La  Grande-Bretagne.  237,000  —  224         —    (<)• 

€  Que  les  nations  y  songent,  ajoute  M.  Ledru-RoUin, 
ceux-là  du  moins  qui  ne  veulent  pas  se  résigner,  soit  à 
la  servitude,  soit  à  réternelle  exploitation  des  mar- 
chands. Avec  l'Angleterre,  il  n'y  a  pas  de  droit  absolu  ni 
pour  rindépendance  ni  pour  la  souveraineté.  Avec  TAn- 
gleterre,  il  n'y  a  jamais  de  droit  relatif  bien  certain  ni 
pour  les  contractants,  ni  pour  les  alliés,  ni  pour  les  neu- 
tres. Assassinat  ou  corruption,  voici  la  politique  de  l'An-* 
gleterre  envers  la  France  (2).  d 

LES  VRAIS  SOUVERAINS  d'eUROPB 

Embrassons  d'un  coup  d'œil  la  situation  de  l'Europe 
entière.  Qui  est-ce  qui  la  gouverne?  Où  sont-elles  ces 
libres  nations  ?  Combien  y  a-t-il  d'habitants  qui  jouissent 


(1)  Handbuch  der  vergl.  Statis.  von  Kolb.  Le  pays  nouvelle- 
meDt  conquis  par  les  Moscovites  en  Asie,  trois  fois  aussi  grand 
que  la  France^  n'y  est  pas  compris. 

(2)  Il  est  impossible  de  grossir  le  contenu  de  ce  livre  en  y  insé- 
rant des  faits  dont  l'importance  est  généralement  peu  connue.  Ils 
sont  trop  nombreux.  Le  lecteur  n'a  au'à  consulter  le  remarquable 
ouvrage  de  M.  Ledru-RoUin  :  De  la  décadence  de  rAnglete^TC,  Cela 
donne  des  cauchemars;  et  les  faits  sont  authentiques.  Les  Anglais 
n*ont  su  que  s'en  offenser  contre  l'auteur. 


—  GXXXVU  — 

non  de  rindépendance  politiqne  et  des  droits  de  Thomme, 
mais  au  moins  du  droit  de  choisir  librement  ceux  aux- 
quels ils  doivent  obéir?  La  population  de  TEurope  s'élève 
à  282,200,000  habitants.  La  Grande-Bretagne,  Fempire 
moscovite  que  Ton  nomme  européen ,  T Autriche,  la 
Prusse,  rAliemagne,  TEspagne,  le  Portugal,  la  Orèce  et 
la  Turquie  comprennent  228  millions  d'habitants.  Il  n'j^ 
a  que  le  quart  de  la  population  qui  ait  un  souverain  éma- 
nant plus  ou  moins  de  sa  yolonté.  Cela  fait  trois  esclaves 
sur  quatre  personnes.  Et  qui  oserait  nier  que  la  coalition 
des  dynasties  dans  les  États  ci-dessus  mentionnés  ne  pré- 
side aux  destinées  des  nations?  qu'elle  n'influe  même  sur 
tous  les  autres  pays  ? 

Ces  dynasties,  de  quelle  utilité  sont-elles  pour  les  peu- . 
pies  ?  Est-ce  que  ce  sont  les  monarques  qui  gouvernent 
l'Europe  d'eux-mêmes?  L'ont-ils  jamais  gouvernée  ex- 
clusivement?  Autrefois,  en  France,  ceux  qui  se  distin- 
guaient par  quelque  activité^  furent  les  rois  a  sangui- 
naires ;t  plus  tard  le  trône  fut  occupé  par  une  longue 
série  de  «  fainéants;  »  ensuite  les  maires  du  palais,  desti- 
nés d'abord  à  surveiller  la  table  et  la  cuisine  des  rois, 
commandaient  les  troupes  et  unirent  par  s'emparer 
des  rênes  du  gouvernement.  En  Allemagne,  tandis  que 
les  empereurs  siégeaient  sur  leur  trône  à  l'âge  de  sept 
ou  huit  ans  et  commençaient  à  guerroyer  à  l'âge  de  qua- 
torze ans,  subjuguant  les  nations  libres,  luttant  avec  les 
papes,  les  seigneurs  féodaux  ravageaient  le  pays  en  vrais 
bandits.  Rodolphe  de  Habsbourg  flt  détruire  soixante- 
dix  châteaux  des  chevaliers  brigands^  et  ce  ne  fut  qu'une 
partie  minime  des  repaires  qui  remplissaient  le  saint 
Empire  [dos  heilige  JReiek).  En  1338,  la  fameuse  assemblée 
de  Rentz  éleva  les  écuyers  et  les  veneurs  des  empereurs 
à  la  dignité  d'électeurs,  qui  furent  [depuis  nommés  par 

h. 


—  cxxxvm  — 

Charles  IV  «  les  sept  colonne»^  les  sept  luminaires^  les  sept 
membres  du  saint  corps  »  de  la  monarchie  qu'ils  gouver- 
naient à  leur  gré,  disposant  de  la  couronne  d'après  les 
dotations  dont  on  les  récompensait.  Parmi  les  rois  fran- 
çais, saint  Louis  était  séparé  de  Henri  IV  d'un  espace  de 
trois  siècles  et  demie.  Durant  cette  période,  si  ce  n'était 
Un  fauxmonnayeur  ou  un  meurtrier  des  Templiers,  c'était 
un  fou  ou  un  tueur  de  huguenots  qui  occupait  le  trône, 
La  guerre  de  succession  inonda  de  sang,  pendant  plus 
de  trois  cents  ans,  la  France  et  l'Angleterre  (1116- 
1453).  Les  autres  qui  s'ensuivirent,  bien  qu'elles  eus- 
sent eu  une  autre  cause  et  un  autre  caractère,  n'en  dé- 
vastèrent pas  moins  ces  deux  puissances  pendant  des 
siècles  entiers.  A  partir  du  quinzième  siècle,  c'est-à-dire 
depuis  la  mort  de  Charles-le-Téméraire,  duc  de  Bourgo- 
gne, en  1477,  commença  la  rivalité  entre  la  France  et 
l'Autriche.  La  France  soutenait  une  lutte  continuelle 
contre  la  rapacité  des  Habsbourg.  Cette  guerre  engen- 
dra une  foule  de  combats  les  uns  plus  meurtriers  que  les 
autres  ;  au  fond  c'était  toujours  l'envie  de  gagner  de  la 
prépondérance  et  d'assurer  le  trône  aux  dynasties  qui  ai- 
guillonnait les  souverains,  et  on  peut  dire  que  le  torrent 
de  sang  qui  provient  de  cette  source  seulement  remonte 
à  près  de  quatre  cents  ans.  Les  guerres  de  religion  et  de 
trente  ans  n'étaient  que  des  épisodes  de  ce  drame  épou- 
vantable ;  elles  ne  servirent  que  de  prétexte  aux  monar- 
ques qui,  pour  leur  propre  profit,  massacraient  les  peuples 
de  génération  en  génération.  Cette  lutte  n'a  point  fini  ; 
elle  aseulementchangédeforme.Et  qui  la  soutient  depuis 
l'époque  où  elle  a  commencé  ?  Les  têtes  couronnées  sont 
h  l'abri  des  soucis  de  l'administration  aussi  bien  que  des 
dangers  de  la  guerre.  Les  rois  s'amusent^  les  ministres  les 
remplacent.  ^ 


An  seizième  sîôele,  l'histoire  nous  présente  des  per*- 
sonnages  tels  que  Ximenez,  Thomas  Moms,  le  cardinal 
de  Granvelle,  tels  aussi  que  le  duo  d'Albe,  bourreau  des 
protestants,  et  Stuart  Murray,  bourreau  des  ca- 
tholiques; enân  Requesens,  Don  Juan  d'Autriche,  Sully, 
le  comte  de  Lerma,  tout^puissant  ministre  de  Tindolent 
roi  d'Espagne  ;  Robert  d'Evreux,  comté  d'Essex,  le  mal- 
heureux amant  de  la  pieuse  et  cruelle  reine-vierge.  Pen- 
dant plus  de  deux  cents  ans  la  France,  qui  dirigeait 
les  destinées  de  toute  l'Europe,  est  gouvernée  par  les 
ministres.  Ce  sont  les  d'Ancre,  les  ducs  de  Luynes,  puis 
les  Richelieu,  les  Mazarin,  les  Fouquet,  les  Colbert, 
les  LouYois  qui  se  suivent  sans  interruption.  Ailleurs, 
les  Ernest  Mansfeld,  Tilly,  Wallenstein,  Torstenson, 
le  duc  de  Buckingham,  favori  de  Charles  !•';  Oxens- 
tieme,  régent  de  Suède  ;  Cromwell,  Jean  de  Witt,  grand 
pensionnaire  de  Hollande  ;  Olivarez,  maître  absolu  d'Es- 
pagne pendant  le  régne  de  Philippe  IV  ;  le  général  Monk 
qui  rétablit  les  Stuart  ;  enfin,  le  grand  inquisiteur  Eve- 
rard  Nithard,  amant  de  Marie-Anne  d'Autriche,  madame 
de  laYalliôre,  madame  de  Montespan,  madame  de  Main- 
tenon,  apôtre  des  huguenots  et  principale  fautrice  de  la 
révocation  de  l'édit  de  Nantes,  mademoiselle  Ninon  de 
Lenclos,  voilà  les  véritables  souverains  de  l'Europe, 
voilà  cens:  qui  régissent  des  nations  au  dix-septième  siècle. 

Le  duc  de  Luynes  sut  gagner  les  bonnes  grâces  de 
Louis  Xin  parce  qu'il  lui  avait  appris  à  attraper  des  moi- 
neaux, et  il  devint  premier  ministre;  Louvoîs  incita 
Louis  XIV  à  faire  une  guerre  à  l'Europe  parce  que  le  roi 
avait  trouvé  qu'une  fenêtre  du  Trianon  était  plus  basse 
que  l'autre. 

Au  dix-huitième  siècle  nous  voyons  une  autre  série  de 
vrais  souverains.  Les  pri^ipaux  d'entre  eux  sont  :  en 


—  CXL  — 

France,  le  cardinal  Dubois,  le  cardinal  Fleury,  Turgot, 
Calonne,  Necker,  sans  en  excepter  madame  de  Château- 
roux,  sans  en  excepter  madame  de  Pompadour,  qui 
nommait  les  ministres  et  les  généraux  en  chef;  qui  exer- 
çait une  influence  particulière  sur  Timpératrice  Marie- 
Thérèse,  «  fios^er  rexïi  des  Hongrois  et  qui  entraîna  la 
France  dans  la  guerre  de  sept  ans.  En  Angleterre,  c'étaient 
Lord  Chatam,  Quillaume  Pîtt  qui  décidaient  du  sort  des 
deux  hémisphères  ;  en  Portugal^  le  génie  de  Garvalho, 
marquis  de  Pombal,  délivra  pour  quelque  temps  sa  pa- 
trie des  fers  du  système  mercantile  des  Anglais  et  sut 
triompher  des  machinations  du  haut  clergé,  des  jésuites 
et  de  Taristocratie.  Les  Moscovites  tremblaient  devant 
un  Menchikoff  et  un  Biren.  Catherine  II  gouvernait  son 
empire;  les  Potemkine  gouvernaient  Timpératrice^  et  le 
sort  de  la  Pologne  dépendait  d*un  Zouboff,  ou  d'un  tam* 
bour-major  athlétique. 

Quels  sont  donc  les  mérites  des  monarques?  Sur  quoi 
sont-elles  donc  fondées  ces  prétentions  dynastiques,  ces 
partis  dits  légitimistes^  orléanistes,  etc.?  Où  est  leur  légi- 
timité? L'histoire  ne  dit-elle  pas  qu'il  n'y  a  pas  de  Bour- 
bons, de  HohenzoUern,  de  Romanoff,  mais  que  presque 
toutes  ces  têtes  couronnées  ou  déchues  de  leurs  trônes 
sont  des  descendants  des  Mazarin,  des  Zouboff,  etc.? 

Le  dix-neuvième  siècle  a-t-il  réalisé  l'idée  de  1^  grande 
révolution?  Depuis  ht  restauratioti  du  gout)emement  des 
ministres  et  des  maîtresses^  c'est-à-dire  depuis  le  congrès 
de  Vienne,  ce  sont  les  ducs  de  Richelieu,  les  Polignac, 
les  Peel,  les  Metternich,  les  Guizot,  les  Thiers,  les  Pal- 
merston,  les  Nesselrode,  les  Gortchakoff,  les  Mourawieff, 
les  Miloutine^  les  Bismark,  les  Beust,  qui  gouvernent 
l'Europe.  Le  ci-devant  roi  de  Hanovre  se  laissa  guider 
par  un  barbier,  la  reine  d'Espagne  par  une  nonne  Pairo^ 


—  cxu  -^ 

cinia.  Et  c'est  pour  de  tels  principes,  c'est  pour  une  telle 
administration  que  les  soldats  doivent  verser  leur  sang, 
que  les  peuples  doivent  pajer  des  impôts!... 

LES  CROIES  EN  ORANI). 

Les  monarques  ne  se  contentaient  pas  de  sacrifier  les 
malheureux  soldats  et  de  dévaster  les  pays.  Us  égor- 
geaient les  hommes  aprôs  les  avoir  désarmés.  En  cela  le 
dix-neuvième  siècle  ne  diffère  aucunement  des  temps  les 
plus  barbares.  Pendant  le  règne  de  Maximien,  empereur 
romain  au  troisième  siècle,  une  légion  thébaine,  comman- 
dée par  saint  Maurice,  fut  massacrée  à  Agaune,  dans  les 
Alpes.  On  j  vit  alors  cet  exemple  à  jamais  mémorable  de 
Tesprit  évangélique  et  de  la  douceur  chrétienne.  Quatre 
mille  vétérans  pleins  de  vigueur,  aimés  de  lances  et  d*é- 
pées,  tendirent  leurs  cous  comme  des  agneaux.  L'empe- 
reur fut  présent  lui-même  à  cet  horrible  carnage.  En- 
chère, évéque  de  Ljon,  rapporte  ce  fait  dans  sa  lettre  à 
Tévéque  Salvius.  Les  historiens  soi-disant  critiques  im» 
partiaux,  entre  autres  Voltaire,  n'ont  point  voulu  igouter 
foi  à  cette  atrocité^  comme  si  l'histoire  ne  nous  présen- 
tait pas  de  pareils  exemples  par  milliers.Théodose,  nommé 
le  Grand,  fit  égorger,  au  quatrième  siècle,  tout  une  gar- 
nison de  Thessalonique.  C'est  alors  que  Tarohevéque  de 
Milan  Ambroise  lui  interdit  l'entrée  de  l'église.  Charle- 
magne,  cette  idole  des  monarques,  passa  dix  mille  Saxons 
sans  armes  au  fil  de  Tépée.  On  lui  érigea  une  foule  de 
statues,  on  le  canonisa.  Le  nom  du  vaillant  Wittekind  est 
à  peine  connu  des  Allemands.  Au  troisième  siècle^  Albert 
rOurs  {der  Bœr)  était  un  des  plus  grands  bandits  de  son 
temps,  il  brûla  quantité  de  villes  et  de  villages,  il  fit 
massacrer  les  vieillards,  femmes  et  euf^ts,  non  par  mil- 


—  CXUÏ  — 

liera,  mais  toute  la  nation  de  Vendes,  branche  des  Sla- 
ves, pour  fonder  le  margraviat  prussien  de  Brandebourg* 
Les  empereurs  d'Allemagne,  les  Frédéric,  les  Henri  III, 
Henri  IV,  Henri  V,  étaient  ^es  forçats  qui  méritaient 
Téchafaud.  Les  Allemands  honorent  leur  mémoire.  Sans 
parler  de  leurs  successeurs,  des  empereurs  qui  volaient 
les  vases  d'église  et  altéraient  la  monnaie,  qu'a-t-on  vu 
seize  cents  ans  après  le  carnage  de  Maximien,  qui  paraît 
invraisemblable  à  quelques-uns?  «Le  17  ventôse,  Tar- 
mée  a  pris  d'assaut  la  ville  de  Jaffa  après  quatre  jours  de 
tranchée  ouverte.  Plus  de  quatre  mille  hommes  de  trou- 
pes de  Djezzar-Pacha  ont  été  passés  au  ûl  de  l'épée.  » 
Bonaparte  écrit  à  Kléber  le  même  jour  :  «  La  garnison 
de  Jaffa  était  de  près  de  quatre  miUe  hommes.  Deux  mille 
ont  été  tués  dans  la  ville,  et  prés  de  deux  mille  ont  été 
fusillés  entre  hier  et  aigourd'hui  (1).  »  On  sait  ce  qu'a 
coûté  aux  peuples  la  fameuse  restauration  et  ce  qui  s'en- 
suivit. Mais  pas  plus  loin  (|u*en  1863,  sous  le  régne  de 
François-Joseph,  un  escadron  des  hussards  hongrois  qui 
ne  voulait  pas  se  battre  contre  les  Danois,  eut  le  même 
sort  que  la  légion  thébaine;  et  les  Moscovites  brûlaient 
vifs  les  blessés  polonais. 

Aprôs  des  atrocités  sans  nom,  après  des  crimes  devant 
lesquels  pAlit  la  cruauté  des  tigres  et  de  toutes  les  bétes 
féroces,  les  souverains  ont  l'habitude  de  publier  une  am-: 
nistie^  que  Ton  nomme  acte  de  clémence.  Il  est  impossible 
de  pousser  plus  loin  la  dérision  du  malheur  des  peuples;  U 
est  impossible  d'avilir  l'homme  davantage.  Sénôque  a  dit, 
il  y  a  dix-huit  cents  ans  :  «  Je  ne  nommerai  jamais  la  pi- 
tié des  souverains  clémence,  mais  une  cruauté  fatiguée  » 


(1)  Corresp.  de  Napoléon  !«'.  Ordre  du  jour:  JafTa,  19  ventAse 
an  VII  (9  mars  1799). 


—   CXLW  — 

{clemmtiam  non  voco  sed  lassam  crudelitatem).  Les  peu- 
ples d'aujourd'hui^  les  peuples  de  toute  l'Europe  suppor- 
tent une  pareille  humiliation,  une  telle  dégradation  de  la 
dignité  humaine  et  des  lois,  et  ils  se  croient  libres!... 

Est-ce  donc  à  tout  cela  que  devaient  aboutir  toutes  les 
réformes  et  tous  les  systèmes  des  philosophes,  tous  les 
sermons  des  prêtres  et  les  traités  des  savants?  Est-ce 
donc  à  tout  cela  que  devaient  aboutir  la  révolution  et  les 
exploits  ((  de  cet  homme*peuple,  despote  résultant  d'une 
république  et  résumant  une  révolution?...  »  Ahl  qu'on 
ne  se  trompe  pas.  Si  l'on  veut  voir  les  êtres  plus  avilis  et 
plus  malheureux  que  tous  les  esclaves  et  les  ilotes  des 
temps  anciens,  qu'on  aiUe  visiter  les  cabanes  des  paysans 
en  Turquie,  en  Grèce,  en  Lithuanie,  où  la  fumée  dévore 
les  jeux  et  la  plique  tord  les  os,  qu'on  aille  visiter  les 
chaumières  des  Anglais  et  des  Irlandais,  des  Espagnols 
et  des  Napolitains,  qu'on  entre  dans  les  fabriques  rem- 
plies de  parias  sans  nombre,  à  la  merci  de  ces  gens  sans 
cœur,  des  entrepreneurs,  des  négociants,  des  banquiers, 
des  boursiers.  Entrez-y,  touristes  heureux  et  joyeux,  si 
vous  ne  reculez  pas  d'horreur,  si  l'air  putride  que  les 
trois  quarts  de  la  population  d'Europe  respire  ne  vous  ikit 
pas  tomber  à  la  renverse.  Descendez  dans  les  cachots  de 
Ku&tein,  de  Spielberg,  de  Schlusselburg^  de  la  Sibérie. 

LA  LUMIÈRK  ET   l/ÉPÉE. 

On  m'accusera  peut-être  d*exagération.  Il  est  bien  fa- 
cile de  réfuter  de  cette  façon  les  faits  évidents,  quand  on 
n^fait  que  lire  la  presse  officielle  et  officieuse,  les  élucu- 
brations  de  savants  mercenaires,  le  Petit-Journal,  qui  a 
deux  cent  cinquante  mille  abonnés,  et  co  tas  de  bêtises 
théologiques,  produits  avortés  des  écrivains  muselés  et 


—  cxuv  — 

des  soi-disant  librei^penseun.  Voilà  quelques  millions  de 
lecteurs,  à  coup  sûr  la  moitié  de  la  population  qui  sait  lire, 
que  rinstruction  gouvernementale,  les  journaux  et  les 
livres  rendent  bêtes,  dont  ils  amolissent  les  cervelles  et 
auxquels  ils  embéguinent  Tesprit.  Quant  aux  autres,  leur 
voix  est  une  vox  clamantù  in  deserio.  Le  reste  ne  connaît 
pas  Ta  b  c.  Cent  ans  plus  tard,  on  aura  peine  à  croire 
qu*en  France,fpajs  qui  se  dit  libre  et  civilisé,  il  ait  existé 
une]  loi  restreignant  le  nombre  des  imprimeries;  qu*il 
ait  existé  une  invention  telle  que  celle  du  timbre  et  du 
cautionnement,  loi  qui  égale  celle  des  Moscovites  limi- 
tant le  nombre  des  étudiants  aux  universités;  on  aura 
peine  à  croire  que  le  catalogue  des  livres  prohibés  {Index 
librorum  prohibitorum)  ait  été  le  guide  des  confesseurs; 
que  Victor  Hugo  ait  vu  ses  œuvres  frappées  d'anathème  ; 
que  ce  soit  ceux  qui  se  disaient  ministres  de  Jésus- 
Christ  qui  aient  rédigé  le  Syllabus  et  les  fameuses  cir- 
culaires des  archevêques  de  France  (1). 

Quiconque  ne  peut  pas  se  rendre  compte  du  degré  de 
la  civilisation  en  Europe  n'a  qu'à  demander  des  rensei- 
gnements aux  chiffres.  Us  ne  trompent  jamais.  Consul- 
tons la  statistique.  Il  n'y  a  pas  longtemps,  le  général 


(1)  La  confession  publique  {exomolo^esù)  des  crimes  est  ordonnée 
par  l'Ecriture  Sainte.  On  ne  saurait  nier  que  c'eût  été  un  frein  des 
plus  énergiques  pour  les  malfaite'^rs  si  l'opinion  publique  les  forçait 
a  remplir  ce  précepte.  L'apôtre  ^^aint  Jacques  recommande  aux 
fidèles  de  confesser  leurs  péchés  ÏLé  uns  aux  autres.  Il  y  a  beaucoup 
de  philosophie  pratique  dans  cette  institution.  Mais  au  cinquième 
siècle,  on  commença  à  introduire  la  confession  secrète  sous  le  pon* 
tificat  de  Léon  le  Grand  (440-461).  Plus  tard,  le  clergé  se  fit  confier 
non-seulement  les  crimes,  mais  les  moindres  peccadilles.  Le  pape 
Innocent  III  introduisit  définitivement  la  confession  secrète  {aut'i'' 
cWorû)  au  concile  de  Latran  en  1215.  On  en  fit  ensuite  un  abus 
infâme,  comme  nous  le  voyons  aujourd'hui.  —  Quant  au  catalogue 
des  livres  prohibés,  il  fut  pour  la  première  fois  imprimé  à  Lowen 
par  ordre  de  Charles  V,  en  1546.  Le  pape  Paul  IV  fit  publier  en 
1557  VIndex  proprement  dit. 


—  CXLV   — 

Morin  a  démontré  dans  un  compte  rendu  à  rAcadémle  de 
Paris  que  de  tous  les  Etats  d'Europe  le  royaume  de  Wur- 
temberg dépense  le  plus  d'argent  pourTinstruction  publi- 
que et  que  la  France  lui  en  consacre  le  moins.  L'empire  du 
tsar  et  la  Turquie  n'entrent  pas  dans  ce  calcul,  bien  en- 
tendu. De  plus,  en  France,  l'entretien  de  l'armée  coûtç 
vingt-six  fois  autant  que  l'instruction  du  peuple!  11... 
Voici  quelques  chiffres  éloquents  : 

Frais  de  guerre.  Instruction. 

France 295  francs.  11  francs. 

Autriche 270  19 

Prusse 276  14 

Wurtemberg.  .  .    218  47 

Il  est  éyident  que  les  conclusions  suivantes  peuvent  en 
être  déduites  :  P  Dans  les  trois  premières  monarchies 
on  dépense  en  moyenne  vingt  fois  autant  d'argent  pour 
égorger  les  hommes  que  pour  les  instruire;  2®  le  peuple  paye 
vingt  fois  autant  cTimpôts  pour  la  guerre  que  pour  son  in- 
stmction. 

Or,  à  Paris  môme,  où  Ton  bâtit  un  Opéra  magnifique, 
des  casernes  semblables  au  théâtre  et  des  églises  sem- 
blables aux  casernes,  il  y  a  cinq  fois  plus  d'enfants  que 
les  écoles  n'en  pourraient  contenir.  Si  ce  n'est  pas  une 
honte  pour  la  civilisation  que  tout  cela,  si  nous  n'y 
voyons  qu'un  simple  fait  très-naturol ,  c'est  que  nous  ne 
comprenons  plus  la  véritable  signification  des  mots. 

On  dit  que  l'entretien  de  l'armée  est  indispensable. 
Certainement!  pour  conserver  le  statu  quo,  l'iniquité. 
Rendez  aux  peuples  leurs  droits,  et  il  n'y  aura  plus  d'ar- 
mée nulle  part.  Les  nations  sauront  se  défendre  elles- 
mêmes.  On  dit  :  l'administration  des  pays  s'améliore  de 
plus  en  plus.  Mais  alors  pourquoi  les  dettes  grandissent- 

ï.  î 


—  CXLVI — 

elles  tous  les  ans?  On  prétend  encore  que  le  luxe  n'est 
pas  nuisible  aux  masses.  S*il  en  est  ainsi,  qu'on  abolisse 
les  impôts;  que  le  luxe  ne  soit  qu'une  conséquence  de 
spéculations,  d'entreprises  volontaires. 

En  1860,  les  dépenses  de  rAngleterre  pour  les  dettes 
s'élevaient  à39  -J-  •/o,  et  pour  l'entretien  de  l'armée  et 
de  la  flotte  à  44  ^r  Vo  sur  les  dépenses  générales.  Il 
n'en  resta  donc  que  15  -J-  Vo  po^r  l'administration  et 
l'instruction  publique.  On  ne  doit  pas  oublier  qu'en  1861 
et  1802  le  nombre  des  mendiants  sans  asile  s'élevait,  dans 
ce  pays,  au  chiffre  formidable  d'un  million  soixante-dix 
mille  trois  cent  soixante-quatorze  personnes.  Londres  en 
compte  actuellement  quarante  mille!  C'est  une  armée  de 
mendiants.  D'après  les  budgets  de  1859,  nous  voyons  que 
dans  ce  royaume  les  fonds  destinés  par  le  gouvernement 
à  l'instruction  du  peuple  sont  cent  fois  moindres  que  ceux 
qu'exigent  les  dettes  et  la  force  armée.  Voilà  le  système 
d'utilité  pratique  (1)! 

En  France,  le  budget  de  dépenses  s'accrut  d'un  demi* 
milliard  au  bout  de  dix  ans.  En  1853,  il  s'élevait  à  1,487 
millions;  en  1862  à  1,970  millions.  Il  monta  en  1863  à 
2,040  millions.  La  dette  flottante,  d'après  M.  Thiers,  a 
été  sans  cesse  en  augmentant  depuis  1863,  époque  où, 
après  l'emprunt  de  300  millions,  on  disait  qu'elle  serait 
définitivement  ramenée  à  700  millions.  La  dette  flottante 
de  France  a  augmenté  de  100  millions  par  an. 

On  en  sera  plus  étonné  si  l'on  se  rappelle  qu'en  1855 
les  frais  des  écoles  étaient  de  32  millions  et  demi.  Les 
subsides  du  gouvernement,  à  cet  effet,  se  bornèrent  à  six 
millions,  tandis  que  les  dettes  et  la  force  armée  englou-* 


(1)  Gomp.  Handàuch  der  ver  g,  Stat,  von  D*  Koib, 


—  CQtLVII  — 

tirent  la  somme  de  1,028  millions,  c'est-à-dire  170  fois 
autant. 

L'Autriche,  qui  est  un  empire  sans  base,  sans  nation, 
sans  langue  et  sans  âme,  cette  agglomération  d'une  ving- 
taine de  peuples  divisés  en  cinq  groupes  principaux,  ag- 
glomération monstrueuse  et  ridicule  à  la  fois,  n'avait  pas 
rhabitude  de  publier  son  budget.  En  1860  on  découvrit 
que,  pour  maintenir  ce  corps  hétérogène^  les  dépenses 
du  ministère  de  police  étaient  de  8,426,535  florins,  entre 
autres,  la  gendarmerie  et  les  espions  coûtaient  5,643,838 
florins ,  lorsque  les  dépenses  du  ministère  de  Tinstruction 
et  des  cultes  ne  s'élevaient  qu'à  5,028,630  florins.  L'en- 
tretien de  Tannée  et  de  la  marine  montait  à  135  millions 
de  florins.  On  sait  que  les  revenus  de  l'Autriche  ne  suffi- 
sent plus  pour  payer  l'intérêt  de  ses  dettes. 

En  Prusse,  l'armée  et  les  dettes  engloutissent  annneN 
lement  les  trois  quarts  des  revenus.  Les  gendarmes  et  les 
espions  coûtent  à  l'État,  ou  plutét  au  peuple,  qui  les 
paye  sans  le  savoir,  plus  de  sept  millions  de  francs.  Le 
gouvernement  dépense  la  même  somme  pour  l'instruc- 
tion publique.  Lorsqu'il  s'agissait  d'améliorer  l'état  des 
écoles  élémentaires,  dont  il  y  avait  33,500,  le  gouverne- 
ment prussien  paya,  de  1852  à  1856,  la  somme  de 
30,000  thalers,  ce  qui  liait  à  peu  prés  trois  francs  et  demi 
par  école»  L'Université  de  Berlin,  au  contraire,  obtint 
140,000  thalers  de  subsides,  c'est-à-dire  cinq  fois  autant 
que  toutes  les  écoles  du  pays.  Telle  est  l'administration 
de  cette  monarchie,  qui  fut  agrandie  par  celui  que  les 
Allemands  nomment  «  unique,  »  et  qui  se  disait  lui-même 
€  une  seconde  providence.  » 

Jetons  un  coup  d'oeil  sur  l'Allemagne,  cette  belle  patrie 
d'Arminins,  de  Haydn,  de  Klopstock,  de  Schiller,  de 
Oœthe,  ce  pays  des  Nibelungen...  patrie  des  Metternich, 


—  GXLYIII  — 

des  Bismark!  Mais  où  est  donc  la  nation,  cette  nation 
monolithe,  paissante?  Qu*on  me  la  montre  du  doigt  1  Un 
peuple  de  quarante  millions  dépecé  en  quarante  mor- 
ceaux!... «  La  nation,  c*est  moi,  »  peut  dire  Bismark, 
«  Nous  sommes  la  nation,  >  peuvent  dire  les  dynasties. 
Où  est  donc  sa  tête,  son  cœur?  Est-ce  à  Berlin,  à  Crons- 
tadt  ou  à  Portsmouth?  Les  Allemands  peuvent-ils  dire, 
comme  ce  roi  de  Lacédémone  :  «  Ici,  ce  sont  les  lois  qui 
gouvernent?  »  peuvent-ils  dire  qu'ils  ont  une  volonté.  0 
savants,  qui  parlez  tant  d'humanité  !  pourquoi  n'ôtes-vous 
pas  encore  hommes?  Vos  législateurs,  ce  sont  les  minis- 
tres étrangers.  Votre  patrie,  c*est  Taire  des  oiseaux  de 
proie,  c'est  le  nœud  central  des  pièges  diplomatiques, 
c*est  la  salie  cT asile  des  pauvres  enfants  sans  trône  I...  Dans 
vos  universités,  on  enseigne  tout  hors  les  droits  de 
rhomme  et  des  nations.  Votre  idole,  c'est  l'or  de  l'An- 
gleterre, c'est  le  casque  du  tsar,  c'est  la  plume  de  Bis- 
mark. Ne  vous  glorifiez  pas  de  votre  civilisation.  Éveil- 
lez plutôt  le  peuple  qui  dort. 

Partout  on  ne  voit  que  des  frères,  des  cousins,  des  on- 
cles, des  neveux  de  ceux  qui  dominent  l'Europe.  Ce  né- 
potisme est  peut-être  commode  pour  quelques-uns,  mais 
tous  les  pays  en  souffrent,  la  France  en  souffre.  La  civili- 
sation d'Allemagne  peut  contenter  les  Allemands;  leur 
constitution  les  éclaire  peut-être,  mais  il  fait  sombre  en 
Europe.  «  Otez-vous  de  là,  »  pourront  leur  dire  les  au- 
tres nations,  comme  Diogène  à  Alexandre.  Les  Alle- 
mands, placés  au  centre,  interceptent  le  soleil. 

L'Allemagne  tient-elle  des  troupes  pour  sa  propre  dé- 
fense? Non;  pour  la  défense  de  toutes  les  dynasties  alle- 
mandes. Elle  est  ennemie  de  tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
Allemands^  et  alliée  à  ceux  qui  oppriment  la  liberté.  Et 
d'ailleurs  où  est  l'Allemagne?  Hier  son  nom    tait  l'Au- 


—  CXLIX  -^ 

triche;  aujourd'hui  c*est  la  Prusse.  Chacun  de  ses  États 
dépense  pour  Tentretien  de  Tannée  et  les  dettes  plus  de 
la  moitié  des  revenus.  Le  duché  de  Reu^s  (ligne  atnée), 
qui  a  152,000  écus  de  recette,  dépense  proportionnelle- 
ment en  dettes,  force  armée  et  en  frais  de  cour  autant 
que  le  roi  de  Prusse,  c'est-à-dire  66  Vo»  Chose  digne 
d'attention  qu'en  Allemagne  chaque  famille  paye  en 
moyenne  autant  d'împéts  qu'en  Autriche  et  en  Prusse, 
quoiqu'il  n'y  ait  point  de  force  navale  dans  ce  pays,  car 
le  conseil  de  la  confédération  germanique  a  vendu  la 
flotte  fondée  par  l'Assemhlée  nationale  en  18491 

Que  pouvons-nous  exiger  de  l'Italie? En  1796,  le  roi 
de  Naples  acheta  la  paix  pour  8  millions  de  francs,  et 
força  les  habitants  de  lui  rendre  toute  leur  vaisselle  en  or 
et  en  argent;  plus  tard  il  s'empara  de  la  propriété  de 
sept  banques  et  s'enfuit  après  avoir  fait  payer  à  ses  sigets 
le  dixième  de  leurs  revenus.  L'installation  de  la  dynastie 
des  Bourbons  coûta  des  sommes  immenses.  En  1815  le 
roi  promit  à  la  cour  d'Autriche  25  millions.  Le  pays  fut 
obligé  de  payer  au  vice-roi  Eugène  5  millions  de 
dommages^intérets.  Pendant  le  congrès  de  Vienne  on  dé- 
pensa 6  millions  de  ducats  pour  les  frais  €  de  la  haute 
politique.^  Tallejvajid  obtint  un  million  de  ducats,  et  par- 
dessus le  marché,  comme  duc  de  DtnOy  60,000  francs  de 
rente.  Cette  politique  infernale  consistait  à  imposer  à  la 
nation  la  dynastie  des  tyrans.  Non-seulement  on  n'y  abolit 
point  les  impôts  introduits  par  Napoléon,  mais  on  les  aug- 
menta de  35 %•  Le  roi  des  Deux-Siciles,  Ferdinand I",  paya 
à  l'empereur  d'Autriche  85  millions  de  ducats,  en  récom- 
pense de  ses  services,  qui  consistaient  à  anéantir  la  cons- 
titution défendue  parle  peuple  sous  le  commandement  du 
vaillant  Pépé.  Le  corps  autrichien  entretenu  aux  frais  du 
peuple  napolitain  dévasta  tellement  le  pays  que  les  habi- 


—  CI.  — 

tants,  n*ayant  de  quoi  Tivre,  formèrent  des  bandes  de 
brigands.  C'est  de  cette  époque  que  date  le  fameux 
banditisme  napolitain.  En  1832,  le  nombre  de  prisonniers 
politiques  fut  si  grand  que  le  ministre  des  ânances  était 

obligé  d'augmenter  les  recettes  et  d'introduire  de  Técono* 

» 

mie  dans  les  dépenses  annuelles  de  l'Etat.  Cela  donne 
une  idée  des  persécutions. 

Le  fils  de  François  l",  Ferdinand  II,  surpassa  en 
cruauté,  comme  je  viens  de  le  dire,  son  pare  et  son  grand- 
père^  et  peut  être  comparé  aux  plus  grands  tyrans.  Une  pu* 
nissait  pas,  il  se  vengeait  de  ceux  qui  tendaient  à  la  liberté 
d'une  manière  atroce.  Les  cabinets  se  virent  forcés  d'in- 
tervenir en.  faveur  des  malheureux.  Le  roi  leur  répondit 
que  personne  n'avait  le  droit  de  se  mêler  dans  les  af- 
faires de  son  administration.  Cela  se  passa  en  1851.  C'est 
alors  que  l'on  vit  ces  procès  gigantesques  qui  durèrent 
plusieurs  années.  L'histoire  entière  ne  présente  rien  de 
semblable.  Le  gouvernement  napolitain  commettait  des 
crimes  sans  nom.  Les  plus  grandes  infamies  étaient  re- 
vêtues de  forme  légale.  Cela  n'empêcha  pas  le  pape  de 
parer  le  roi  du  titre  de  «  très-pieux  i^  {rex  piissimus)» 
Douze  ans  plus  tard,  les  mêmes  atrocités  se  répétèrent 
en  Pologne,  mais  elles  j  prirent,  comme  on  le  sait,  des 
proportions  plus  grandes.  On  envoya  plus  de  cinq  cent 
mille  personnes  en  Sibérie,  on  leur  confisqua  tous  leurs 
biens,  on  fusilla  et  pendit  des  milliers  pendant  un  an 
et  demi.  Le  ministre  Gortchakoff  donna  la  même  réponse 
aux  notes  diplomatiques  des  cabinets  d'Europe  que  le  roi 
de  Naples.  Le  pape,  il  est  vrai,  n'accorda  pas  au  tsar  le 
titre  depiimmus;  au  contraire,  il  prêcha  d'abord  une  croi- 
sade contre  lui,  mais  en  1866  il  condamna  ceux  qui 
prirent  part  à  l'insurrection  et.les  traita  de  a  rebelles  cou- 
pables. »  Tel  fut  l'exemple  donné  par  le  représentant  de  la 


—  eu  — 

chrétienté,  parle  suocesseur  de  la  lumière  des  lumières, 
lumen  luminis. 

C^est  Bousrinfluence  d'nne  telle  politique  que  le  peuple 
napolitain  fut  élevé.  En  1832  on  comptait  en  Sicile 
30,000  moines  et  religieuses.  En  outre,  il  j  avait  dans 
tout  le  royaume  26,800  prêtres  séculiers!!!  Jusqu'à  pré- 
sent le  tiers  de  la  population  ne  vit  qu'en  mendiant  son 
pain.  Naples  contientsofiran^emtV/elazzaroni  passant  nuits 
et  jours  dans  les  rues.  En  1861  l'ancien  royaume  des 
Deux-Sicilefl  contenait  1,292  couvents.  Le  tiers  des  reli- 
gieux avait  4,555,968  lires  de  revenus  par  an.  Le  gou- 
vernement actuel  s'efforce  il  est  vrai  d'y  introduire  un 
meilleur  système  d'instruction,  mais  le  pays  étant  dé- 
vasté par  les  Habsbourgs,  les  Bourbons  et  les  prêtres, 
les  finances  ne  peuvent  suffîre  aux  besoins  du  peuple 
appauvri. 

On  ne  comptait  en  1861  qu'un  seul  élève  sur  mille 
habitants  ! 

La  Sardaigne  subit  le  même  sort.  Vers  la  fin  du  siècle 
passé  ce  royaume  n'avait  point  de  dettes.  Les  envahisseurs 
réduisirent  ce  pays  à  la  dernière  misère  et  le  chargèrent 
de  dettes  énormes.  En  1835  on  en  comptait  déjà  100  mil- 
lions de  lires.  La  guerre  avec  TAutriche,  en  1848  et  1849, 
coûta  206  millions.  Ce  que  le  Piémont  et  le  royaume  des 
des  Deux-Siciles  ont  souffert  paraît  incroyable.  Outre  les 
faits  que  je  viens  de  nommer  il  suffit  de  dire  qu'en  1830  il 
y  avait  sur  l'île  de  Sardaigne  376  grands  domaines  féo- 
daux maintenus  par  la  Restauration.  On  promulgua  une 
loi  d'après  laquelle  celui  qui  n'avait  pas  au  moins  quinze 
cents  lires  de  fortune  n'a  pas  le  droit  d'apprendre  à  lire  et 
décrire.  Ce  n'est  qu'en  1848  qu'on  y  introduisit  de  grands 
changements.  Avant  cette  époque,  les  revenus  du  clergé 
de  ce  petit  pays  montaient  à  17  millions.  On  y  abolit  399 


CLII  — 

couvents  qui  contenaient  0,870  religieux,  et  ce  n'était 
qu'une  partie  minime  seulement. 

Rome  I...  Qui  ne  parle  de  Rome?  Tout  le  monde  qui  se 
dit  civilisé  s'occupe  des  États  pontificaux.  Et  cette  mo- 
narchie est,  pour  son  étendue,  moins  que  le  tiers  de  la 
Suisse.  Elle  ne  contient  que  214  lieues  carrées  et  700 
mille  habitants,  j  compris  la  capitale.  On  pourrait  dire  : 
que  de  bruit  pour  si  peu  de  chose  1  II  ne  faut  pas  beau- 
coup de  perspicacité  pour  voir  que  cette  petite  portion  de 
terre  et  ce  petit  pouvoir  séculier,  loin  d'augmenter  l'au- 
torité du  Pape,  ne  font  que  la  déprécier.  Le  Pape,  comme 
chef  de  l'Église,  serait  le  premier;  parmi  les  souverains 
il  n'est  même  pas  le  dernier.  Il  n'y  a  que  les  catholiques 
ennemis  du  christianisme  qui  ne  veuillent  pas  le  voir. 
«  Nonpossumus.  »  Mais  le  pouvoir  séculier  n'a  été  insti- 
tué que  huit  cents  ans  après  Jésus-Christ  !  Pourquoi  les 
papes  des  premiers  siècles  ne  disaient-ils  pas  :  Non  pos- 
sumus  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  les  soi-disant  libéraux,  les  pro* 
testants,  les  Allemands  surtout  sont  indignés  «  des  hor- 
reurs de  la  persécution  de  malheureux  esclaves  du 
despotisme  de  la  curie  romaine.  »  Qui  n'a  entendu  parler 
de  l'affaire  Moriara^  de  l'affaire  Madiai^  de  quelque  moine 
bohème,  des  quatorze  prisonniers  (criminels)  enfermés  à 
Civitta  Vecchia?  On  les  pleurait,  on  s'apitoyait  sur  eux, 
on  lançait  des  invectives  contre  le  clergé  et  la  religion. 
Il  suffit  de  prendre  n'importe  quel  journal  allemand  du 
mois  d'août  1865  pour  s'en  convaincre.  «  Quelle  barba- 
rie, disait-on,  quelle  honte  pour  la  société  d'aujourd'hui»! 
C'étaient  des  cris  à  n'en  plus  finir.  J'ai  vu  moi  même  plus 
de  cent  journaux  qui  ne  faisaient  que  parler  de  ces  qua- 
torze voleurs  ou  brigands,  de  la  «tyrannie  du  pape,  de  la 
cruauté  des  moines.  »  Oh  !  les  lâches  I  Lorsqu'il  s'agit  de 
défendre  une  dizaine  de  forçats,  ils  ont  du  cœur,  de  l'élo- 


—   CLIII  — 

qnence  ;  ils  sont  libéraux.  Mais  si  les  forçats  sont  cou- 
ronnés ils  se  taisent.  Quand  on  massacre  des  centaines 
de  milliers,  quand  on  réduit  deux  cents  millions  à  l'abais- 
sement, à  rignorance,  à  la  misôrè,  quand  on  égorge  les 
Hongrois,  les  Danois,  les  Polonais,  les  Cretois,  les  Can- 
diotes, Fopinion  publique  se  contente  de  désigner  du  so- 
briquet de  rouge  (nom  qui  paraît  ignominieux  à  quelques- 
uns),  tous  ceux  qui  sentent  Tavilissement  brutal  de 
rhommel...  Est-ce  démence  ou  stupidité? 

A  Rome,  il  se  passe  des  choses  abominables,  on  ne  peut 
les  nommer  autrement.  Ces  3,900  prêtres  (un  prêtre  sur 
47  hab.),  ces  2,000  nonnes ,  ces  nuées  d'ecclésiastiques 
formant  avec  les  séminaristes  8,000  religieux,  la  vingt- 
cinquième  partie  de  la  population,  et,  ce  qui  plus  est,  ces 
sauterelles,  ces  officiers  de  la  cour  qui  dévorent  la  cin- 
quième partie  des  revenus  de  TËtat,  ces  ministres,  ces 
gendarmes,  cette  police..  .  0  roi  des  rois  1  Toi  qui  naquis 
dans  la  croche....  toi  qui  n'avais  pas  un  denier  pour  payer 
rimpétaux  Romains  1...  Mais  est-ce  là  seulement  la  source 
des  misères  des  peuples?  Du  haut  du  Vatican  s*éleva  une 
voix  il  n'y  a  pas  longtemps  :  «  Secouez  ce  joug  de  diplo- 
matie et  de  mensonge  »  —  disait  Pie  IX.  Qui  est-ce  qui 
répondit  à  sa  voix  ?  Ah  !  c'est  que  ce  joug  il  ne  le  secoua 
pas  le  premier!... 

Passons  en  Espagne.  Jadis  maîtresse  de  toute  TAmé- 
rique,  elle  avait  en  1817,  malgré  les  mines  d'or  et  d'ar- 
gent du  Pérou  et  du  Mexique,  un  déficit  de  200  millions 
de  reaies.  Les  dettes  de  ce  pays  remontent  au  temps  de 
Charles  V  et  de  Philippe  II.  A  la  mort  de  Philippe  V  de 
Bourbon,  en  1746,  ce  roi  qui  fit  dire  à  Louis  XIY  le 
fameux  :  <  Plus  de  Pyrénées,  »  le  même  dont  l'entrée  à 
Madrid  fut  célébrée  par  un  auto-dafé  de  juifs  brûlés  en 
3on  honneur,  à  la  mort  de  ce  roi  qui  pendant  46  ans  gou- 

i. 


—  CLTV  — 

yernait  TEspagne  en  sommeillant  dans  son  lit  aux  sons 
de  la  Yoîx  de  Farlnelli,  ce  pays  était  chargé  de  800  mil- 
Ions  de  reaies  de  dettes.  La  guerre  pour  Tindépendance 
coûta  la  somme  colossale  de  4  milliards  et  demi.  La 
houvelle  guerre  de  succession,  qui  finit  en  1840  par 
Tavénement  au  trône  d'Isabelle  II,  coûta  ^ua^r*e  miliiards 
de  réaux  I  Lorsque  en  1823  l'Espagne  était  menacée  de 
la  guerre  avec  la  France,  elle  comptait  48,681  soldats  et 
80,000  ecclésiastiques.  C'était  déjà  bien  peu  en  compa- 
raison avec  Tan  1787,  où  Ton  comptait  179,357  prêtres 
séculiers  et  moines  ;  ces  derniers  étaient  au  nombre  de 
94,000.  En  1820  il  j  avait  dans  ce  pajs  3,005  eouvents. 
Les  revenus  de  l'État  n'étaient  que  de  21  millions  de  pias- 
tres, les  revenus  du  clergé  montaient  à  52  millions.  Il  resta 
encore,  en  1857, 62,956  personnes  appartenant  auclei^é. 
Malgré  cela  le  gouvernement  dépense  encore  aujourd'hui 
quarante-quatre  fois  moins  d'argent  pour  l'instruction  pu- 
blique que  pour  l'entretien  de  l'armée  et  pour  les  dettes. 
Qu'on  s'étonne  après  de  la  haine  qu'inspire  à  quelques- 
uns  le  clergé  catholique  d'aigourd'hui  ;  qu'on  s'étonne  de 
la  décadence  de  la  religion  I... 

Faut-il  aller  en  Moscovie,  en  Turquie  pour  y  voir 
rinstruction  du  peuple  et  en  comparer  les  budgets  à  ceux 
de  la  guerre  ?  Dans  ce  dernier  Empire  il  n'y  a  point  de 
statistique,  dans  l'Empire  du  Tsar  la  statistique  est  im- 
provisée, ce  qui  revient  au  même.  Si  la  Turquie  est  un 
opprobre  de  lasociété  du  dix-neuvième  siècle,  si  la  Grèce 
est  une  nouvelle  preuve  des  crimes  des  souverains,  faut-il 
en  accuser  les  sultans?  Un  ministre  anglais  a  dit  un  jour  : 
€  La  Turquie  vivra  tant  que  nous  ne  lui  permettrons 
pas  de  mourir.  »  Et  la  nation  anglaise  d'applaudir.  Sur 
16  millions  d'habitants  on  compte  en  Turquie  d'Europe 
la  moitié  de  Slaves  et  la  huitième  partie  d*Ottomans. 


C'est  un  empire  aassi  nominal  que  rAutricbe,  Les  na- 
lions  qui  entrent  dans  la  composition  de  cet  Etat  ont  le 
même  droit  de  s'appeler  Turcs  que  les  sujets  des  Habs- 
bourg, Autrichiens.  Le  gouvernement  turc  est  sans  com- 
paraison plus  libéral  que  celui  du  tsar,  mais  Tinstruction» 
l'agriculture  et  l'industrie  sont  les  mêmes  en  Turquie 
qu'en  Moscovie.  Grâce  à  l'administration  barbare  de  ces 
deux  pajSy  dont  le  sol  est  fertile  et  retendue  plus  grande 
que  le  reste  de  l'Europe,  tous  les  habitants  en  souf- 
frent. 

Que  les  peuples  d'Europe,  que  les  économistes  y  son- 
gent bien  :  le  pain,  la  viande,  les  objets  indispensables 
pour  la  vie  seraient  quatre  fois  moins  cbers,  le  travail  de  s 
ouvriers  serait  infiniment  moindre,  le  paupérisme  dispa* 
raîtrait,  les  Anglais,  les  Irlandais,  les  Allemands,  les 
Suisses  ne  seraient  pas  obligés  de  s'expatrier  en  masse 
pour  passer  en  Amérique,  en  Asie  et  en  Australie,  si  ces 
pays  étaient  bien  cultivés,  si  l'Orient  n'était  plongé  dans 
les  ténèbres  de  Tignorance  et  duh^^^^^P^^î^^^*  L'ambassa- 
deur anglais,  en  1861,  démontra  qu'il  javait  dans  Fempire 
Ottoman  un  déficit  de  49  millions  de  francs.  On  dépensa 
194  millions  1/4  de  francs  pour  les  dettes  et  la  force  ar- 
mée, et  574,250  fr,  pour  l'instruction  publique  !  Donc  les 
deux  premières  branches  engloutirent  340  fois  autant 
d'argent  que  l'instruction  du  peuple.  Un  tel  État  existe  dans 
cette  Europe  qui  se  croit  civilisée  !...  Mais  que  dire  de  la 
civilisation  en  Turquie,  que  dire  du  progrès,  si  dans 
l'empire  moscovite  il  y  a  plus  d'un  demi-million  de  noma- 
des^ si  en  Angleterre  il  y  a  1,070,374  mendiants? 

Les  misérables  de  TOccident  ne  peuvent  partager  leur 
pain  avec  les  misérables  de  l'Orient,  où  les  hordes  asiati- 
ques, avec  l'aide  des  Allemands  couronnés,  des  lords  an- 
glais et  des  banquiers  de  tous  les  pays^  tiennent  entre 


—  CLVI  — 

leurs  mains  les  destinées  de  presque  tous  les  peuples  du 
globe  terrestre. 

a  La  Russie  est  tranquille,  majestueuse  et  puissante,  » 
a  dit  le  prince  Gortchakoff.  M.  Herzen,  le  prince  Dolgo- 
roukoff,  MM.  Louis  Wolowskiet  Mazade  ont  prouvé  tout 
le  ridicule  de  ces  paroles  et  la  faiblesse  de  ce  colosse  aux 
pieds  d'argile  (1).  En  1865  Kolb,  s'appuyant  sur  les  docu- 
ments authentiques,  démontra  que  les  dettes  de  Tempire 
moscovite  s'élevaient  à  la  somme  de  huit  milliards  de 
francs.  Il  est'hors  de  doute  que  ces  deux  branches  seule- 
ment :  les  dettes  et  la  force  armée,  y  engloutissent  75  '*/o, 
c'est-à-dire  les  trois  quarts  des  revenus. 

Quant  à  l'instruction,  on  y  compte,  selon  quelques-uns, 
un  élhe  sur  140  habitants,  M.  Léouzon-Leduc  nous  ap- 
prend au  contraire  que  sur  toute  la  population  le  nom- 
bre de  ceux  qui  y  reçoivent  l'instruction  n'est  que  de 
350,000  habitants.  Il  n'y  a  pas  1  Moscovite  sur  82  qui 
sache  lire. 

Le  tableau  de  cet  ««empire  est  effroyable  comme 
son  histoire.  Un  auteur  qui  connaît  parfaitement  ce 
pays  s'exprime  ainsi  :  «  On  dit  que  la  position  s'est 
bien  améliorée  depuis  le  fameux  décret  d'affranchissement 
des  serfs.  On  en  a  fait  beaucoup  de  bruit;  qui  ose  aujour- 
d'hui en  discuter  les  résultats?  C'est  afin  qu'on  ne  voie 
pas  toute  cette  misère  qu'on  y  laisse  difficilement  péné- 
trer les  étrangers.  Qu'auraient-ils  à  y  voir  en  effet?  Un 
peuple  misérablement  logé,  nourri  et  vêtu,  croupissant 
dans  Tabjection,  ayant  l'i^TCsse  pour  état  normal,  grâce 
à  la  ferme  des  liqueurs  fortes  qui  a  fait  de  l'exploitation 


(1)  Voyez  :  Les  finances  de  la  Russie.  Hevue  des  deux  mondes, 
15  janvier  1864,  et  rariicle  de  M.  Mazade^  inséré  dans  le  même 
ouvrage  le  15  mars  1866:  La  Russie  sous  Alexandre  II. 


—  CLTU  — 

deTintempéraiice  une  institution  nationale ,  puisqu'elle  sert 
à  compléter  Tabrutissemeiit  de  malheureux  paysans.  Ces 
êtres,  accolés  à  des  femelles  qui  n*ont  de  leur  sexe  que  les 
vices  et  les  inconvénients,  donnent  le  tableau  bestial  d*un 
accouplement  qui  ne  diffère  que  fort  peu  de  celui  de  la 
brute.  Lorsque  le  moujick,  poussé  à  bout,  ne  trouve  plus 
rien  dans  sa  huche  et  se  sent  trop  fatigué  du  système,  il 
se  laisse  aller  aux  plus  horribles  vertiges  ;  il  fait,  comme 
il  dit,  chanter  le  coq  rouge  {krasnyj  pietuszok),  et  Ton  ap- 
prend alors  ces  incendies  qui  détruisent  les  châteaux,  les 
villages  et  les  villes.  C'est  sa  manière  de  secouer  sa  tor- 
peur comme  autrefois  les  boyards,  pour  se  distraire, 
étranglaient  un  empereur  à  la  fin  d'un  souper.  En  un 
mot,  le  communisme  entre  esclaves  a  été  changé  en  com- 
munisme entre  serfs.  Tout  cela  ne  s'est  pas  fait  en  un 
jour;  c'est  au  contraire  le  produit  d'une  longue  machina- 
tion, œuvre  du  mauvais  génie  qui  s'appela  Pierre  I  ,  qui 
se  déclara  pape  d'Orient  et  se  décida  à  fonder  une  capi- 
tale en  face  de  Stockholm,  dans  un  marais  pestilentiel  où 
il  sacrifia  plus  de  cent  mille  hommes  à  l'exécution  de  ce 
caprice.  D'après  son  testament,  l'Europe  apeut  et  doitêtre 
subjuguée.  »  Maintenant  les  voies  ferrées  de  cet  immense 
empire,  construites  d'après  un  plan  éminemment  straté- 
gique, lui  permettent  de  réunir  à  Varsovie  et  dans  les  en- 
virons, c'est  &  dire  à  vingt-cinq  heures  de  Strasbourg,  une 
armée  formidable  avec  matériel  et  approvisionnements. 
11  avoue  201,000  hommes  employés  à  l'intérieur, 
702,000  hommes  de  troupes  régulières  et  toigours  mobi- 
lisables, et  326,000  hommes  de  troupes  irrégulières,  en- 
semble douze  cent  mille  machines  à  tuer,  faciles  à  mouvoir 
sur  l'ordre  d'un  seul  homme.  Si  la  Prusse  pouvait  oublier 
l'article  13  du  testament  de  Pierre  !«',  elle  doit  au  moins  se 
souvenir  de  cette  parole  de  Frédéric  II  :  «La  Russie  à  Con- 


stantinople,  c'est,  deux  ans  plus  tard,  la  Russie  à  Kcenigs- 
herg  (1).  »  Le  roi  ne  prévoyait  pas  alors  les  chemins  de  fer. 
On  pourrait  dire  à  présent  :  Les  Moscovites  et  les  Prussiens 
assemblés  à  Berlin,  c'est  deux  jours  plus  lard  les  Moscovites 
et  les  Prussiens  d  Paris.  La  France,  de  même  que  toutes 
les  nations  d'Europe,  ne  devraient  jamais  oublier  ces 
dates  néfastes  :  le  18  juin,  bataille  de  Waterloo;  le  6  juil- 
let, entrée  des  alliés  à  Paris;  le  26  septembre,  traité  de 
la  Sainte-Alliance  ;  le  13  octobre,  mort  du  roi  Joachim 
Murât  fusillé  par  ordre  de  Habsbourg.  Les  Allemands  et 
surtout  les  étudiants  des  universités  allemandes  ne  de- 
vraient jamais  oublier  le  20  septembre  1819,  jour  de  la 
fameuse  conspiration  des  ministres  connue  sous  le  nom  de 
conférences  de  Karlsbad  (2). 

Les  Moscovites  ne  peuvent  plus  être  comptés  parmi  les 
peuples  d'Europe  qui  se  respectent.  Les  gibets  de  Po- 
logne marquent  les  frontières  de  l'Asie* 

UN  SYMBOLE  POLITIQUB. 

Un  auteur  aussi  savant  qu'éminent  publiciste,  ami  de 
la  liberté  et  défenseur  zélé  de  toutes  les  classes  oppri- 
mées, M.  Armand  Lévj,  a  dit  de  la  Suisse  €  qu'elle  est 
le  symbole  de  l'unité  future  de  l'Europe  par  les  liens  fé- 
dératifs  des  nations.  »  Et,  en  effet,  que  voyons-nous  en 
Suisse?  N'est-ce  pas  un  pays  choisi  par  la  Providence 
pour  montrer  aux  peuples  d'Europe  comment  ils  doivent 
se  gouverner?  Il  y  a  parmi  les  habitants  de  cette  terre 
bénie,  de  cette  patrie  de  Tell  qui  a  la  croix  du  Sauveur 


(1)  Comp.  rimportant  ourra^e  de  M.  Ed.  Talbot  :  L'Europe  au^ 
Européens. 

(2)  Corap.  Wiohtige  UrkundeD  fur  den  Rechtszustand  der  deuls- 
chen  Nation,  tod  Welckert  (Manh.) 


•^  eux  — 

pDur  dmblèmd^  tine  coutume  qui  en  fait  la  plus  grande 
gloire,  qui  résume  toute  la  moralité  et  toute  la  situation 
politique  dé  cette  Confédération.  La  Suisse,  peuplée  de 
deux  millions  et  demiy  peut  au  bout  de  24  heures  mettre 
sur  pied  120,000  vaillants  soldats,  200,000  au  bout  de 
48  heures,  et  si  sa  liberté  était  menacée  350,000  hommes 
armés  !  Quel  pays  au  monde  peut  en  proportion  procurer 
un  pareil  contingent?  Toutefois,  en  temps  de  paix,  et 
même  pendant  les  réunions  les  plus  grandes,  on  n*y  voit 
presque  pas  de  soldate.  Geils:-làqui,  lors  des  fêtes  na- 
tionales, sont  prêts  pour  toute  éventualité,  se  tiennent  ca- 
chés, parce  qttë  k  peuple  n  aime  pas  la  vue  de  i' uniforme^ 
parce  que  cela  lui  rappelle  le  sang  et  lui  (rouble  sa  joie. 
Quelle  dignité!  quelle  élévation  de  sentiments! 

Le  peuple  suisse  déteste  également  les  uniformes  de  la 
police.  Pendant  les  plus  grandes  afûuences,  qui  s*élévent 
quelquefois  à  deux  cent  mille  personnes,  pendant  la  réu- 
nion des  francs-tireurs  {Sckûtz-verein)  il  est  impossible 
de  distinguer  un  agent  de  police  d'un  simple  particulier. 
Quelques  hommes  loués  provisoirement  sont  là  pour 
avertii*  le  public  de  Tordre  qu'il  faut  maintenir  et  cet 
ordre  n'est  jamais  tvoublé.  Il  se  passe  en  Suisse  le  con- 
traire de  ce  que  nous  voyons  dans  toute  l'Europe.  C'est 
le  peuple  qui  est  armé  et  la  police  est  sans  armes.  Mais 
la  loi  y  est  respectée,  les  prescriptions  du  gouvernement 
sont  sacrées  ;  mais  le  peuple  est  raisonnable  parce  qu'il  est 
mûr.  Promenons  nos  regards  sur  les  capitales  ;  arrêtons- 
nous  à  Paris,  à  Vienne,  à  Moscou,  lorsqu'un  souverain 
passe,  lorsque  la  ville  est  illuminée.  Quelle  cohue>  quelles 
vociférations  !...  Sont-ce  là  des  hommes  ou  desbétes?  Un 
Suisse  lèverait  à  peine  sa  tête  d'homme  pour  voir  une 
tête  couronnée. 

C'est  le  Béni  pays  du  globe  où  il  n'y  ait  point  de  dettes; 


—  CLX  — 

tandis  que  dans  toute  TEurope,  chaqve  enfant  quittent  au 
monde,  an  moment  de  naître  a  dijà^  en  prenant  la  moyenne^ 
deux  cent  cinquante  mille  francs  de  dette  publique.  En  1863 
on  évalua  la  dette  de  la  Suisse  à  3,750,000  fr.  que  Ton 
contracta  pour  la  défense  de  Neufchatel,  en  j  opposant 
un  actif  de  plus  de  15  millions.  L'administration  ne  coûte 
que  10j|iillions  par  an.  Les  appointements  du  Président  des 
républiques  confédérées  ne  sont  que  de  dix  mille  francs. 
Les  chefs  des  petits  arrondissements  et  districts,  les  em- 
ployés subalternes  dont  on  compte  par  milliers  en  France, 
en  Allemagne  etc.,  ne  se  contenteraient  pas  d'un  salaire 
si  minime.  La  Confédération  ne  perçoit  point  d'impôts 
directs.  Dans  les  cantons,  les  impôts  directs  ne  sont  pré- 
levés que  sur  la  fortune  et  les  revenus  de  chaque  citoyen  ; 
et  non  en  pour  cent  mais  en  millésimée^  1  à  1  -^  par 
mille.  Ils  augmentent  en  proportion  des  biens.  La  terre 
est  libre  de  toute  charge.  Le  sol  de  la  Suisse  est  aride, 
mais  aucun  État  d'Europe  ne  possède  tant  de  gens  riches 
et  une  opulence  aussi  générale.  Les  plus  petits  sentiers 
sont  pavés,  toutes  les  branches  de  communication  sont 
parfaites.  Il  n'y  a  pas  au  monde  un  pays  mieux  adminis- 
tré. Et  par-dessus  tout  un  maître  d'école  primaire^  sans 
compter  le  logement,  reçoit  dans  bien  des  endroits 
1,500  à  1,800  francs  par  an.  On  n'y  trouvera  pas  un  seul 
individu  qui  ne  sache  lire  et  écrire;  et  on  y  compte  cinq 
universités  sur  une  étendue  de  740  lieues  carrées. 

EUROPE    BT    ÉTATS-UNIS.   —   COMBIEN    PAYE   l'EUROPE 
POUR  l'honneur   d'avoir  DES  SOUVERAINS? 

Rien  ne  prouve  en  faveur  de  la  liberté  comme  l'accrois- 
sement de  la  population.  Comparons  les  États-Unis  avec 
TEurope.  La  population  aux  États-Unis  s'agrandit  de 


—  CLXI  — 

8  millions  au  bout  de  dix  ans  (1850-1860),  c'est-à-dire 
elle  monta  de  33  à  31  millions,  tandis  que  dans  toute 
l'Europe  à  peu  près  dix  fois  plus  peuplée,  elle  ne  s'accrut 
que  de  15  millions  dans  le  môme  espace  de  temps 
(1852-1862). 

Après  la  terrible  guerre  pour  l'affranchissement  des 
esclaves,  la  dette  des  États-Unis  s'amoindrissait,  durant 
toute  l'année,  de  65  millions  de  francs  par  mois  !  A-t-on 
jamais  vu  quelque  chose  de  pareil  en  Europe  (1)  ?  Les 
besoins  de  toutes  les  monarchies  européennes  augmentent 
chaque  année  et  leurs  revenus  prU  ensembky  malgré  la 
plus  grande  répression,  n'apportent  que  dix-huit  fois 
autant  que  le  revenu  d'un  seul  pays  de  l'Amérique  sep- 
tentrionale. Les  dépenses  du  gouvernement  des  Étas-Unis 
diminuent  tous  les  ans  ;  le  déficit  ordinaire  de  l'Europe 
dépasse  un  milliard. 

D'après  le  budget  de  1862  les  frais  d'administration  en 
France,  sans  compter  les  affaires  étrangères,  les  finances 
et  la  guerre,  étaient  de  222  millions,  savoir  :  ministère 
d'État  19  ^,  de  justice  31  -pi  de  l'intérieur  171  millions. 
Aux  États-Unis  les  dépenses  du  département  de  l'intérieur 
ne  s'élevaient  qu'à  4,103,000  dollars  (22  millions  de  fr.). 
En  général,  la  Grande-Bretagne,  la  France,  l'empire 
moscovite,  l'Autriche  et  la  Prusse,  dont  la  population  est 
seulement  5i2r /*at5  plus  grande  que  celle  des  États-Unis, 
dépensent  vingi  fois  autant  pour  l'administration. 

D'après  des  données  statistiques  de  plusieurs  années, 
on  peut  considérer  la  somme  de  364  millions  fr.  comme 
la  dépense  annuelle  normale  des  États-Unis,  à  com- 
parer à  celle  de  l'Europe.  Les   monarchies  d'Europe 


(1)  Gomp.  le  Moniteur  universel  du  26  octobre  1866. 


—  ctxn  — 

ont  besoin  tous  les  ans  de  plus  de  10  milliards  depuis  quel- 
que temps.  Or,  que  sont  en  yéritô  les  revenus  des  mo- 
narchies? Ce  sont  les  dépenses  des  peuples.  Puisque  la 
popiâation  de  TËurope  est  actuellement  neuf  fois  plus 
grande  que  celle  des  États-Unis,  ses  dépenses  auraient 
dû  ôtre  proportionnées  à  la  population  si  les  pajs  étaient 
bien  administrés.  Le  calcul  est  simple.  Par  conséquent 
les  dépenses  des  Etats  européens  ne  devraient  s'élever 
qu'à  3,276  millions*  Ajoutons  24  millions.  En  aucun  cas 
les  dépenses  de  l'Europe  ne  devraient  dépasser  la  somme 
de  trois  m  illiards  trois  cents  millions  francs.  Soyons  pro- 
digues. Supposons  que  les  dépenses  des  États-Unis  sont 
plus  grandes  ;  supposons  que  l'Europe  qui  aime  l'ostenta- 
tion soit  obligée  de  dépenser  davantage.  Ajoutons  encore 
la  somme  énorme  de  700millions.  Nous  aurons  4  milliards. 

Pourquoi  donc  les  monarques  et  les  ministres  se  font- 
ils  payer  dix  milliards?  Pourquoi  les  peuples  doivent-ils 
débourser  annuellement  six  milliards  de  plus?  La  centra- 
lisation vaut-elle  autant?  Mais  c'est  un  intérêt  à  4  Vo 
de  cent  cinquante  milliards/ 

Que  de  bienfaits,. quelles  richesses  ne  pourrait-on 
pafl  en  tirer  pour  les  peuples  si  cet  argent  eût  été 
bien  employé!  En  plaçant  6  milliards  tous  les  ans 
à  4  Vo»  on  aurait  un  revenu  de  240  millions.  Outre 
les  quatre  milliards  que  nous  avons  admis  comme  indis- 
pensables, les  peuples,  en  payant  tous  les  ans  6  mil- 
liards, dépensent  annuellementi  sans  nulle  nécessité,  en 
moyenne  22  francs  par  tête  I  C'est  un  impôt  gigantesque 
que  les  peuples  d'Europe  payent  en  revanche  parce  qu'ils 
sont  esclaves.  Voici  les  dépenses  principales  : 

Armée  (c'est-à-dire  force  de  terre  et  de  mer)    40  v  Vo 

Dettes 30  -r  7o 

Ces  deux  branches 71  <^/«. 


—  cLxin  — 

Reste  pour  rinstraetion,  radministration  oiyile,  le 
eommerce,  etc.,  29  %.  La  société  qui  se  dit  civilisée  ne 
peut  pas  tomber  plus  bas. 

Je  dis  explicitement  :  Les  nations  d'Europe  payent  an- 
nuellement trois  milliardê  trois  cents  millions  francs  pour 
Tentretien  de  Tannée,  et  plus  de  deux  milliards  $t  demi 
pour  les  dettes*  Ces  deux  branches  seulement  déyorent 
six  milliards  par  an,  sans  compter  les  cours  I  !  ! 

Il  feut  avouer  que  les  dynasties  sont  trop  coûteuses. 
L'Angleterre  les  protège  dans  sbn  propre  intérêt.  Sa  po- 
litique extérieure  pourrait  être  résumée  en  ces  mots  : 
€  Je  vous  aiderai  àentretenir  vos  dynasties  y  vous,  ne  m'empê- 
chez pas  de  m'enrichir.  »  Et  c'est  pour  cela  que  dans  ce 
pays  on  voit  à  côté  d'une  misère  épouvantable,  un  luxe 
effréné  et  un  égoîsme  comme  on  n'en  voit  nulle  part  ;  à 
côté  de  la  liberté  des  grands  la  servitude  du  peuple.  Le 
marquis  de  Westminster  a  mille  francs  de  revenu  par 
heure.  On  peut  dire  que  la  quatrième  partie  de  la  popula- 
tion du  globe  obéit  d  la  polUiqve  anglaise.  Sans  parler  de 
la  Prusse  et  de  l'Autriche,  si  nous  y  ajoutons  l'empire 
moscovite,  qui  est  quarante  fois  plus  grand  que  la  France, 
il  est  facile  de  voir  où  sont  les  ennemis  de  la  liberté. 
Ceux  qui  prétendent  qu'il  y  a  un  équilibre  politique 
quelque  part,  aussi  bien  que  oeux  qui  admettent  l'équi- 
libre des  États  et  non  celui  des  nations,  s'ils  ne  sont  pas 
des  fous  ou  des  lâches,  sont  h  coup  sûr  à  la  fois  des  tyrans 
et  des  esclaves . 

FORTERESSES  ET  UNIVERSITÉS. 

On  compte  en  Europe  près  de  400  forteresses  et  moins 
de  100  universités.  La  France  môme  possède  119  forte- 
resses dont  8  de  preinier  rang.  L'Autriche  a  28  forte- 
resses et  7  universités.  La  Pousse  a  plus  de  30  forteresses 


—  CLXIV  — 

et  ô  uniyersités  dont  4  seulement  sont  situées  sur  la  terre 
allemande.  Les  Moscovites  comptent  0  universités  dont 
4  sont  situées  sur  le  territoire  tartare  et  cosaque,  3  sur 
la  terre  suédoise  et  allemande,  2  sur  la  terre  polonaise. 
La  proportion  approximative  est  la  suivante  :  dans  l'em- 
pire du  tsar,  1  université  sur  7,777,777  habitants  ;  en 
Suisse,  1  université  sur  625,000  habitants. 

Dans  tout  l'empire  autrichien  1  université  sur  4,800^000  hab. 
En  Prusse 1  université  sur  3,100^000  — 

LES  CRIMES  DBS  PETTTS. 

<  La  société^  dit  M.  Quetelet,  prépare  les  crimes  et  le 
coupable  n*est  que  Tinstrument  qui  les  exécute.  »  Il  faut 
jouter  à  ces  paroles  pleines  de  justesse,  que  les  souve- 
rains dirigent  Téducation  à  Taide  de  leurs  ministres  et  que 
les  gouvernements  d'Europe  façonnent  la  société  euro- 
péenne. Il  j  a  80  ans  environ,  le  nombre  des  enfants  illé- 
gitimes fut  tellement  élevé  que  cela  attira  Tattention  des 
savants.  A  Stockholm,  Gottingen,  Leipsig,  le  sixiémedes 
naissances  était  illégitime,  le  quart  à  Cassel,  et  le  sixiè- 
me à  léna.  A  Berlin,  en  1789,  il  y  avait  sur  9  naissances 
1  illégitime  ;  après  la  restauration^  en  1819,  1  sur  6.  Le 
nombre  des  naissances  illégitimes  a  donc  subi  une  aug- 
mentation sous  le  gouvernement  jMi^^rfi^/ des  vainqueurs 
de  Napoléon.  A  Paris,  d'après  les  calculs  de  dix  ans, 
sur  28  naissances  il  y  en  avait  à  peu  près  exactement 
10  illégitimes.  Paris  produit  annuellement  à  peu  près 
huit  fois  autant  d'enfants  trouvés  que  le  reste  de  la  France, 
et  environ  20  enfants  pour  100  naissances.  II  est  constaté 
que  les  enfants  illégitimes  sont  généralement  d'une  or- 
ganisation faible.  «  Vers  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  au 


,  —  CLXV  — 

boat  de  vingt  ans,  sur  19,420  enfants  reçus  dans  la  maison 
de  Dublin,  il  n'en  restait  plus  que  2,000  vivants  ;  et  à 
Moscou  7,000  seulement  sur  37,600.  Quelle  effroyable 
destruction  !  La  guerre  et  les  épidémies  exercent  de  moins 
cruels  ravages  sur  le  genre  humain.  Et  que  Ton  ne  croie 
pas  que  les  temps  modernes  aient  amené  des  résultats 
plus  heureux,  que  ce  funèbre  catalogue  présente  aigour- 
d*hui  des  chififî^'es  moins  forts.  »  {Sur  Vhommee^  chap.  vi, 
II).  MM.  Benzenberg  et  le  docteur  Casper  ont  démontré 
que  le  nombre  de  suicides  en  Prusse  est  douze  fois  plus 
grand  que  le  nombre  des  homicides.  M.  Herrmann  a  trouvé 
que  dans  TEmpire  moscovite  le  nombre  des  suicides  est  à 
peu  prôs  égal  à  celui  des  homicides.  (Mémoires  de  TAca- 
demie  de  Pétersbourg,  et  Bulletin  de  M.  de  Ferrussac.) 
D'après  le  docteur  Casper  [Beitracge  zur  med.  Siat.)  on 
n'a  compté  à  Berlin,  de  1788  à  1797,  que  62  suicides  et  128 
pendant  les  dix  années  postérieures,  tandis  qu'après  la 
guerre  que  les  Allemands  nomment  guerre  d'af&^anchisse- 
ment,  de  1813  à  1822,  il  y  en  a  eu  jusqu'à  546 1  Les  suici- 
des dans  les  villes  sont  trois  fois  plus  fréquents  que  dans  les 
campagnes.  On  a  remarqué  que  les  suicides  se  multi- 
plient partout.  11  en  est  de  môme  avec  les  aliénés.  Il  n'y 
a  pas  longtemps  on  comptait  1  aliéné  sur  1,500  personnes, 
on  en  compte  maintenant  1  sur  943  habitants.  Le  nombre 
des  aliénés  en  Europe  dépasse  le  chiffre  monstrueux  de 
300,000.  M.  Hubner  a  démontré  dans  sa  Statistique  que 
la  Grande-Bretagne  en  possède  le  plus  ;  viennent  ensuite 
la  Moscovie,  l'Autriche  et  la  Prusse,  Dans  les  dernières 
années  on  comptait  64,194  aliénés  en  Angleterre,  36,000 
dans  l'Empire  moscovite,  35,500  en  Autriche,  et  23,320 
en  Prusse.  D'après  le  même  auteur  il  y  a  plus  d'aliénés 
parmi  les  protestants  que  parmi  les  catholiques,  ce  qui 
est  aussi  constaté  par  tous  les  rapports  officiels.  On 


—  CUVI  —  , 

compte  1  aliéné  sur  491  protestanU  ;  1  sur  1,080  catholi- 
ques ;  1  sur  1795  hommes  du  rite  grec. 

De  1857  à  1S62,  on  comptait  en  Europe,  excepté  la  Tur- 
quie, 198,343  crimes  par  an,  dont  63,445  sous  la  domi- 
nation du  tsar.  Par  conséquent,  le  tiers  des  crimes  a  été 
commis  dans  son  empire.  De  1859  à  1862  on  compta  en 
Autriche,  40,937  crimes  par  an  ;  en  Angleterre  25,685 
crimes  en  1860  ;  en  Italie  18,394  en  1857,  dont  la  moitié 
dans  le  royaume  des  Deux^Slciles  ;  en  Prusse,  7,495  en- 
tre Tannée  1856-59;  en  France,  5,013.  Lq  moins  de  cri- 
mes ont  été  commis  en  Allemagne,  excepté  le  Hanoyre, 
où  les  crimes  ^oni  quatre  /bis  plus  fréquents  qu'en  Prusse, 
et  quinze  fois  plus  â*équents  qu'en  Belgique. 

La  proportion  par  rapport  à  la  population^  est  la  sui- 
vante : 


V*  États  pontificaux,      ] 

L  crime  sur     665  habitants. 

2**  Autriche,                  1 

—           856 

— - 

3"  Moscovie,  Espagne,  1 

—        1,055 

— 

4®  Grande-Bretagne,     ] 

—        1,136 

—. 

5"^  Suisse,                      ] 

l        -        1,725 

— 

6<»  France,                     1 

—        7,460 

— 

1^  Belgique,                  1 

—      10,107 

-«. 

On  commet  en  proportion  six  fois  autant  de  crimes  à 
Berlin  qu'à  Paris,  et  huit  fois  autant  qu'à  Bruxelles. 

On  compte  en  Autriche  douze  fois  plus  de  crimes  dans 
l'armée  que  dans  l'état  civil)  et  en  France  cinquante-trois 
fois  autant  parmi  les  soldats  que  parmi  les  bourgeoise 

LA   MORT, 

Visitons  les  prisons*  Leur  aspect  est  horrible.  On  dit 
qu'il  n'y  a  pas  de  peine  de  mort  dans  certains  pajs.  Mais 
les  gouvernements  secondés  par  les  professeurs  en  droit 


—  GLXVII  — 

ont  inventé  de  nouTelles  tortures  pour  prolonger  Tagonie. 
Lorsque  tout  contribue  à  augmenter  le  nombre  des  ori- 
mes  dont  le  moteur  le  plus  énergique  est  la  centrali- 
sation administrative,  les  gouvernements  font  subir  aux 
criminels  des  tourments  qui  sont  mille  fois  plus  atroces 
que  la  mort  même.  Jamais  la  déportation  n'a  atteint  une 
proportion  si  formidable  que  de  nos  temps.  Autrefois  on 
exilait  quelques  individus,  aujourd'hui  ceux  que  Ton 
nomme  criminels  politiques  sont  exilés  par  centaines  de 
milliers.  En  1863,  le  nombre  des  détenus  en  Pologne  at- 
teignit le  chiffre  incroyable  d*un  demp-million  /  Quant  aux 
autres,  ils  sont  presque  partout  rangés  dans  la  même  ca- 
tégorie que  les  soi-disant  criminels  politiques.  On  les 
brûle  pour  ainsi  dire  à  petit  feu.  M.  Raoul-Chassinat  dé- 
montra, d'aprôs  les  documents  officiels,  qu'il  meuriquatre 
fois  autant  de  prisonniers  aux  galères,  et  cinq  fois  autant 
dans  les  prisons  centrales,  que  dans  la  vie  ordinaire.  Si 
en  France,  où  les  prisons  sont  bien  organisées,  la  mortalité 
est  si  grande,  que  dire  de  ces  monarchies  où  règne  le 
despotisme  de  fer,  que  dire  des  prisonniers  d'État  ?  Mais 
ce  sont  là  des  mystères  que  la  science  n'a  pas  encore  ré- 
vélés I...  Et  diaprés  tout  ce  que  nous  venons  de  voir,  on 
ose  prétendre  que  l'esclavage  est  aboli.  C'est  une  terrible 
chose  que  l'ignorance.  0  amis  de  l'humanité  I  Vous  re* 
culez  d'horreur  devant  la  peine  de  mort  ;  votre  noble 
cœur  est  saisi  d'épouvante  à  la  seule  pensée  de  tuer  un 
homme  que  l'organisation  sociale  a  corrompu  ;  et  cepen** 
dant  c'est  le  moindre  des  crimes  que  les  gouvernements 
commettent  I.«.  Dans  la  situation  actuelle  de  la  sooieté,  la 
peine  de  mort  est  encore  un  bienfait  1».. 

Après  avoir  vécu  dans  cette  atmosphère  de  corruption» 
de  saleté,  d'infamies  sans  nom  et  sans  bornes,  quoi  d'éton- 
nant que  certaines  gens  n'admettent  plus  la  possibilité  de 


—  CLXVIII  — 

Texistence  de  Dieu  ?  Un  profond  penseur  remarque  avec 
beaucoup  de  justesse  :  «  Dire  à  quelqu'un  qu'il  est  un 
athée  ou  un  homme  sans  religion,  n'est  pas  une  insulte 
aussi  grave  que  de  dire  à  ce  même  individu  qu'il  est  un 
lâche  ou  un  homme  sans  honneur.  »  Et  enfin....  pour  fuir 
ce  monde  peuplé  d'êtres  avilis,  dégradés,  misérables,  pour 
mourir....  n'ayant  rien  dans  l'avenir....  aucune  foi,  au- 
cun espoir....  pour  être  enterré,  il  faut  avoir  de  l'ar- 
gent I...  On  ne  donnera  pas  un  petit  coin  de  terre  sans 
argent  I 

*  * 

On  ne  saurait  trop  répéter  cette  vérité  palpable  :  La 
réforme  de  l'éducation  et  de  tous  les  rapports  privés  et  pu- 
blics est  la  base  d'une  réforme  sociale,  qui  ne  pourraH  être 
effectuée  autrement  qu'en  introduisant  simultanément  dans 
tous  les  pays  d'Europe  des  changements  indispensables  con- 
cernant toutes  les  branches  des  sciences  et  de  r administration. 
L'Europe  est  en  décadence.  Il  faut  la  relever,  la  purifier, 
la  rajeunir,  et  lui  faireprendre  une  autre  direction.  Tout 
le  monde  sent  le  besoin  des  réformes,  sans  en  excepter 
les  souverains. 

«  Des  catastrophes  prochaines  vont  éclater  en  Europe.» 
{François-Joseph^  emp.  Mém,  4  août  1863.) —  «  L'Europe 
est  destinée  à  un  avenir  plus  agité  encore.  »  {Guillaume^ 
roi  de  Prusse.  Ouverture  de  la  session  législative  en  1863.) 
—  0  L'état  de  l'Europe  estjmaladif  et  précaire.  »  {Napo- 
léon m,  Disc.  5  nov.  1864.) 

Tous  ces  trois  souverains  appelaient  saru  retard  une  ré- 
forme profonde  et  radicale.  Mais  ils  n'ont  rien  fait  jusqu'à 
présent  et  ils  ne  feront  rien  sans  le  concours  des  peuples. 
C'est  aux  nations  que  la  grande  réforme  est  réservée* 
Cette  mission  leur  est  marquée  par  la  Providence. 


1 


LA  RÉVOLUTION  EN  EUROPE 


EST-ELLE  POSSIBLE  ET  NECESSAIRE? 


aiTBST-GB  QUB  LA  BSYOLUTION? 


Nuiis  vivons  à  l'une  des  époques  les  plus  graves  de  l'iûsloire; 
derrière  nous^  se  déroule  le  passé  de  l'Iiunianité^  et  devant 
nous,  surgit  une  grande  question  :  Quelle  forme  revêtira  l'ave- 
nir? Avant  de  l'aborder,  examinons  ce  que  c'est  que  la  Révolu- 
lion. 

Les  lois  éternelles  ont  soumis  l'univers  et  l'humanité  entière 
à  certaines  règles  qui  leur  assignent  un  ordre  déterminé. 
Les  règles  particulières  sont  |)rescriles  h  la  société,  par  des 
lois,  qui  se  coordonnent  de  telle  sorte  qu'elles  découlent  néces- 
sairement les  unes  des  autres.  Ces  lois  sont  :  i°  Les  lois  naturel- 
les; 2<»  l'application  des  lois  naturelles  à  la  vie  de  l'humanité, 
cVst-k-dire  les  lois  divines;  3°  l'explication  des  lois  divines  pai* 
la  révélation  nouvelle,  c'est-à-dire,  les  lois  que  Jésus-Christ  nous 

L         .  i 


_  2  — 

a  apportées;  4o  la  réunion  des  lois  naturelles  et  divines  dans  leur 
application  à  Tindiridu,  représentant  l'humanité^  je  veux  dire, 
les  droits  de  V homme  ;  5©  les  droits  personnels  de  chaque  indi- 
vidu, considéré  comme  base  de  l'existence  sociale,  qui  détermi- 
nent les  conditions  de  cette  existence,  ce  sont  les  droits  de  la 
famille;  6°  les  droits  communs  à  un  certain  nombre  de  familles 
ou  individualités  complètes  dam  leur  trinité  (mari,  femme,  en-, 
faut)  et  représentant  par  ce  groupement  naturel  le  type  de  la 
société,  circonscrit  dans  des  formes  précises,  ou  les  droits  fia- 
tionaux,  par  lesquels  sont  définis  les  rapports  mutuels  des  fa- 
milles et  les  conditions  de  leur  existence  ;  7©  les  principes  des 
devoirs  envers  l'humanité  entière,  soit  les  droits-sociaux. 

Ces  lois  de  l'humanité  ne  lui  sont  données  que  pour  cette 
terre;  mais  elles  contiennent  les  conditions  de  la  vie  éternelle; 
elles  sont  une  transition  à  la  félicité  absolue. 

Leur  réalisation  dans  les  limites  de  l'existence  passagère 
donne  le  bonheur  relatif  d'ici-bas.  Le  bonheur  perpétuel  est  le 
dernier  droit  de  l'homme,  le  couronnement  et  la  récompense  de 
la  pratique  de  toutes  ces  lois. 

C'est  un  devoir  pour  l'homme,  bien  plus,  c'est  pour  lui  un  be- 
soin inné,  de  tendre  au  bonheur  perpétuel;  aussi,  est-il  de  son 
devoir  d'en  réaliser  les  conditions,  en  usant  de  tous  les  droits  qui 
lui  sont  donnés  ici-bas. 

Les  lois  naturelles  et  divines,  générales  et  particulières,  aident 
l'homme  à  se  diriger  pour  son  propre  bien,  suivant  les  indices  qu'il 
porte  en  lui  et  qui  lui  sont  révélés.  Dans  leur  application  à  l'exis- 
tence terrestre,  l'homme  se  présente  à  nous  :  lo  Comme  une  par- 
celle de  lu  nature,  c'est  alors  l'homme  dans  la  plus  vaste  accep- 
tion du  mot;  2°  comme  un  individu  ayant  ses  propres  droits,  et 
compléta  par  sa  famille,  c'est-à-dire,  comme  membre  d'une  fa- 
mille; 3°  comme  créateur  de  plusieurs  familles,  et  généralement, 
comme  allié  à  d'autres  familles,  je  veux  dire  comme-  membre 
d'une  nation;  4°  comme  une  parcelle  de  la  société. 

De  cette  position  multiple  de  l'homme,  dérivent  ses  devoirs  : 
io  devoirs  envers  lui-même;  2©  devoirs  envers  son  prochain,  ou 
envers  l'humanité;   3»  devoirs  envers  sa  famille;  4°  devoirs 


—  3  — 

envers  sa  nation^  c'est-à-dire  envers  une  société  particulière^ 
déterminée  par  des  formes  précises  (1). 

Les  lois  naturelles  sont  gravées  dans  l'âme  et  le  corps  de 
l'homme  à  sa  naissance;  elles  ont  été  révélées  et  confirmées  par 
l'inspiration  divine  dans  le  monde  ancien.  Jésus-Christ  est  venu 
pour  les  expliquer,  et  il  a  ordonné  a  l'homme  d'accepter  leur 
empreinte  qui  est  visible  dans  le  christianisme,  cette  renais- 
sance de  l'esprit,  dont  le  baptême  est  la  manifestation. 

L'homme,  dans  sa  vie  pratique,  se  distingue  aussi  par  des  ca« 
ractères  particuliers,  intérieurs  et  extérieurs,  spirituels  et  maté- 
riels :  ^ 

lo  En  tant  que  parcelle  de  la  nature,  il  a  quelques  affinités  avec 
elle,  mais  il  possède  des  qualités  propres  qui  le  distinguent  des 
plantes  et  des  autres  créatures  ;  2°  comme  homme,  il  a  certains 
caractères  communs  à  tous  les  hommes,  mais  il  en  diffère  par 
ses  dispositions  intérieures  et  extérieures,  et  par  ses  tendances  ; 
3o  comme  membre  d'une  famille,  il  a  identité  on  analogie  de 
traits  et  d'aptitudes  avec  elle,  mais  son  ^caractère  individuel 
le  distingue  notablement  de  ses  proches,  et  plus  encore  du 
reste  de  la  société  ;  4*  enfin  tous  ces  caractères  se  réunissent 
et  se  confondent  dans  un  même  foyer  formant  une  caractéristi- 
que commune  à  beaucoup  de  personnes,  définie  avec  précision, 
et  dont  les  limites  exactement  déterminées,  constituent  la  diffé- 
rence qui  est  la  condition  de  l'individualité  et  par  conséquent 
de  l'indépendance  générale  et  particulière.  Ce  foyer  s'appelle  :  la 
nationalité.  Elle  a  pour  signe  extérieur  le  plus  expressif,  la  lan- 
gue; pour  marque  intérieure,  rattachement  et  l'amour  envers 
tel  lieu,  tel  climat. 

De  même  que  la  parole  distingue  l'homme  des  autres  êtres, 
de  même  la  langue  distingue  un  membre  d'une  grande  famille 
du  reste  de  la  société.  De  même  que  la  parole  garantit  à  l'homme 


(1)  11  ne  faut  pas  confondre  l'idée  iïhumnm'M  avec  celle  de  so- 
ciété. Par  exemple  :  le  père  en  cette  qualité  a  d'abord  des  devoirs 
à  remplir  vis-à-vis  de  son  fils  comme  lui  étant  le  plus  proche.  S'il  ne 
connaissait  pas  son  fils,  il  aurail  des  devoirs  vis-à-vis  de  lui  non 
comme  envers  son  enfant,  mais  comme  envers  uu  autre  homme* 


—  4  — 

son  individualité  panni  les  autres  créatures^  de  même  la  langue 
d'une  nation  est  le  gage  de  son  individualité  dans  la  société.  La 
nation  est  une  unité  compfète,  c'est-à-dire  une  individualité  : 
c'est  ainsi  que  Tliomme  est  complété  par  la  famille. 

La  nation  est,  par  conséquent,  une  création  de  la  nature,  un 
instrument  destiné  à  la  réalisation  des  grands  buts  de  Thumanité. 
Comme  la  famille  est  le  lien  de  l'individu  avec  la  nation, 
ainsi  la  nation  est  le  lien  de  la  famille  et  des  individus  avec 
la  société.  D'autre  part  la  société,  c'est-à-dire  l'humanité  entière, 
est  le  lien  des  peuples,  des  familles  et  des  individus  avec  le 
monde  éternel.  ^ 

C'est  l'homme  qui,  le  premier,  apparaît  au  milieu  de  la  nature  ; 
après  lui  vient  la  famille,  puis  la  nation  ;  enfin  se  présente  l'hu- 
manité. L'activité  de  l'homme  doit  passer  par  tous  ces  degrés. 
A  chacune  de  ces  portions  de  l'humanité,  la  nature  a  donné 
des  caractères  particuliers;  et  par  ce  moyen  elle  a  garanti  à 
chacune  Yindivis^Uté,  autrement  dit  l'individualité. 
/     L'individualité  entrauie  l'indépendance  dans  les  actes;  chaque 
,'  nation  doit  donc  être  indépendante.  La  position  soUdaire  qu'occii- 
1   peut  les  nations  dans  l'humanité  entière  les  oblige  toutes  à  agir 
:   de  concert  pour  le  bien  de  l'humanité,  dont  elles  font  partie. 
{  Mais  la  condition  indispensable  de  cette  action  commune  est  la 
possibilité  pour  chaque  nation  d'être  hbre  dans  ses  mouvements. 
Pour  que  toute  une  foule  avance,  il  faut  que  chacun  de  ceux  qui 
la  composent  puisse  avancer  ;  et  pour  cela  il  lui  faut  la  liberté 
de  tous  ses  membres. 

Le  mouvement  individuel  de  chaque  nation  a  donc  pour  con- 
dition expresse  la  liberté,  (jui,  par  là  même,  est  le  jM'cmier  de 
ses  droits. 

Pour  le  progrès  do  l'humanité  entière,  il  faut  le  concours  de  tous 
ses  éléments,  c'est-à-dire,  le  mouvement  ou  progrès  commun  de 
toutes  les  nations;  l'humanité  y  a  droit  et  ne  saurait  l'effectuer 
sans  la  liberté  universelle. 

11  s'ensuit  que  l'humanité  entière,  autrement  dit  que  chaque 
homme  a  nou-sculenicnt  le  (broit,  mais  encore  le  devoir  de  re- 
vendiquer la  Ubcrté  de  toutes  les  nations;  en  effets  celles-ci  sont 


—  5  — 

des  parties  distinctes  de  l'humanité^  or  leur  liberté  est  la  condi- 
tion du  progrès  humain  :  il  est  donc  de  son  devoir  d'en  être  le 
gardien. 

Gliacune  des  parties  plus  ou  moins  grandes  de  la  société  a  ses 
droits  propres^  ses  travaux^  son  but^  sa  mission^  dont  la  somme 
constitue  la  mission  de  l'humanité.  Chaque  partie  fait  connaître 
à  l'autre  ses  besoins^  ses  actions  et  ses  tendances.  La  nation 
est  le  représentant  des  besoins^  des  actions^  des  tendances  des 
familles  ;  c'est  ce  dont  son  mouvement  général  avertit  l'huma- 
nité. 

Les  individus  ne  peuvent  agir  dans  la  vie  universelle,  qu'au- 
tant que  le  leur  permet  la  nation,  et  de  son  côté  la  nation  ne 
peut  agir  qu'autant  que  le  lui  permet  la  société.  En  d'autres 
termes  :  si  l'homme,  pris  individuellement,  ne  jouit  pas  de  son 
entière  liberté,  il  est  évident  que  la  nation  n'en  jouit  pas  non 
plus;  si  celle-ci  se  trouve  dans  l'esclavage,  c'est  une  preuve  que 
la  société  entière  y  consent,  ou  qu'elle  est  elle-même  sous  ce  joug. 

La  réalisation  des  droits,  l'accomplissement  des  travaux,  la 
tendance  à  un  certain  but  étant  une  mission  obligatoire  pour 
chaque  être  en  particulier  et  pour  tous  en  général,  chaque  nation 
a  sa  mission  à  accomplir.  L'accomplissement  d'une  mission  ou  la 
réalisation  des  lois  supérieiu'es  exige  nécessairement  la  hberté. 

Je  viens  de  dire  que,  par  suite  des  lois  générales  qui  assignent 
à  la  société  un  ordre  déterminé,  l'homme  a  dos  devoirs  :  l®  en- 
vers lui-même;  2°  envers  ses  égaux  ou  envers  son  prochain; 
3<»  envers  la  famille  dont  il  fait  partie;  4o  envers  sa  nation.  La 
nation,  elle  aussi,  a  ses  devoirs  :  1°  envers  elle-même;  2^  envers 
ses  égales,  c'est-à-dire  envers  les  autres  nations  ;  3®  envers  les 
familles  dont  elle  se  compose;  4"  envers  l'humanité  dont  elle  est 
une  portion. 

La  nation,  en  remplissant  ces  devoirs,  réalise  les  lois  naturelles, 
autrement  dites  divines,  les  droits  de  l'homme  en  particulier  et 
ceux  de  l'humanité  en  général;  en  un  mot,  elle  accomplit  sa 
mission. 

Mais,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  la  condition  indispensable  de  cet 
accomplissement  c'est  l'individualité,  et,  par  conséquent,  l'indé- 


—  6  — 

pendance  entière,  la  franchise  des  mouvements,  bref,  la  liberté. 
La  liberté  de  la  nation  doit  être  définie  par  les  droits  natio- 
naux. La  base  du  droit  national  se  trouve  dans  la  nature  de 
chaque  nation.  Ses  facultés  intellectuelles  et  ses  besoins  maté- 
riels produisent  son  attrait  pour  un  certain  endroit  et  son  affec- 
tion exclusive  pour  un  pays  particulier.  Au  moment  de  la  créa- 
tion des  sociétés,  ou  pendant  leur  transformation  universeUe,  les 
parties  séparées  des  habitants  de  la  terre  se  choisirent  divers  ter- 
ritoires pour  s'établir  à  demeure.  La  Providence  qui  a  donné  aux 
nations  des  caractères  particuliers,  à  quelques-unes  même  une 
couleur  autre,  à  toutes  une  langue  différente,  leur  a  donné 
aussi  une  patrie  distincte. 

Puisque  la  liberté  est  une  condition  nécessaire  à  tout  mouve- 
ment dans  l'univers  suivant  les  lois  naturelles;  puisque  ces  lois 
mêmes  se  développent  librement  d'après  la  direction  indiquée 
par  l'Être  suprême  qwi  est  l'origine  de  toute  liberté  ;  puisqu'elle 
est  le  principe  fondamental  de  toutes  les  lois  de  la  nature  et  par 
suite  de  tous  les  droits  de  l'homme  qui  en  émanent,  il  en  ré- 
sulte que  le  travail  libre  est  la  première  loi  dans  l'ordre  des  lois 
naturelles,  et  le  travail  libre  a  pour  conséquence  immédiate  la 
propriété. 

Le  peuple  qui,  obéissant  \  sa  voix  intérieure,  est  sorti  des  té- 
nèbres de  la  barbarie,  puis  s'est  choisi  un  siège  fixe,  qui,  par 
un  travail  libre  et,  par  les  forces  réunies  de  tous  ses  membres,  est 
arrivé  à  la  propriété,  c'est-à-dire  à  rendre  habitable  une  terre  dé- 
serte et  inhabitée  :  ce  peuple-là  a  conquis  une  patrie,  et  il  est 
devenu  une  nation. 

Ayant  reçu  la  liberté  des  mains  de  Dieu  et  jouissant  de  la  pro- 
priété, toute  nation  sentit  le  besoin  de  conserver  l'une  et  l'autre; 
elle  s'empressa  donc  de  réaliser  l'idée  de  la  justice,  c'est-à-dire 
la  deuxième  loi  naturelle,  en  promulguant  des  statuts  et  en  orga- 
nisant une  autorité. 

Ce  sont  les  premières  conditions  de  son  existence,  les  pre- 
mières lois  naturelles  d'où  dérivent  toutes  les  autres. 

Le  développement  régulier  de  toute  la  série  des  lois  qui  dé- 
coulent de  la  liberté,  leur  source  commune,  fiit  arrêté  par  la 


passion^  c'est-à-dire  par  l'ennemi  de  tonte  liberté,  par  Yeaprit  du 
mal. 

Les  hommes^  s'étant  soumis  aux  passions,  perdirent  leurs 
forces.  L'esprit  du  mal  les  dompta  et  étendit  sur  eux  sa  domina- 
tion, n  abolit  la  liberté  et  introduisit  l'esclavage;  il  foula  aux 
pieds  les  lois  divines  et  toutes  celles  qui  en  dérivent  et  promul- 
gua les  siennes;  il  entrava  la  direction  régulière  des  sociétés^  et 
leur  imprima  un  élan  contre  nature;  en  un  mot,  t7  renversa 
l'ordre  naturel. 

C'est  donc  lui  qui,  le  premier,  commença  la  révolution,  le 
renversement;  c'est  lui  qui  détruisit  la  vérité  et  le  progrès  pai- 
sible de  l'humanité  et  mit  à  leur  place  le  mensonge  et  le  malheur. 
C'est  lui  qui,  le  premier,  déclara  que  son  système  était  l'ordre 
et  appela  désordre  tout  ce  qui  y  était  opposé.  Puis,  voulant  af- 
fermir sa  domination,  toutes  les  fois  que  quelqu'un  cherchait  à 
remplacer  le  mal  par  le  bien,  à  défendre  les  lois  divines  et  hu- 
maines, il  criait  du  haut  de  son  trône  :  a  Regardez,  celui-ci 
est  un  révolutionnaire  !  )> 

Les  hommes  crédules,  dans  l'ivresse  des  nouvelles  idées  qu'on 
leur  inculquait,  ne  virent  pas  les  flots  de  sang  et  les  larmes  que 
faisait  couler  l'ordre  de  Satan  qui,  depuis  tant  de  siècles,  règne 
sous  diverses  formes;  ils  ne  surent  pas  compter  les  millions  de 
victimes  qui  lui  étaient  immolées,  ils  s'habituèrent  à  cet  état  de 
choses;  ils  crurent  que  le  renversement  était  l'état  naturel  de  la 
société,  qu'il  en  devait  être  ainsi. 

Les  souverains  effrontés  qui  s'emparèrent  par  force  du  gou- 
vernail de  l'humanité,  réduisirent  avec  le  temps  leur  conduite 
en  un  système  organique.  L'histoire  de  l'humanité  nous  montre 
que  le  gouvernement  d'un  usurpateur  n'est  qu'une  série  d'actes 
subversifs  des  lois  et  de  l'ordre  social,  une  révoluHon  conti- 
nuelle. 

Le  mauvais  esprit  révolutionnaire  s'est  manifesté  sous  divers 
aspects,  et  peu  importe  le  nom  qu'il  ait  pris  :  Néron,  Cromwell 
ou  Robespierre. 

Mais  le  bon  esprit  peut  être  aussi  révolutionnaire;  il  peut  se 
trouver  sous  la  blouse  d'un  honnête  ouvrier  comme  sous. la  pour- 


—  8  — 

pre  d'un  prince^  sous  un  chapeau  de  paille  comme  sous  une 
couronne. 

Le  bon  esprit  révolutionnaire  s'applique  à  renverser  l'état 
nctuel  de  la  société  européenne;  mais  il  veut  détruire  le  mal  pour 
faire  triomplier  le  bien. 

Après  une  lutte  longue  et  meurtrière,  l'Amérique  a  conquis  le 
premier  des  droits,  le  premier  degré  de  la  civilisation  progressive 
et  du  développement  permanent  de  la  vie  sociale,  la  liberté.  Si 
quelqu'un  voulait  y  renverser  l'ordre  actuel,  il  serait  im  révolu- 
tionnaire, un  mauvais  esprit  révolutionnaire. 

Malgré  de  longs  et  de  terribles  combats  contre  la  force,  la  plus 
grande  partie  de  l'Europe  n'a  pas  encore  reconquis  sa  liberté.  Si 
quelqu'un  voulait  renverser  son  état  actuel,  c'est-à-dire  son  dés- 
ordre, il  serait  aussi  révolutionnaire,  mais  un  bon  esprit  révolu- 
tionnaire. 

Or  il  est  passé  dans  l'usage  de  donner  an  mot  révolution  un 
sens  impropre,  et  de  le  prendre  en  mauvaise  part.  Ce  mot  dérive 
du  verbe  revofvere,  renverser.  Il  a  donc  uu  double  sens  :  le  ren- 
versement peut  s'effectuer  du  bien  au  mal  ou  du  mal  au  bien, 
tlependant  prenons-le  dans  le  sens  qu'on  lui  donne  généralement, 
et  posons-nous  cette  question  : 


LA  RÉVOLUTION   EN  EmOPE  EST-ELLE   POSSfBLK? 

—  Non. 

—  Et  pourquoi  ? 

Chaque  révolution  commence  par  un  combat,  et  chaque  com- 
bat se  livre  sur  le  double  champ  intellectuel  et  matériel  s'il  a  pour 
but  le  renversement  complet  de  l'état  de  choses  actuel  ;  il  se  sert 
donc  à  la  fois  des  armes  morales  et  des  armes  matérielles. 

La  première  tâche  des  combattants  est  de  se  rendre  compte 
des  forces  morales  et  matérielles  de  chacun  des  deux  partis. 

Prenons  un  exemple  :  le  général  en  chef  avant  d'engager  la 
bataille  examine  l'esprit  de  son  armée,  ses  dispositions  morales. 
On  sait  que  la  discipline  est  l'àine  de  l'armée,  et  que  le  nerf  de  la 


—  9  — 

discipline  est  l'unité.  Celle^i  dépend  du  sentiment  qm  anime 
les  guerriers^  que  ce  sentiment  soit  l'honneur  ou  l'obéissance 
aveugle.  Ensuite  le  général  doit  bien  connaître  le  nombre  de  ses 
soldats  et  les  moyens  matériels  dont  il  peut  disposer;  entre  autres  : 
l'argent^  le  pain,  les  habillements^  les  armes  et  les  munitions 
de  guerre.  Puis  il  examine  minutieusement  le  terrain  sur  lequel 
il  va  livrer  la  bataille.  Ënfm  il  s'informe  des  conditions  dans  les- 
quelles se  trouve  son  ennemi,  et  il  doit  connsutre  non  moins 
exactement  l'esprit  de  ses  adversaires,  leur  nombre,  leurs  moyens 
matériels  et  leur  position. 

Puisque  le  mouvement  qui  se  propose  poiv  but  l'abolition  du 
pouvoir  illégitime,  ou,  comme  on  dit,  la  révolution,  doit  s'expri- 
mer sous  la  forme  d'une  insurrection  armée,  il  nous  faut  aussi 
considérer  les  chances  de  victoire. 

Les  chefs,  les  meneurs  révolutionnaires  qui  poussent  h 
prendre  les  armes  contre  les  oppresseurs,  enfin  tous  ceux  qui 
sw'vent  cette  voie,  doivent  donc  avant  tout  considérer  les  cir- 
constances et  les  conditions  dans  lesquelles  se  trouve  la  société. 

Ce  que  j'ai  dit  jusqu'à  présent  suffit,  ce  me  semble,  pour  qu'on 
puisse  se  faire  une  idée  de  la  situation  de  l'Europe.  Qu'y  voyons- 
nous  en  effet?  Le  mal  y  a  pris  des  proportions  gigantesques;  le 
mal  non-seulement  règne  despotiquement  sur  la  société,  non- 
seulement  s'est  enraciné  dans  la  vie  publique,  mais  encore  s'est 
élevé  à  la  hauteur  d'un  système  organisé  suivant  un  certain 
ordre.  Afin  de  pouvoir  le  combattre  avec  les  moyens  em- 
ployés jusqu'ici  par  les  révolutions,  il  faut  être  sûr  de  la 
sympathie  et  du  concours  de  tous  ou  au  moins  de  cette  partie  de 
la  société  européenne  qui  ne  ferme  pas  les  yeux  à  la  vue  de  l'op- 
pressiou.  Or,  sur  quoi  peut  se  fonder  cette  assurance? 

La  question  est  de  la  plus  grande  importance.  On  ne  peut  la 
traiter  à  la  légère.  Là  où  il  s'agit  de  victimes,  plus  encore  là  où 
il  s'agit  de  la  victoire  décisive  de  la  liberté,  on  ne  saurait  être 
ni  trop  consciencieux  ni  trop  circonspect. 

Aujourd'hui  on  n'a  plus  le  temps  de  prêter  le  serment  : 
«  Vaincre  ou  mourir.  »  Vaincre  1  tel  doit  être  le  mot  d'ordre  du 
progrès.  Il  faut  vaincre  ou  renoncer  à  faire  marcher  l'humanité 

I.  i. 


-  10  — 

en  arant  avec  la  rapidité  qu'elle  désire.  Force  est  donc  de  peser 
les  moyens  d'action,  les  probabilités  de  victoire  et  les  chances 
d'y  arriver. 

Entendons-nous.  Je  ne  parle  pas  ici  de  la  révolution  dans  tel 
ou  tel  pays;  je  parle  de  la  révolution  universelle,  de  la  réorga- 
nisation du  monde  européen  sur  des  bases  nouvelles.  Une  révo- 
lution partielle  ne  serait  d'aucun  profit  à  l'ensemble  des  habi- 
tants, et  la  révolution  universelle,  c'est-à-dire  une  insurrection 
générale  et  à  main  armée  contre  le  despotisme,  présenterait 
des  chances  douteuses. 

Et  cependant,  qui  ne  voit  qu'il  n'y  a  presque  pas  de  pays,  de 
recoin  en  Europe,  où  l'on  ne  trouve  des  idées  dites  révolution- 
naires, où  l'on  ne  rencontre  des  hommes  qui  travaillent  à 
l'anéantissement  du  mal  ? 

Le  moment  où  nous  vivons  est  solennel.  L'émancipation  défini- 
tive des  peuples  européens  est  la  grande  tâche  de  notre  époque  ; 
elle  est  le  devoir,  la  mission  de  la  société  actuelle;  je  dis  actuelle, 
car  chaque  jour  perdu  permet  aux  éléments  hostiles  de  s'accroî- 
tre, chaque  jour  perdu  rend  le  combat  plus  difficile  et  plus  im- 
possible, retarde  l'émancipation  et  le  progrès,  augmente  le 
nombre  des  victimes  que  fera  l'avenir. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  toutes  les  nations  de  l'Europe  mar- 
chent d'un  pas  rapide  vers  la  révolution  ;  tout  les  pousse  sur 
cette  voie. 

Pourtant,  n'oublions  pas  que  pour  pouvoir  se  mesurer  avec 
les  adversaires  de  la  révolution,  il  faut  présenter  une  puissance 
morale  et  matérielle  digne  de  la  grande  cause  et  de  la  haute  mis- 
sion des  soldats  de  la  liberté.  Ce  qui  est  en  jeu,  c'est  non-seule- 
ment le  sort  de  la  société  actuelle,  mais  celui  de  la  postérité.  11 
faut  être  sincère. 

Le  temps  n'est  plus,  où  le  premier  boucher  venu  levait  l'é- 
tendard révolutionnaire,  s'asseyait  sur  le  fauteuil  de  président, 
délibérait  sur  la  liberté,  sur  la  forme  du  gouvernement,  sur 
l'administration  du  pays,  et  finissait  par  monter  lui-même  sur 
l'échafaud,  après  y  avoir  fait  périr  des  milliers  d'hommes. 

Il  y  a  cependant  des  gens  qui   rêvent  encore  cet  état  de 


— 11  — 

choses,  et  qui  regardent  la  guillotine  comme  le  seuil  du  sanc- 
tuaire de  la  liberté  ! 

Le  temps  n'est  plus,  où  un  tyran  ignorant  et  sauvage  s'adres- 
sait aux  peuples  au  nom  de  la  liberté.  Ces  faits  peuvent  se  ré- 
péter, mais  ils  ne  sauveront  plus  l'humanité.  Le  charpentier,  le 
tailleur,  le  maréchal-f errant  peuvent  aujourd'hui  devenir  prési- 
dents et  généraux,  mais  il  faut  pour  cela  que  chacun  s'instruise  et 
passe  par  tous  les  degrés  de  développement  intellectuel.  La  gran- 
deur est  à  ce  prix. 

Personne  ne  croira  au  génie  révolutionnaire  d'un  sot  ignorant. 
Il  y  aura  encore  des  fous  furieux,  des  cruauté?  pourront  être 
commises  dans  certains  pays;  mais  un  tiraillement  insensé  ne 
fera  que  diminuer  le  nombre  des  vrais  défenseurs  de  la  liberté 
et  augmenter  la  force  de  l'ennemi,  bien  loin  de  conduire  à  la 
victoire. 

Aujourd'hui  la  révolution  est  devenue  une  science.  Les  années 
s'écoulent  rapidement.  Chacune  ajoute  à  nos  connaissances,  h 
notre  expérience.  La  révolution  ne  peut  plus  être  commencée  et . 
dirigée  que  par  des  hommes  capables,  éclairés  et  supérieurs  à 
tous  égards.  Le  dévouement,  le  courage  ne  suffisent  plus;  il  faut 
que  les  meneurs  de  la  révolution  aient  étudié  à  fond  le  mouve- 
ment des  peuples,  soient  versés  dans  la  connaissance  univer- 
selle et  dans  la  sagesse  pratique.  Au  mécanisme  organisé  de  l'op- 
pression universelle  on  ne  peut  opposer  qu'un  système  égale- 
ment organisé. 

Jetons  donc  un  coup  d'œil  autour  de  nous,  et  supputons  les 
forces  de  nos  adversaires.  Considérons  l'Europe.  Nous  y  voyons 
d'abord  l'aUiance  des  monarques,  leur  conjuration  solidaire 
contre  la  liberté  et  contre  le  progrès,  au  nom  de  la  commu- 
nauté des  intérêts  ou  de  traités  réciproques. 

Il  y  a  près  de  quarante  familles  régnantes  d'origine  allemande, 
comprenant  plus  de  huit  cents  personnes.  Elles  couvrent  la  plus 
grande  partie  de  l'Europe.  C'est  donc  en  Allemagne,  dans  cette 
inépuisable  pépinière  de  petits  et  de  grands  monarques,  qu'est 
le  centre  de  l'absolutisme. 

Ces  dynasties  ont  au  moins  cent  cinquante  ministres. 


—  12  — 

Ces  ministres  ont  une  multitude  d'employés  obéissants  et 
fidèles.  S'il  y  a  soixante  mille  employés  en  Autriche,  et  cinquante 
mille  en  Prusse,  à  combien  peut  monter  leur  nombre  dans  toute 
l'Europe?  Le  contingent  de  la  bureaucratie  s'élève  sans  doute  à 
un  million  d'hommes. 

Chacune  des  dynasties  allemandes  a  ses  aides-de-camp,  ses 
chambellans,  ses  gentilshommes  de  la  chambre,  ses  pages,  ses 
protégés  et  une  innombrable  quantité  d'autres  dignitaires.  Si 
l'on  ajoute  au  nombre  de  ces  employés  sans  emploi  les  per- 
sonnes de  même  qualité,  attachées  aux  autres  coiurs,  on  en  peut 
porter  le  chiffre  au  moins  jusqu'à  mille. 

Sous  les  ordres  des  ministres  et  de  la  bureaucratie  se  trouvent 
les  rédacteurs  de  certains  journaux,  les  bureaux  télégraphiques 
et^ainsi  de  suite. 

Presque  chaque  employé  du  bweau  de  poste,  ayant  le  droit  de 
visiter  les  lettres,  est  un  espion  et  un  dénonciateur.  Et  qui  peut 
compter  les  espions  cachés  sous  des  qualités  diverses? 

Autant  de  satisfaits.  Leurs  femmes,  leurs  sœurs,  leurs  frères, 
leurs  parents  et  leurs  amis  partagent  leur  opinion.  De  sorte  que 
ce  nombre  des  satisfaits  est  multiplié  par  trois,  par  quatre,  par 
cinq  à  cause  des  relations  de  parenté  que  possèdent  les  per- 
sonnes fidèles  aux  gouverments  actuels. 

Ce  n'est  pas  tout.  Il  y  a  des  gens  qui  se  trouvent  bien  partout. 
Ce  sont,  entre  autres,  les  banquiers,  les  marchands  riches,  les 
fermiers,  les  rentiers,  les  industriels,  les  fabricants. 

Continuons  :  Dans  la  seule  Sicile  il  y  a  plus  de  ti'eize  mille  fa- 
milles de  nobles  de  divers  quartiers;  et  dans  ce  nombre  6i  ducs, 
m  princes,  217  marquis  et  plus  de  1,000  barons. 

En  Espagne  on  compte  mille  trois  cent  cinquante-neuf  grands, 
parmi  lesquels  l'S  princes,  51  (>  comtes,  647  marquis,  65  vicomtes, 
î>5  barons  et  o8rî  généraux,  sans  parler  des  hidalgos,  des  cabal- 
leros,  des  escuderos  et  autres. 

En  Allemagne  on  distribue  avec  beaucoup  de  facilité  les  titres 
de  comte  {Graf);  quarante-neuf  familles  allemandes  avaient  reçu 
le  droit  de  se  parer  du  siu'noni  de  Burchlaucht  (Altesse),  et  trente 
de  celui  d'Erlawht  (Excellence).  Plus  de  six  cents  personnes  ap- 


—  là  — 

partiennent  à  cette  catégorie.  Le  nombre  de  comtes  et  de  barons 
ordinaires  est  beaucoup  plus  considérable. 

Dans  l'empire  moscovite  il  y  a  plus  de  princes  et  de  comtes 
qu'en  Allemagne.  Â  Paris  on  ne  peut  sortir  dans  la  rue  sans 
rencontrer  quelque  comte.  Et  combien  les  garçons  d'bôtel  en 
ont-ils  créé?... 

H  ne  faut  pas  traiter  ceci  légèrement.  Les  gens  que  je  viens 
de  citer  sont  tous  de  ceux  qu'on  appelle  conservateurs. 

On  voit  que  le  nombre  en  est  déjà  très-respectable,  et  s'il  était 
possible  de  donner  le  cliifTre  exact,  nous  aurions  devant  les  yeux 
le  total  énorme  de  l'armée  des  adversaires  de  la  révolution. 

Et  pourtant  ce  n'est  pas  tout.  11  reste  une  grande  quantité  de 
prêtres  catholiques  et  de  pasteurs  protestants. 

Lorsqu'on  étudie  un  objet  aussi  important  que  la  réforme  so- 
ciale, el  qu'on  examine  la  possibilité  de  l'effectuer,  il  ne  faut  rien 
laisser  échapper.  Les  idées  religieuses  se  confondent  avec  les 
idées  politiques.  Pour  en  comprendre  la  portée,  il  faudrait  se 
transporter  siu"  le  terrain  des  luttes  religieuses;  il  faudrait  pas- 
ser en  revue  ces  disputes  théologiques  el  la  polémique  des  jour- 
naiLX  qui  se  font  l'organe  de  cette  bataille  sourde,  mais  acharnée. 
C'est  là  que  nous  verrions  un  tableau  effrayant.  Ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  de  citer  des  preuves  ;  les  extraits  de  journaux  spéciaux 
destinés  aux  disputes  théologiques,  quelque  nombreux  qu'ils 
fussent,  ne  saïu'aient  donner  une  idée  de  l'obstination  et  du  fiel 
des  serviteurs  du  Clurist.  Il  faut  être  juste  :  en  cela  les  pas- 
teurs el  les  auteurs  protestants  tiennent  le  premier  rang.  Leur 
haine  pour  le  catholicisme  a  quelque  chose  d'infernal,  de  sata- 
nique;  tout  juge  impartial  est  forcé  de  reconnaître  que  le  clergé 
calholique  ne  fait  que  se  défendre  parce  qu'il  est  attaqué,  tandis 
4|iie  les  protestants  sont  toujours  les  agresseurs. 

Partout  se  retrouve  cette  déplorable  lutte,  même  en  Suisse, 
pays  de  la  liberté  par  excellence  au  sein  du  gouvernement  fé- 
déral; elle  a  pris  la  forme  d'une  odieuse  passion.  En  1866, 
pendant  le  vote  universel  sur  le  projet  de  révision  de  la  Consti- 
tution, elle  s'est  encore  manifestée  au  détriment  de  tout  le  pfays. 
Dans  les  cantons  protestants,  un  prêtre  catholique  ne  peut  se 


—  14  — 

montrer  dans  la  rue^  parce  qu'on  lui  jette  des  pierres.  La  haine 
des  Irlandais  contre  les  Anglais  est  bien  connue;  on  se  rappelle 
les  scènes  sanglantes  de  Belfast.  Et  qui  n'a  entendu  parler 
de  la  persécution  du  catholicisme  en  Pologne?  Un  pareil  état  de 
choses  ne  peut  conduire  à  une  action  commune  contre  Top- 
pression  générale.  L'influence  du  clergé  des  différents  cultes  est 
grande  sur  la  société.  Leur  mésintelligence  sème  la  division  entre 
les  populations. 

Presque  sans  exception^  tous  les  prêtres  catholiques  et  tous 
1q^  pasteurs  protestants^  ceux-ci  surtout^  sont  des  adversaires  de 
la  révolution;  ils  appartiennent  au  parti  conservateur.  Les  pas- 
teurs^  dans  plusieurs  pays^  et  particulièrement  en  Prusse,  font 
partie  de  la  bureaucratie  ;  dans  toute  l'Allemagne^  ils  sympa- 
tliisent  avec  les  gouvernements  établis^  et  l'on  voit^  par  leurs 
publications,  qu'ils  sont  partisans  zélés  de  la  monarchie.  Du  reste, 
la  paix  leur  est  profitable.  Etant  placés  sous  la  protection  des  trente 
dynasties  allemandes,  ils  ont  la  prépondérance  dans  presque  toute 
la  Confédération  sur  le  clergé  catholique,  et  par  conséquent 
ils  ont  la  prépondérance  sur  la  société.  Ils  sont  mariés,  ont  des 
enfants  et  possèdent  une  propriété  qu'ils  voudraient  préserver  de 
tous  les  orages  politiques.  La  discorde  est  dans  le  génie  du  pro- 
testantisme. Le  major  Scott  Waiing  écrivait  des  Indes  Orien- 
tales :  «  Si  nous  pouvions  obtenir  le  triomphe,  alors  il  y  aurait 
aux  Indes  autant  de  sectes  quil  y  a  actuellement  de  castes.  »  Les 
protestants  ne  comprennent  pas  l'esprit  de  dévouement.  Ils  se 
moquent  du  martyre  et  du  sacrifice.  Tous  les  pasteurs  forment 
donc  un  élément  anti-révolutionnaire  puissant  et  solidaire. 

D'autre  part,  les  prêtres  catholiques  tremblent  au  seul  mot  de 
révolution.  Ils  se  représentent  chaque  révolution  sous  la  figure 
d'un  diable,  une  torche  et  un  glaive  à  la  main,  renversant  les 
croix  et  les  églises,  déclarant  la  guerre  à  Dieu  et  à  tous  les  prin- 
cipes sociaux,  et  brisant  tous  les  liens  humains.  En  cela  la  plus 
grande  partie  de  la  société  est  de  leur  avis,  sans  même  apparte- 
nir au  parti  rétrograde  ou  conservateur.  Ils  ne  se  trompent  pas 
beaucoup.  Presque  toute  révolution  laisse  derrière  elle  de  pareils 
souvenirs.  Cependant  personne  ne  réfléchit  que  Ton  ne  peut  corn- 


—  16  — 

primer  longtemps  le  dësir  de  la  lumière  et  du  progrès  sans  faire 
éclater  des  troubles  violents. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  résulte  de  ce  que  je  viens  de  dire,  qu'après 
avoir  passé  soigneusement  en  revue  les  personnes  qui  n'ont  pas 
d'intérêt  à  la  révolution  et  celles  qui  peuvent  agir  contre  eUe,no\is 
voyons  que  Ton  doit  compter  ces  dernières  non  pas  par  milliers, 
mais  par  millions.  Quiconque  voudra  y  réfléchir  sincèrement  et 
impartialement,  conviendra  de  cette  incontestable  vérité. 

£t  je  n'ai  pas  parlé  de  l'armée. 

En  Europe,  il  y  a  une  armée  régulière  de  trois  millions  d'hommes, 
commandée  par  les  monarques  et  les  ministres.  Puisque  l'Europe 
a  deux  cent  quatre-vingt-deux  millions  d'habitants,  on  compte  un 
soldat  pour  quatre-vingt-quatorze  habitants  des  deux  sexes.  Après 
avoir'  défalqué  des  quatre-vingt-quatorze  habitants  les  vieillards, 
les  femmes  et  les  enfants,  si  nous  supposons  qu'un  quart  peut 
être  regardé  comme  dangereux  pour  les  gouvernements  despo- 
tiques, nous  pouvons  dire  qu'il  y  a  un  soldat  pour  vingt  parti- 
culiers. En  vérité,  il  peut  en  venir  à  bout. 

Voilà  l'organisation  des  gouvernements  actuels  en  Europe  ! 

N'oublions  pas  que  dans  tous  les  États  de  l'Europe,  en  cas  de 
besoin,  on  peut  mettre  en  gros  sous  les  armes,  une  armée  régu- 
lière de  quatre  millions  d'hommes.  Âjoutons-y  à  peu  près  400  for- 
teresses, et  nous  aurons  une  idée  de  la  force  matérielle  qui  pèse 
sur  la  population  européenne. 

Dans  cette  immense  armée,  les  forces  de  deux  puissances 
seulement,  la  Moscovie  et  l'Allemagne,  comptent  sur  le  pied  de 
paix  un  million  et  demi  d'hommes,  savoir  : 

La  Moscovie 600,000  soldats. 

L'Autriche 400,000      » 

La  Prusse  et  l'Allemagne.     .     .    .    500,000     » 

L'Angleterre  en  a  plus  de  200,000  ;  l'Espagne  en  compte 
200,000  et  la  Turquie  plus  de  100,000. 

Ne  faisons  pas  le  tort  aux  autres  gouvernements  de  les  com- 
parer à  ceux-ci;  distinguons  les  uns  des  autres;  notons  bien  que 
plusieurs  États  sont  contraints  d'entretenir  une  armée  pour  leur 


—  16  — 

sAretë,  que  plusieurs  nations  défendent  les  droits  de  l'humanité. 
Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  deux  millions  d'hommes  envi- 
ron sont  sans'  cosse  armés  contre  la  liberté. 

Les  chefs  de  ces  troupes,  alliés  entre  eux  pour  le  soutien  de 
leurs  dynasties,  de  leurs  conquêtes  et  du  monopole  commercial, 
font  sentinelle  pour  la  défense  du  despotisme  perpétuel.  Ce 
monstre  de  l'arbitraire  militaire  a  son  cœur  à  Vienne  et  sa  tête  à 
Berlhi.  L'absolutisme,  essayant  de  faire  du  socialisme  un  instru- 
ment confié  à  une  main  autocratique,  surveille  l'Europe  orien- 
tale ;  le  système  utilitaire  revêtu  de  la  toge  oligarchique,  menace 
l'Occident.  L'ours  de  Sibérie  et  le  bouledogue  anglais  montrent 
leurs  dents,  toutes  les  fois  que  les  peuples  pensent  à  un  change- 
ment. L'un  protège  les  dynasties  et  les  rapines,  l'autre  ne  songe 
qu'à  l'or  et  fait  bon  marché  des  couronnes.  Chaque  mouve- 
ment est  également  terrible  pour  l'un  et  pour  l'autre.  Là-bas,  c'est 
le  trône  qui  s'ébranle,  ici  c'est  le  commerce  qui  souffre.  Aussi,  ces 
deux  bras  qui  cernent  le  globe,  se  rejoignent-ils  en  Asie,  dans 
une  étreinte  amicale.  Ils  ont  tous  deux  pour  devise  le  progrés,  la 
marche  en  avant.  Oui,  ils  marchent  l'un  vers  l'autre  en  écrasant 
l'humanité  dans  leurs  embrassements. 

En  résumant  tout  ce  que  j'ai  dit  ci-dessus,  on  voit  que  ce  qui 
est  le  plus  grand  obstacle  au  libre  développement  et  au  progrès 
de  la  société,  c'est  Y  organisation  des  gouvernements,  dont  les  ca- 
ractères principaux  sont  :  I  »  la  répression  de  tout  mouvement  de 
l'humanité  vers  la  satisfaction  des  besoins  moraux  et  matériels; 
2«  le  maintien  de  la  société  dans  les  formes  favorables  aux  gou- 
vernements, au  moyen  d'une  direction  anormale,  en  d'autres 
termes  :  violation  des  droits  de  l'homme.  Il  est  évident  que  cela 
nécessite  :  I  °  d'entraver  la  liberté,  l'instruction,  l'industrie  et  le 
commerce  ;  2**  de  continuer  à  les  fourvoyer  dans  des  voies  con- 
formes à  l'esprit  de  l'organisation  officielle. 

Les  moyens  d'exécution  des  idées  des  gouvernements  abso- 
lus sont  les  suivants  ;  lo  complot  des  monarques  et  de  leurs 
ministres  contre  la  liberté  des  peuples;  2»  système  bureaucra- 
tique combiné  avec  l'espionnage;  3«»  captation  de  nombreux 
partisans  par  l'appât  offert  à  leur  avidité,  à  leur  orgueil  et  à 


—  17  — 

leurs  autres  passions;  enfin  4»  force  armée,  ou  force  brutale. 

Il  me  semble  que  j'ai  exposé  presque  mathématiquement  la  si- 
tuation et  la  force  du  camp  ennemi,  et  démontre  par  là  que  la 
révolution  est  impossible. 

Toutefois  ce  n'est  pas  encore  une  preuve  que  la  révolution 
n'éclatera  pas.  Il  y  aura  des  gens  qui  diront  :  «  pereat  mundus, 
fiât  jusHtian  (périsse  le  monde,  mais  que  la  justice  soit. faite)! 
A  ce  cri,  le  monde  ne  périra  pas;  mais  la  société  peut  avoir 
beaucoup  à  souffrir. 

Un  autre  prononce  des  paroles  plus  terribles,  parce  qu'elles 
sont  plus  vraisemblables  :  «  Que  la  société  tombe,  pourvu  qu'au 
moins  une  de  ses  portions  échappe  et  que  la  postérité  soit  sauvée.  » 

Moi,  je  ne  me  rangerai  point  à  cet  avis,  parce  que  je  ne  me- 
sure pas  le  i>rogrès  humain  par  périodes  aussi  longues  que  le 
font  certains  réformateurs ,  qui  espèrent  réaliser*  leur  théorie 
dans  l'avenir,  dans  deux  ou  trois  cents  ans,  et  qui  en  attendant 
sont  indilTérents  aux  souffrances  de  plusieurs  générations.  L'his- 
toire m'apprend  que  de  nombreuses  théories  sont  tombées  dans 
l'oubli,  et  la  société  souffre  comme  devant. 

Et  pourtant,  la  réforme  sociale  est  nécessaire,  indispensable. 
Tout  le  monde  le  sent,  même  ceux  qui  sont  contents  de  l'état 
actuel,  mais  ils  voudraient  seulement  que  le  renversement  se  fit 
après  leur  mort. 

Quelques  autres  poursuivent  des  réformes  par  des  voies  hon- 
nêtes ou  malhonnêtes,  per  fas  et  nefas. 

Nous  voyons  devant  nous  un  élément  nombreux  et  fort  qui 
est  contraire  au  progrès,  et  qui  se  compose  de  quelques  millions 
d'hommes. 

«  Qu'est-ce  que  cela  ?  s'écriront  les  partisans  des  change- 
a  ments  violents,  —  quand  même  il  y  en  aurait  dix  millions!  Et 
a  le  peuple?  » 

On  peut  leur  répondre  : 

Vous  connaissez  ic  peuple;  on  le  change  en  un  jour. 
Il  prodigue  aisément  sa  haine  et  son  amour. 

Mais  il  y  a  une  chose  plus  importante  qu'il  faut  prendre  en 
considération.  Qui  esl-ce  qui  fournit  les  moyens  de  soutenir  le 


—  18  — 

despotisme^  si  ce  n'est  le  peuple?  Qui  donc  paye  les  gouter- 
nements?  qui  donc  s'enrôle  dans  les  armées?  qui  donc  construit 
les  forteresses?  qui  donc  entre  au  service  de  l'État?  Dans  pres- 
que tous  les  pays,  le  peuple  entier  sert^  bon  gré^  mal  gré,  le 
pouvoir  absolu. 

Il  faut  donc  réformer  la  société  en  l'éclairant.  Mais  conmient? 
—  Voilà  la  question. 

Nous  avons  vu  que  la  révolution  est  impossible.  Une  autre 
question  se  pose  d'elle-même  ;  Est-^Ue  nécessaire  ? 


* 
*  * 


Avant  de  chercher  une  réponse  à  cette  question,  envisageons  la 
situation  de  la  société  en  général.  Nous  avons  plus  ou  moins  ap- 
profondi les  conditions  dans  lesquelles  se  trouve  la  force,  l'arbi- 
traire qui  tient  les  nations  en  lisières.  Examinons  à  présent  les 
idées  qui  ont  cours  dans  les  divers  cercles  de  la  société. 

Je  vais  tâcher  de  saisir  les  nuances  principales  de  la  pensée 
publique,  en  abordant  l'examen  des  idées  sociales  et  politiques. 

Une  violence  faite  à  la  nature  ne  demeure  jamais  impunie. 
Chaque  fois  que  la  force  a  renversé  l'ordre  en  violant  les  lois 
de  la  nature,  la  réaction  a  été  inévitable.  Chaque  fois  que  la 
force  en  est  venue  aux  derniers  excès,  l'humanité  a  été  con- 
trainte aussi  de  recourir  aux  moyens  extrêmes. 

Cette  force  brutale,  après  avoir  organisé  le  mal  sous  diverses 
formes,  tâcha  de  conserver  ce  mal;  de  son  côté  l'humanité,  dont 
le  droit  naturel  est  d'user  des  lois  primitives,  source  de  toutes 
les  autres,  tâcha  d'anéantir  le  mal  et  de  le  déradîier. 

Quelques-uns  ayant  observé  que  les  moyens  employés  jusqu'à 
ce  jour  n'avaient  pas  abouti,  résolurent  de  commencer  par  tout 
bouleverser  pour  réduire  la  société  à  l'état  de  table  rase.  C'est  de 
la  sorte  qu'en  face  du  pouvoir  conservateur  se  dressa  le  radica- 
lisme qui  réclame  violemment  la  liberté  et  ses  droits. 

C'est  un  moyen  extrême,  désespéré. 

Les  théories  des  radicaux  s'appuient-elles  sur  une  base  sûre  et 
solide?  Sont-elles  pratiques?  C'est  ce  que  nous  allons  voir. 


~  19  — 

n  existe  dans  la  loi  naturelle  de  l'homme  un  instinct  conscrvik- 
teur,  défenseur  de  tout  ce  que  la  Providence  lui  a  donnée  défen- 
seur de  toutes  les  conquêtes  que  la  liberté  permet  d'atteindre  et 
qui  sont  des  conditions  indispensables  de  la  vie.  Mais  quand  on 
veut  défendre  quelque  chose,  il  faut  avoir  quelque  chose  à  dé- 
fendre. Chaque  homme  est  naturellement  conservateur,  c'est-à- 
dire*  qu'il  a  besoin  de  tranquillité  et  de  la  libre  disposition  des 
biens  qu'il  possède.  S'il  ne  possède  pas  ces  biens  et  s'il  ne 
peut  les  acquérir  par  là  même  qu'il  est  privé  de  liberté,  g'il  voit 
que  d'autres  sont  arrivés  à  la  fortune  à  force  de  violence  et  dé- 
fendent cette  fortune  illégitimement  acquise,  alors  se  réveille  en 
lui  l'envie,  ce  juste  désir  de  posséder  légitimement  ce  que  d'au- 
tres possèdent  illégitimement;  n'ayant  rien  à  perdre,  il  cherche 
à  bouleverser  de  fond  en  comble  tout  l'ordre  social.  Lui  aussi 
veut  être  conservateur,  mais  il  veut  auparavant  avoir  quelque 
chose  à  conserver. 

On  peut  dire  que  l'élément  destructeur  caractérise  principale- 
ment le  génie  du  progrès  poussé  au  désespoir. 

Ce  qui  frappe  le  plus  dans  toutes  les  théories  radicales,  c'est 
le  manque  d'une  base  seule  et  unique.  Elles  s'appuient  l'une  siur 
l'autre,  et  s'épaulent  réciproquement,  comme  si  elles  §cntaient 
qu'elles  vont  tomber.  Elles  n'ont  pas  de  point  d'appui.  La  terre 
se  dérobe  sous  elles. . 

Les  radicaux  ne  voulant  accepter  aucun  principe  reconnu  jus- 
qu'à eux,  en  inventent  de  nouveaux.  A  peine  ces  fondements 
sont-ils  jetés,  qu'il  se  présente  un  autre  réformateur;  celui-ci  les 
renverse  et  en  pose  d'autres.  Ainsi  se  sont  succédé  Owen, 
Saint-Simon,  Fourier.  Enfin  arriva  Proudhon  qui  dit  :  «  Ce  sont 
des  sots.  »  Leurs  successeurs  croyaient  avoir  déjà  trouvé  la 
pierre  philosophale  ;  la  raison.  Tous  alors  de  s'écrier  :  le  ratio- 
nalisme! le  rationalisme!  comme  si  jusque-là  personne  n'avait 
eu  de  raison  et  n'avait  su  penser  !  comme  si  c'était  là  une  nou- 
velle découverte! 

Mais  quoi?  la  raison  en  elle-même  est  une  abstraction.  Elle  a 
besoin  d'une  forme  quelconque.  Autrement  on  peut  l'éteindre 
sans  peine.  Arrive  le  premier  venu  qui  dit  :  «  Votre  raison  n'a 


—  20  — 

pas  le  sens  commun;  c'est  moi  qui  possède  la  "VTaie  raison.  »  A 
qui  s'en  rapporter? 

Ainsi  ont  été  détruits  les  principes  religieux  et  les  liens  so- 
ciaux. Ce  sont  choses  bien  vieilles  que  toutes  ces  théories,  dit- 
on.  C'est  vrai.  Mais  l'esclavage  n'est  pas  non  plus  chose  très- 
nouvelle.  •  ^ 

Poitfquoi  la  société  saisit-elle  avec  tant  d'avidité  ces  milliers 
de  rêves  et  de  sottises  qui  se  répètent  depuis  des  siècles,  après 
s'être  tant  de  fois  dissipés?  Parce  qu'elle  désire  la  liberté,  parce 
qu'elle  ne  sait  qu'invoquer,  parce  qu'elle  ne  sait  plus  discerner 
le  vrai  du  faux. 

Jetons  d'abord  un  coup  d'œil  sur  les  relations  quotidiennes  de 
la  vie.  Sur  quoi  reposent-elles?  Est-ce  sur  la  foi  religieuse  ou  sur 
le  sentiment  de  la  dignité  personnelle  ?  Non  !  sur  les  ruines  des 
principes  essentiels,  on  a  voulu  jeter  une  base  universelle  : 


l/HONNET-n 


Grand  mot!  mobile  de  la  plupart  des  luttes  publiques  et  pri- 
vées. 

Dans  la  guerre  meurtrière  d'Amérique,  celui  qui  mourait  pour 
le  maintien  de  l'esclavage,  qui  permettait  de  traiter  des  hommes 
pis  que  des  animaux,  s'imaginait  moiuir  avec  honneur.  Le  sol- 
dat moscovite  regarde  comme  un  honneur  de  défendre  son  tzar. 
Un  lâche  journaliste  qui  soutient  la  cause  du  despotisme  prétend 
que  c'est  pour  lui  une  obligation  d'honneur.  Un  employé  vénal 
parle  de  l'honneur.  Le  premier  poltron  venu  a  toujours  à  la  bou- 
che le  mot  honneur.  Parmi  les  nombreuses  nuances  de  l'hon- 
neur, les  unes  sont  dignes  de  respect,  les  autres  provoquent  l'in- 
dignation, d'autres  appellent  le  ridicule.  Plusieurs  ont  pour  source 
commime  la  justice;  les  autres  viennent  de  l'habitude.  Un  patriote 
qui  ne  commettrait  pas  un  acte  de  nature  à  blesser  la  dignité  de 
sa  nation,  commet  un  excès  qui  entache  sa  dignité  personnelle. 
Plus  d'un  marchand,  qui  pour  rien  au  monde  ne  compromettrait 
son  caractère  commercial  ni  ne  se  départirait  de  la  routine  accep- 


—  21  — 

tée  dans  le  négoce^  n'hésite  pas  à  faire  une  démarche  déloyale 
contraire  à  toute  justice.  Qu'on  propose  ù  un  riche  banquier  de 
faire  contresigner  par  une  tierce  personne  un  reçu  de  mille 
francs  délivré  par  lui,  il  rougira  d'indignation  de  ce  doute  émis 
sur  sa  solvabilité.  Mais  que  l'occasion  se  présente  à  lui  de  réali- 
ser un  demi-million  au  préjudice  évident  du  prochain^  il  n'hési- 
tera pas  un  instant.  En  plus  d'un  pays  où  le  crédit  honore^  la 
banqueroute  n'a  jamais  passé  pour  déshonorer.  C'est  moitié  par  rail- 
lerie, moitié  sérieusement  et  non  sans  une  certaine  tristesse  que 
M.  Octave  Feuillet  exprimait  si  bien  ces  idées  surl'honneiu'  :  «  Je 
puis  m'abuser,  mais  j'ai  toujoiurs  pensé  que  l'honneur,  dans  notre 
vie  moderne,  domine  toute  la  hiérarchie  des  devoirs.  Il  supplée 
aujourd'hui  à  tant  de  vertus  h  demi  eiïacées  dans  les  consciences, 
à  tant  de  croyances  à  demi  mortes,  il  joue,  dans  l'état  de  notre  so- 
ciété, un  rôle  tellement  tutélaire,  qu'il  n'entrera  jamais  dans  mon 
esprit  d'en  affaiblir  les  droits,  d'en  discuter  les  arrêts,  d'en  subor- 
donner les  obligations.  L'honneur,  dans  son  caractère  indéfini, 
est  quelque  chose  de  supérieur  à  la  loi  et  à  la  morale  :  on  ne  le 
raisonne  pas,  on  le  sent.  C'est  une  religion.  Si  nous  n'avons 
plus  la  folie  de  la  croix,  gardons  encore  la  folie  de  l'honneur  !  » 

Faut-il  parler  du  duel  ? 

«  Gardez-vous,  dit  J.-J.  Rousseau,  de  confondre  le  nom  sacré 
«  de  l'honneur  avec  ce  préjugé  féroce  qui  met  toutes  les  vertus  à 
«  la  pointe  de  l'épée  et  n'est  propre  qu'à  faire  de  braves  scélérats. 

a  Le  citoyen  doit  sa  vie  à  la  patrie  et  n'a  pas  le  droit  d'en  dis- 
a  poser  sans  le  congé  des  lois,  à  plus  forte  raison  contre  leur 
«  défense. 

a  Qui  aime  la  vertu  doit  apprendre  à  la  servir  à  sa  mode  et 
u  non  à  la  mode  des  hommes.  Je  veux  qu'il  en  puisse  résulter 
a  quelque  inconvénient.  Mais  au  fond  quel  est-il?  Les  murmures 
«  des  gens  oisifs,  des  méchants  qui  cherchent  k  s'amuser  des 
«  malheurs  d'autrui?  Voilà  vraiment  un  grand  motif  pour  s'en- 
a  tr'égorger!  Si  le  philosophe  et  le  sage  se  règlent,  dans  les  plus 
«  grandes  affaires  de  la  vie,  sur  les  discours  insensés  de  la  mul- 
a  titude,  que  sert  cet  appareil  d'étudiés,  pour  n'être  au  fond 
a  qu'un  homme  vulgaire? 


—  22  — 

«  Le  fanfaron,  le  poltron  veut  à  toute  force  passer  pour  brave. 

«  Celui  qui  feint  d'envisager  la  mort  sans  effroi,  ment.  Tout 
«  homme  craint  de  mourir.  C'est  la  grande  loi  des  êtres  sensi- 
«  blés.  Mais...  quelle  espèce  dp  mérite  peut-on  trouver  à  braver 
tt  la  mort  pour  commettre  un  crime? 

«  Celui  qui  s'estime  véritablement  lui-même  est  peu  sensible  à 
«  l'injuste  mépris  d'autrui  et  ne  craint  que  d'en  être  digne.  Si 
«  les  vils  préjugés  s'élèvent  un  instant  contre  lui,  tous  les  jours 
c(  de  son  honorable  vie  sont  autant  de  témoins  qui  les  récusent. 
«  Mais  ce  qui  rend  cette  modération  si  pénible  à  un  homme  ordi- 
«  naire,  c'est  la  difficulté  de  la  soutenir  dignement;  c'est  la  né- 
«  cessité  de  ne  commettre  ensuite  aucune  action  blâmable. 

«  Un  outrage  en  réponse  à  un  autre  ne  l'efface  point  ;  le  pre- 
«  mier  qu'on  insulte  demeure  le  seul  offensé.  Souvent  on  sacrifie 
«  son  honneur  à  un  faux  point  d'honneur.  Souvent  on  sacrifie 
«  son  honneur  poiu*  gagner  la  réputation  d'un  bon  spadassin.  Il 
«  ne  suffit  pas  de  faire  voir  qu'on  est  brave  pour  montrer  qu'on 
«  n'a  pas  tort. 

«  On  dit  qu'il  est  des  fatalités  qui  nous  entrament  malgré  nous 
«  et  que  quand  une  affaire  a  pris  un  certain  tour,  on  ne  peut 
«  phis  éviter  de  se  battre  ou  de  se  déshonorer.  Il  faut  distinguer 
a  l'honneur  réel  de  l'honneiu"  apparent.  Quelqu'un  vous  accuse 
«  injustement.  Vous  le  provoquez.  Qu'y  a-t-il  de  commun  entre  la 
«  gloire  d'égorger  un  homme  et  le  témoignage  d'une  àme 
«  droite?...  Quoi  !  les  vertus  qu'on  a  périssent-elles  sous  les  men- 
a  songes  d'un  calomniateur?  et  l'honneur  du  sage  serait-il  à  la 
«  merci  du  premier  brutal  qu'il  peut  rencontrer?  On  dit  qu'un 
«  duel  témoigne  qu'on  a  du  courage,  et  que  cela  suffit  pour 
«  effacer  la  honte  ou  le  reproche  de  tous  les  autres  vices.  A  ce 
«  compte,  un  fripon  n'a  qu'à  se  battre  pour  cesser  d'être  un 
a  fripon  !  Les  discoiu's  d'un  menteur  deviennent  des  vérités  sitôt 
((  qu'ils  sont  soutenus  à  la  pointe  de  l'époe  !  Et  si 'l'on  vous  accu- 
«  sait  d'avoir  tué  un  honune,  vous  en  iriez  tuer  un  second 
c(  pour  prouver  que  cela  n'est  pas  vrai  !... 

«  Les  plus  vaillants  hommes  de  l'antiquité  songèrent-ils  jamais 
«  à  venger  leurs  injures  personnelles  par  des  combats  particu- 


—  23  — 

«  liers?  César  envoya-t-il  un  cartel  à  Caton,  ou  Pompée  à  César 
«  pour  tant  d'affronts  réciproques  ?  et  le  plus  grand  capitaine  de 
«  la  Grèce  fut-il  déshonoré  pour  s'être  laissé  menacer  du  bâton  ? 
«  D'autres  temps,  d'autres  mœurs,  je  le  sais  ;  mais  n'y  en  a-t-il 
«  que  de  bonnes  ? 

«  L'honneur  n'est  point  variable.  Il  ne  dépend  ni  des  temps, 
«  ni  des  lieux,  ni  des  préjugés;  il  ne  peut  ni  passer  ni  renaître  ; 
«  il  a  sa  source  éternelle  dans  le  cœur  de  l'homme  juste  et  dans 
«  la  règle  inaltérable  de  ses  devoirs. 

«  Si  les  peuples  les  plus  éclairés,  les  plus  braves,  les  plus  ver- 
«  tueux  de  la  terre  n'ont  point  connu  le  duel,  je  dis  qu'il  n'est 
«  pas  une  institution  de  l'honneur,  mais  une  mode  affreuse  et 
«  barbare  digne  de  sa  féroce  origine. 

a  Reste  à  savoir  si,  quand  il  s'agit  de  sa  vie  ou  de  celle  d'au- 
«  trui,  l'honnête  homme  se  règle  sur  la  mode,  et  s'il  n'y  a  pas 
«  alors  plus  de  vrai  courage  h  la  braver  qu'à  la  sidvre.  Que 
«  ferait  celui  qui  s'y  veut  asservir,  dans  des  lieux  où  règne  un 
«  usage  contraire  ?  A  Messine  ou  à  Naples  il  irait  attendre  son 
«  homme  au  coin  d'une  rue  et  le  poignarder  par  derrière  !  Cela 
«  s'appelle  être  brave  dans  ce  pays-là - 

tt  L'honneur  d'im  honnête  homme  n'est  point  au  pouvoir  d'un 
«  autre,  il  est  en  lui-même,  et  non  dans  l'opinion  du  peuple. 
«  L'honneur  ne  se  défend  ni  par  l'épée  ni  par  le  bouclier,  mais 
«  par  une  vie  intègre  et  irréprochable  ;  et,.,  vraiment  ce  combat 
«  vaut  bien  l'autre  en  fait  de  courage. 

«  Le  monde  est  plein  de  ces  poltrons  adroits  qui  cherchent, 
«  comme  on  dit,  à  tàter  leur  homme,  c'est-à-dire  à  découvrir  quel- 
tt  qu'un  qui  soit  encore  plus  poltron  qu'eux  et  aux  dépens  du- 
ce quel  ils  puissent  se  faire  valoir. 

«  La  force  de  Tâme  met  toujours  la  vertu  au-dessus  des  événe- 
«  ments  et  ne  consiste  pas  à  se  battre,  mais  à  ne  rien  craindre, 
«  Tel  est  le  vrai  courage.  » 

A  ces  belles  paroles  je  n'ai  rien  à  ajouter*  Je  les  ai  citées 
pour  attirer  l'attention  sur  les  signes  extérieurs  de  la  société, 
sur  ses  formes  et  sur  sa  physionomie,  en  arrêtant  l'esprit  sur 
son  caractère  général  ;  j'ai  voulu  rappeler  à  la  mémoire  non- 


—  ::^  1  — 

seuleiiient  un  mal'eiiraciné  cuiiime  ie  duel,  luuis  encore  un  mal 
bien  plus  grand  qui  est  la  cause  de  froissements  peu  importants 
en  apparence^  mais  qui  le  sont  réellement  dans  leurs  résultats^ 
mal  qui^  prenant  sa  source  dans  les  préjuges  et  la  halne^  enfante 
les  préjugés  et  la  haine. 

Je  veux  parler  de  l'impolitesse.  Ce  n'est  pas  une  cbose  aussi 
sec:ndaire  qu'on  veut  bien  le  croire.  L'honneur  est  réellement 
un  droit  sacré  et  le  signe  distinctif  de  la  dignité  de  l'homme. 
Le  luel  est  une  institution  barbare^  odieuse,  la  honte  du  pro- 
grès. Mais  comment  remédier  à  ce  que  l'honneur  ne  soit  pas  ex- 
posé à  chaque  instant  à  des  milliers  .de  ])etites  agressions  sou- 
vent insupportables? 

Quoi  de  plus  facile  que  de  dire  à  un  honnne  oiïensé  :  méprise 
cette  offense.  Mais  il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  de  s'élever 
à  cette  hauteur.  II  existe  dans  les  hautes  sphères  de  la  société 
une  idée  de  l'honneur,  très-raffinée  dans  toutes  ses  nuances,  que 
je  nommerais  moi  une  idée  dénaturée  ;  «  Monsieur  !  je  vous  of- 
fense. »  —  «  Monsieur!  je  vous  tue.  »  Et  tout  est  dit. 

Et  maintenant,  que  voyons-nous  dans  la  vie  ordinaire?  l.'n  ri- 
chard, un  haut  fonctionnaire,  un  dignitaire  croit  très-souvent 
avoir  le  droit  d'être  impoli  envers  ses  inférieurs.  La  plupart  ne 
peuvent  que  dévorer  l'injure  et  se  taire  sans  aller  plus  loin. 
Dans  ces  cas  le  duel  n'a  pas  lieu,  mais  des  semences  de  haine 
sont  jetées  dans  la  vie  sociale.  Que  d'innombrables  piqûres 
d'épingles  passent  inaperçues  !  piqûres  d'épingles,  auxquelles  leur 
position  sociale  expose  bien  des  gens. 

Si  l'honneur  doit  être  la  base  des  relations  privées,  que  celui 
qui  le  respecte  en  soi,  le  respecte  aussi  chez  les  autres;  ce  n'est 
qu'alors  qu'il  sera  vraiment  homme  d'honneur. 

Dans  les  classes  inférieures  de  la  société,  on  ne  discute  pas 
sur  l'honneur.  Là  se  trouve  quelque  chose  de  supérieur  à 
l'honneur  lui-même,  je  veux  dire,  le  sentiment  de  la  dignité 
personnelle,  fondé  sur  cette  loi  de  l'humanité,  dont  la  liberté  est 
la  mère.  Mais  là  aussi  an  |)eut  remarquer  l'absence  de  ce  res- 
pect réciproque,  qui  s'adresse  à  la  dignité  de  l'homme.  Celte  di- 
gnité se  montre  bien  aux  moments  les  plus  importants,  alors  que 


—  25  — 

l'anioiir-iiroprc  esl  oiïcusé^  mais  daus  les  relations  quotidieimeit 
elle  est  exposée  à  mille  persécutions  de  détail. 

L'eau  qui  tombe  goutte  à  goutte^  mine  les  rochers.  Il  en  ebt 
ainsi  de  l'àme  :  de  petites  et  continuelles  agressions  Kémousseut 
sans  la  blesser^  et  endorment  sa  sensibilité;  mais  d  autre  part,  il 
en  est  de  plus  fortes  qui  peuvent  la  blesser  profondément  ou  y 
laisser  des  traces  ineffaçables. 

C'est  un  défaut  général  de  notre  éducation,  sans  fondement 
solide,  que  les  relations  quotidiennes  de  la  société,  soient  pri- 
vées de  cette  politesse  qui  frappe  d'abord  les  yeux  comme  signe 
de  civilisation.  Quand  on  embrasse  d'un  coup  d'œil  l'humanité 
et  ses  progrès,  il  faut  la  considérer  dans  toutes  les  relations  so- 
ciales de  la  vie,  et  ne  négliger  aucun  point  de  vue.  Les  plus  pe- 
tits détails  se  tiennent,  et  ont  souvent  une  grande  signification. 
Voilà  pourquoi,  ce  vernis  extérieur,  qui  est  le  signe  d'une  bonne 
éducation,  cette  politesse  sans  humilité,  sans  abaissement,  et  qui 
prouve  le  respect  de  soi-même  par  le  respect  d'autrui,  est  autre 
chose  qu'une  vaine  forme,  et  manifeste  au  dehors  la  dignité 
personnelle.  En  parler  légèrement,  c'est  ne  pas  connaître  la  nature 
humaine. 

Voyons  ce  qui  se  passe  dans  les  classes  inférieures  de  la  so- 
ciété, prêtons  l'oreille  h  quel({ues  conversations,  examinons  les 
usages  reçus  et  sanctionnés  par  le  temps  dans  certaines  occa- 
sions, et  dans  la  vie  de  chaque  jour.  Celui  qui  n'est  pas  des- 
cendu dans  cette  sphère,  qui  n'a  pas  vécu  un  seul  instant  au  mi- 
lieu des  simples,  ne  peut  savoir  comment  tout  contribue  à  af- 
faiblir peu  à  peu  les  qualités  de  l'àme,  qui  finissent  par  être  en- 
tièrement étouffées. 

Pour  s'en  assurer,  il  suffit  de  voyager  en  chemin  de  fer  eu 
troisième  classe,  un  jour  de  fête  surtout,  lorsijue  l'odeur  du  vin 
s'exhale  des  wagons.  Une  femme  bien  élevée  mais  pauvre,  et 
forcée  de  calculer  sa  dépense,  peut-elle  décemment  y  prendre 
place  ? 

Tout  cela  est  triste  à  voir.  Mais  si  .nous  sommes  péniblement 
affectés  à  la  vue  de  gens  mal  élevés  qui  agissent  contrairement 
aux  convenances,  à  plus  forte  raison  sommes-nous  frappés  dou- 

I.  2 


—  26  — 

loureusement  de  la  manière  d'agir^  souvent  grossière  et  brutale^ 
de  gens  dont  la  conduite  inconvenante  est  sans  excuse. 

Quiconque  a  beaucoup  voyagé  avouera  que  les  ouvriers  fran- 
çais, et  en  général  le  peuple  français,  se  distingue  par  une  poli- 
tesse particulière  et  presque  exceptionnelle.  Mais  dans  la  vie  or- 
dinaire des  Français,  et  surtout  dans  les  classes  supérieures,  on 
trouve  une  grande  exagération  dans  la  forme.  Tel  Français  re- 
garde comme  une  grande  impolitesse  de  répondre  oui  ou  non 
sans  ajouter  le  mot  monsieur  ou  mademoiselle;  ce  qui  ne  l'em- 
pêche pas  de  raconter  les  choses  les  plus  immorales  et  de  se  ser- 
vir des  mots  les  plus  lestes  en  présence  de  femmes  et  même 
d'enfants. 

De  tous  les  peuples,  le  plus  poli  est  le  peuple  allemand.  En 
Allemagne,  la  vie  familière  a  quelque  chose  de  froid,  je  l'avoue, 
mais  avec  cela  quel  attrait  dans  ces  formes  esthétiques  et  dans 
cette  douce  moralité!  Les  Français  ont  sacrifié  le  fond  à  la 
forme. 

En  revanche,  les  Anglais  sont  les  plus  impolis  des  homnieâ. 
Les  Suisses,  qui  aiment  à  les  imiter,  ont  quelque  chose  de  dé- 
plaisant et  de  rude  dans  leurs  manières.  Le  grand  seigneiur  ita- 
lien éloigne  par  sa  fierté.  Tous,  plus  ou  moins,  mesurent  la  di- 
gnité personnelle  à  la  fortune  et  aux  capitaux. 

Il  est  une  autre  extrémité  qui  choque  encore  plus  que  le 
manque  de  politesse  dans  les  rapports  de  chaque  jour,  c'est 
la  servilité,  la  bassesse  qui  rampe  et  se  prosterne  devant  les 
écus. 

Tous  ces  rapports  sont  contre  nature.  Ils  n'existent  que  faute 
de  principe  moral  bien  déterminé. 

u  L'Américain  a  le  sentiment  de  la  dignité  humaine,  sans  avoir 
eu  besoin  de  réfléchir  sur  l'égalité,  qui  a  été  et  est  encore  l'objet 
de  tant  de  discussions,  parce  qu'il  ne  lui  est  pas  même  passé  par 
la  tête  que  quelqu'un  put  s'estimer  supérieur  à  lui.  C'est  pour- 
quoi on  ne  voit  dans  les  Etats  du  Nord  ni  haine,  ni  envie  poli- 
tique; on  n'y  trouve  partout  que  le  sentiment  de  la  justice  et  la 
confiance  en  soi-même,  portée  à  un  haut  degré!  Cola  n'empêche 
pas  que  les  habitants  de  ce  pays  ne  soient  grossiers  :  seulement 


—  27  — 

leur  grossièreté  provient  d'une  autre  sowce.  La  politique  n'y 
entre  pour  rien. 

a  Quant  aux  États  du  Sud,  où  l'esclavage  existait  encore  récem- 
ment, on  y  retrouve  les  mêmes  défauts  qu'en  Europe  :  défauts 
tellement  enracinés  chez  nous  que  personne  n'y  fait  plus  at- 
tention. 

ttEn  Europe,  on  entend  ordinairement  par  la  classe  supérieure 
les  gens  riches,  sans  tenir  compte  de  leur  éducation.  Le  pauvre 
les  regarde  avec  crainte  et  méûance  parce  qu'il  voit  dans  leurs 
mains  un  des  plus  puissants  agents  de  la  vie  politique  ;  il  se  re- 
présente immédiatement  l'antagonispe  inévitable  qui  existe  entre 
lui  et  cette  classe.  S'il  est  fier,  c'est-à-dire  s'il  a  le  sentiment  de 
sa  propre  dignité,  il  témoigne  de  son  indépendance  par  une  cer- 
taine insolence  et  parle  mépris  des  conditions  supérieures;  s'il 
n'est  pas  doué  de  ce  sentiment,  il  ne  sait  que  s'incliner  et  ramper. 
Dans  le  premier  cas,  une  disposition  hostile  aux  pauvres  se  pro- 
duit chez  les  riches,  dans  le  second  la  classe  supérieure  traite 
avec  dédain  la  classe  inférieure. 

«  L'Européen  qui  veut  imiter  l'indépendance  de  l'Américain  est 
impoli  et  emprunté.  11  lui  semble  que  c'est  une  marque  de  li- 
berté. Il  lui  manque  le  sentiment  de  l'indépendance,  et  il  l'étudié 
comme  un  acteur  étudie  son  rôle.  Aussi  d'ordinaire  tombe-t-il 
dans  l'exagération. 

tt  Là  où  l'Américain  ne  s'incline  devant  personne  sans  s'inquié- 
ter de  savoir  si  on  le  regarde  ou  non,  l'Européen,  qui  veut  l'imi- 
ter, observe  autour  de  lui  l'effet  qu'il  a  produit  sur  l'assistance  ; 
et  c'est  ainsi  qu'il  tombe  dans  l'impolitesse. 

«  Là  où  l'Américain  entre  dans  une  maison  sans  ôter  son  cha- 
peau et  ne  regarde  pas  cela  comme  un  manque  d'éducation, 
l'Européen,  lui,  l'enfonce  sur  ses  yeux.  » 

11  n'est  pas  de  publication  qui  se  distingue  par  plus  d'impoli- 
tesse que  les  journaux  américains,  mais  ce  sont,  à  peu  d'excep- 
tion près,  des  produits  européens  nouvellement  importés.  Le 
ton  de  la  polémique  est  habituellement  grossier  et  passionné^ 
porte  le  cachet  d'une  longue  servitude  et  dénote  un  combat  in- 
térieur jusque-là  secret,  mais  que  chez  les  tempéraments  qui  ne 


—  28  — 

sont  pas  liabitués  à  son  atmosphère^  la  liberté  fait  éclater  au 
grand  jour. 

En  Europe^  au  contraire^  tandis  que  dans  tous  les  rapports 
entre  particuliers  on  rencontre  à  chaque  pas  l'inégalité  avec 
toutes  ses  conséquences,  je  veux  dire  cette  énorme  différence 
qui  existe  entre  les  idées  et  les  points  de  vue  si  divers  d'où  dé- 
coulent les  appréciations,  pendant  que  l'impolitesse  du  plus  fort 
est  quelquefois  poussée  jusqu'à  l'insolence,  les  hommes  d'État  ou 
les  personnages  qui  dirigent  l'opinion  se  servent  du  mot  de  poli- 
tesse pour  arrêter  et  tenir  en  bride  l'opposition  apportée  à  leiu's 
tendances  nuisibles.  Ces  individus,  sous  prétexte  de  convenances, 
étouffent  le  courage  civil . 

Ne  savent-ils  donc  pas  que  dans  la  vie  publique,  l'homme, 
ayant  un  but  plus  élevé,  est  soumis  aussi  à  des  lois  différentes? 
La  bnitalité,  cette  négation  de  la  politesse,  ne  doit  s'y  rencontrer 
nulle  part  et  en  aucun  cas.  Mais  lorsqu'il  s'agit  de  la  vérité  et 
des  droits  les  plus  sacrés  de  l'humanité,  alors  les  mots  inventés 
pour  en  affaiblir  le  sens  propre  ne  sont  que  ridicules.  Il  y  a  des 
choses  qu'il  faut  appeler  par  leur  nom;  tout  ce  qui  est  crime  ou 
lâcheté  ne  doit  pas  être  enjolivé  et  déguisé.  Plus  d'une  opinion, 
émise  dans  une  séance  publique  ou  insérée  dans  les  joiu*naux, 
cache  sous  une  forme  polie  et  élégante  une  pensée  qui  trahit 
des  principes  dignes  d'être  écrasés  et  foudroyés  par  le  mépris  et 
la  réprobation.  L'orateur  ou  l'auteur  se  couvre  de  l'honneur 
comme  d'un  manteau,  et  en  appelle  h  la  civilisation  quand  quel- 
qu'un lui  dit  franchement  son  fait. 

Par  l'abus  de  la  politesse  et  par  son  introduction  dans  la  sphore 
des  affaires  publiques,  on  entrave  le  courage  civil.  Voici  un 
homme  que  l'on  ne  veut  souffleter,  parce  que  frapper  n'est  pas  ré- 
pondre ;  mais  cet  être  vil  foule  aiuc  pieds  la  dignité  de  la  société,  ne 
peut-on  du  moins  le  souffleter  par  la  parole?  On  donne  un  coup 
de  poignard  avec  politesse,  c'est  bien;  mais  que  la  parole  puisse 
servir  de  poignard  !  Et  encore  il  y  a  des  organisations  si  dures 
que  le  poignard  même  ne  les  percerait  pas.  Et  puis  le  président 
de  l'assemblée  vous  rappellera  à  l'ordre;  tel  ou  tel  s'écriera  ou 
imprimera  :  «  c'est  une  personnalité,  une  offense  à  l'honneur,  » 


—  29  — 

et  le  courage  civil  perdra  sa  force  sous  rinfluenoe  d'idées  par- 
tiales et  fausses.  C'est  ainsi  que  sous  le  voilo  ih  l'iionneiur  se 
commettent  les  excès  les  plus  infâmes,  et  que  quelquefois  les 
questions  les  plus  importantes  se  décident  par  le  duel. 

Et  je  demande,  pour  conclure,  si  Thonneur  peut  être  h  base 
des  rapports  sociaux,  et  s'il  faut  s'étonner,  après  cela,  de  la  con- 
fusion qui  règne  en  toutes  choses. 

Mais  voici  un  autre  mot,  souvent  répélé,  auquel  on  donne  un 
sens  dictatorial  : 


L  OPINION  PUBLIQCK 

Parlons  donc  de  l'opinion  publique.  Au  moyen  âge,  deux  classes 
d'habitants  réglaient  seules  le  sort  des  États  :  c'étaient  les  prêtres 
et  les  soldats.  La  rareté  des  guerres  des  conquêtes  faisait  qu'une 
grande  partie  de  la  population  se  livrait  à  un  travail  utile.  Avec  le 
temps  se  forma  la  classe  moyenne  qui  a  pris  peu  ^  peu  la  plus  belle 
part  dans  la  direction  générale  de  l'esprit  humain,  et  créa  de  vastes 
branches  de  isavoir,  auxquelles  la  civilisation  moderne  doit  son 
origine.  L'esprit  eiu-opéen  ne  s'occupa  plus,  comme  autrefois,  de 
guerre  et  de  théologie;  il  commença  à  concevoir  les  buts  élevés 
de  la  société  et  devint  civil.  La  classe  des  gens  intelligents  s'aug- 
menta avec  son  importance.  Chaque  accroissement  de  son  pou- 
voir diminua  l'autorité  des  deux  classes,  en  réprimant  les  préjugés 
et  l'amour  féroce  de  la  guerre.  L'opinion  publique  avait  donc 
trouvé  sa  base,  la  civilisation  ;  elle  n'était  pas  entravée  dans  sa 
direction  parce  qu'elle  était  indépendante  et  par  conséquent  forte 
et  pleine  de  dignité.  C'était  au  moment  de  la  transformation  du 
système .  despotique  féodal  et  anarchique  en  système  absolu  et 
monarchique. 

Les  preuves  de  l'accroissement  et  du  progrès  de  la  classe 
ipoyenne  sont  si  visibles  et  si  incontestables  qu'on  les  peut  suivre 
pas  à  pas  en  étudiant  toutes  les  conquêtes  faites  sur  le  terrain  de 
la  science  par  cette  intelligente  armée. 

Cette  troisième  classe^  le  Tiers-État^  se  développa  pendant  le 

L  2. 


—  30  — 

quatorzième  et  le  quinzième  siècle^  avec  une  activité  indépen- 
dante mais  vague  encore  et  indéfinie;  au  seizième  siècle  cette 
activité  prit  des  formes  déterminées  et  fit  éruption  dans  les  mou- 
vements religieux;  son  énergie  de  plus  en  plus  pratique  se  mani- 
festa au  dix-septième  siècle  par  de  nombreuses  luttes  contre  les 
abus  des  gouvernements  (V.  Buckle,  1. 1,  p.  177). 

Quand  le  pouvoir  monarchique  arriva  à  son  apogée^  quand 
Louis  XIV  osa  dire  :  «  VEtat,  c'est  moi,  »  il  pouvait  ajouter  «  l'o- 
pinion publique,  c'est  moi.  »  Il  en  était  réellement  ainsi. 

Lully,  célèbre  compositeur,  avait  écrit  un  opéra  sous  le  titre 
à'Armide  qui  déplaisait  tant  au  public  que  le  théâtre  était  vide 
quand  on  le  représentait.  Indigné  de  cette  cabale,  mais  enchanté 
de  son  œuvre,  LuUy  fit  jouer  son  opéra  devant  lui  seul  et  en  fut 
l'unique  spectateur.  On  raconta  ce  fait  à  Louis  XIV,  espérant 
amuser  le  roi  de  cette  ridicule  originalité.  Louis  répondit  sérieu- 
sement :  «  Lully  est  musicien  et  s'y  connaît  mieux  que  personne. 
S'il  juge  que  son  œuvre  est  bonne,  il  faut  qu'elle  le  soit.  »  Aus- 
sitôt la  cour  et  la  capitale  changèrent  d'avis.  Le  théâtre  fut  plein, 
on  trouva  que  VArmide  était  un  chef  d'œuvre. 

A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  l'opinion  publique  reprit  son  au- 
torité et  se  manifesta  plus  clairement,  dans  toutes  les  branches 
de  la  vie  publique  et  privée. 

Cependant  dans  certaines  classes  de  la  société,  elle  se  confor- 
mait servilement  aux  idées,  et  aux  modes  de  la  cour.  La  cor- 
ruption introduisit  l'usage  de  la  poudre  et  d'énormes  perruques. 
C'est  une  invention  de  vieux  libertins  qui,  pour  cacher  les  li'aces 
de  leur  âge,  imaginèrent  de  se  masquer,  afin  de  pouvoir  être 
confondues  avec  la  jeunesse.  Tout  le  monde  adopta  cette  mode. 
Un  vieillard  décrépit  ne  différait  plus  d'un  jeune  homme  de  vingt 
ans;  une  coquette  de  soixante  ans  ressemblait  à  une  florissante 
jeune  fille.  Tous  avaient  les  cheveux  gris,  et  le  visage  badi- 
geonné de  blanc  et  de  rouge.  La  mode  devint  universelle.  On  au- 
rait dit  que  tout  le  monde  était  devenu  fou.  C'était  un  uniforme 
que  revêtait  l'opinion  publique,  un  déguisement  de  la  conscience. 

Plus  tard,  l'opinion  publique  eut  son  jour  de  triomphe;  mais 
cela  ne  dura  pas  longtemps. 


—  31  — 

De  ce  chaos  intellectuel  ne  pouvait  sortir  une  idée  générale. 
Napoléon  vint  :  et  tout  le  monde  se  croisa  les  bras. 

Cependant^  de  la  Révolution^  il  est  resté  des  idées  qui,  conçues 
par  des  esprits  profonds  et  jetées  dans  un  bon  terrain,  ont  porté 
des  fruits  utiles.  La  législation,  la  diminution  de  la  prérogative 
royale,  et  le  sentiment  de  leur  propre  force,  se  manifestant  chez 
les  peuples,  établirent  les  bases  de  la  seule  souveraineté  légitime, 
celle  de  Vopinion  publique,  libre  et  échiirée. 

Avec  1815,  tout  changea.  La  Restauration  relevant  le  despo- 
tisme, détruisit  toutes  les  conquêtes  de  l'humanité  sur  ce  ter- 
rain. Ses  agents  devinrent  radicaux  dans  leur  genre.  Ils  com- 
prirent que  rppinion  publique  était  plus  terrible  pour  eux  que 
toutes  les  constitutions.  Ne  pouvant  la  dominer,  Ds  tâchèrent  de 
s'en  emparer,  et  de  la  diriger  conformément  aux  buts  monar- 
chiques. 

C'est  à  partir  de  ce  temps  seulement  que  la  presse  était  devo 
nue  l'organe  de  l'opinion  publique.  Puisque  la  portée  de  la  voix 
publique  devenait  plus  forte,  il  suffisait  de  crier  plus  haut  qu'elle 
pour  l'étouffer.  Pour  en  venir  là,  les  gouvernements  ne  reculè- 
rent devant  aucun  sacrifice,  et  donnèrent  autorité  et  crédit  à 
certains  joumanx,  afin  d'agir  sur  les  esprits  par  leur  concours. 
La  plupart  des  journaux  acceptèrent  ce  rôle  infâme.  On  eût  dit 
des  corbeaux  payés  pour  étouffer  par  leiu's  croassements  le 
chant  du  rossignol. 

Certaines  rédactions  changèrent  avec  la  plus  grande  impu- 
dence de  ton  et  de  couleur.  Les  joiurnaux  les  plus  libéraux  pas- 
sèrent au  camp  de  l'absolutisme  le  plus  despotisque,  et  vice  versd 
sans  même  changer  de  titre,  ni  de  rédacteur  en  chef.  Tels  fu- 
rent de  nos  jours  ;  la  Presse,  le  Times,  VAllgemeine  Zeitung,  le 
Journal  de  Francfort,  l'Europe  et  une  multitude  d'autres. 

Veut-on  embrasser  d'un  coup  d'œil  l'état  dans  lequel  se  trou- 
vait l'opinion  publique  à  la  fin  du  dix-huitième  et  au  commencement 
du  dix-neuvième  siècle,  qu'on  {)arcoure  l'ouvrage  intitulé  ;  Die- 
tionnaire  des  girouettes,  avec  cette  devise  de  Saahdi:  «  Si  la 
peste  accordait  des  pensions,  la  peste  même  trouverait  des  flat- 
teurs et  des  esclaves.  » 


—  32  — 

On  sait  qu'un  des  principaux  cliefs  de  l'opinion  publique  a  été 
Chateaubriand.  Il  l'a  dominée  par  son  influence  magique;  il  était 
ridole  de  la  foule.  Il  me  semble  que  quelques  détails  de  sa  vie 
méritent  d'être  pris  en  considération^  comme  preuve  de  l'élasti- 
cité des  idées  chez  les  hommes  célèbres,  qui  dirigent  la  société. 

M.  de  Chateaubriand,  âgé  de  dix-huit  ans,  et  faisant  alors 
partie  de  la  cour  de  Louis  XVI,  fut  un  admirateur  passionné 
de  la  guerre  de  l'indépendance  américaine.  En  1790,  il  partit 
pour  l'Amérique,  persuadé  qu'il  était  plus  commode  d'admirer 
un  pays  qui  avait  déjà  conquis  sa  liberté,  que  de  travailler  à 
l'établir  par  la  révolution.  Dans  le  pays  des  Hurons,  M.  de 
Chateaubriand  apprit  d'un  journal  anglais,  que  le  roi  était  en 
prison.  L'ancien  admirateur  de  la  république  des  États-Unis  ren- 
tra en  France,  et  prit  les  armes  contre  sa  patrie  qui  se  battait 
pour  son  indépendance.  Grièvement  blessé  au  siège  de  Thion ville, 
il  partit  pour  l'Angleterre  où,  après  s'être  rétabli,  il  vécut  de  tra- 
ductions et  de  leçons  de  français.  Cinq  ans  plus  tard,  il  publia  son 
Essai  historique,  politiqtie  et  moral  sur  les  révolutions  anciennes  et 
modernes j  considérées  dans  letir  rapport  avec  la  révolution  fran- 
çaise, ouvrage  plein  d'idées  libérales,  et  ayant  une  tendance  répu- 
blicaine. A  Londres,  il  fit  imprimer  une  brochure  antireligieuse, 
dont  il  confia  la  vente  à  M.  Diilau,  bénédictin  de  Sorèze,  et  libraire 
de  l'émigration  française.  M.  Dulau,  après  l'avoir  lue,  lui  dit  fran- 
chement que  l'époque  des  attaques  contre  la  religion  était  passée, 
et  qu'une  publication  de  ce  genre,  serait  mal  reçue.  Il  ajouta  que 
le  moyen  le  plus  sûr  de  conquérir  le  respect  du  public  était  la 
défense  de  la  foi  chrétienne.  Cela  lui  sembla  juste;  et  il  se  mit 
à  composer  son  célèbre  Génie  du  Christianisme, 

A  sa  rentrée  à  Paris,  quand  Bonaparte  fut  élu  premier  consul, 
M.  de  Chateaubriand  publia  une  partie  de  son  Atala,  avec  une 
préface,  où,  il  appelle  Bonaparte  un  homme  envoyé  par  la  Provi- 
dence, a  On  sait,  dit-il,  ce  qu'est  devenue  la  France  jusqu'au  mo- 
meîit  où  la  Providence  a  fait  paraître  un  de  ces  hommes  qu'elle 
envoie  en  signe  de  réconciliation,  lorsqu'elle  est  lassée  de  punir.  » 
Atala  fit  beaucoup  de  bruit.  Peu  de  temps  après,  il  fit  paraître 
le  Génie  du  Christianisme,  que  le  public  accueillit  avec  enthou- 


—  ss  — 

siasme.  Le  Premîer-Consu]^  cherchant  à  se  concilier  le  saint-siége^ 
crut  gagner  la  faveur  du  Pape  en  envoyant  à  Rome  l'auteur  de  ce 
fameux  ouvrage,  avec  le  caractère  de  premier  secrétaire  d'am- 
bassade auprès  du  cardinal  Fesch.  Mais  M.  de  Chateaubriand  fut 
trèîy-mal  reçu  à  Rome.  Les  prêtres  étaient  scandalisés,  «  de  ce 
qu'il  avait  fait  un  roman  de  la  religion.  »  Un  peu  plus  tard  il  vou- 
lut donner  à  sa  fille  le  nom  d'Atala.  Le  prêtre  refusa  de  baptiser 
l'enfant,  prétendant  qu'il  n'y  avait  aucune  sainte  de  ce  nom. 
Alors  s'engagea  une  dispute  assez  vive.  Une  plainte  fut  portée  à 
ce  sujet  devant  le  cardinal,  qui  prit  le  parti  du  prêtre.  «  Soit  dit 
entre  nous,  lui  dit  M.  de  Chateaubriand  avec  colère.  Votre  Emi- 
nence  doit  bien  savoir  qu'il  n'y  a  pas  une  si  grande  difTérence 
entre  Atala  et  beaucoup  d'autres  saintes.  » 

Mécontent  de  son  séjoiu*  à  Rome,  il  quitta  cette  ville  ingrate, 
et,  se  dévouant  au  service  de  Bonaparte,  il  reçut  la  dignité  d'am- 
bassadeur près  la  République  du  Valais,  mais  il  donna  sa  démis- 
sion après  la  mort  du  duc  d'Enghien. 

Il  partit  pour  Jérusalem,  d'où  il  rapporta  un  flacon  d'eau  du 
Jourdain. 

En  qualité  de  rédacteur  du  journal  îe  Mercurey  dont  il  était  le 
propriétaire,  il  y  inséra  des  articles  injurieux  contre  l'Empereur  : 
ce  qui  lui  fit  perdre  la  propriété  de  son  journal  et  le  droit  de 
Je  rédiger. 

Comme  il  manquait  d'argent  pour  la  publication  de  son  Voyage 
de  Paris  à  Jérusalem,  il  y  glissa  quelques  paroles  adroites  & 
propos  de  la  gloire  militaire,  paroles  qui  le  réconcilièrent  avec 
Napoléon.  Dans  cet  ouvrage,  l'auteur  établit  le  principe  que  c*est 
au  système  de  Vesclavage  qu'il  faut  attribuer  la  supériorité  de 
rantiquité  sur  les  temps  modernes.  Voilà  ce  que  soutenait  Fau- 
teur du  Génie  du  Christiatiisme,  le  pèlerin  de  la  terre  sainte  ! 
Napoléon  lui-même,  croyant  à  l'influence  réelle  de  M.  de  Cha- 
teaubriand sur  l'opinion  publique,  voyait  un  intérêt  politique 
à  le  conser\'er  dans  son  parti.  Il  se  montra  fort  étonné  de  ce 
que  son  Génie  du  Christianisme  n'eût  pas  été  mentionné  dans 
les  prix  décennaux.  Cette  remarque  de  l'Empereur  le  fit  en- 
trer à  l'Institut  après  la  mort  de  M.  Chénier.  M.  de  Chateaubriand 


-.  34  — 

en  voulait  à  son  prédécesseur  pour  la  satire  intitulée  les  Nour 
veaux  saints,  qui  avait  été  composée  contre  lui  et  M.  de  La 
Harpe.  Il  remplit  son  discours  de  réception  d'épigrammes  à  l'a- 
dresse du  défunt^  avec  tant  de  haine  et  d'orgueU^  que  la  commis- 
sion désignée  pour  l'examiner  en  prononça  le  rejet.  Une  vive  dis- 
pute partagea  la  capitale.  Napoléon  se  fit  apporter  ce  discours^  et, 
après  l'avoir  lu,  il  s'écria  :  «  Depuis  quand  l'Institut  se  permet-il 
d'être  une  assemblée  politique?  Faire  des  vers,  corriger  la  lan- 
gue, voilà  son  affaire.  Qu'il  ne  sorte  jamais  du  territoire  des 
Muses,  autrement...  il  y  a  pour  lui  des  petites  maisons.  »  C'était 
une  attaque  portée  à  l'opinion  publique  ainsi  qu'à  M.  de  Chateau- 
briand. Alors  l'ancien  admirateur  de  la  république  américaine  et 
de  Vhomme  que  la  Providence  avait  envoyé  en  signe  de  récorid- 
liation,  lança  contre  ce  même  homme  de  la  Providence,  quand 
il  fut  vaincu  par  les  Bourbons,  sa  brochure  :  De  Buonaparte  et  des 
Bourbons,  où  les  injures  sont  répétées  à  satiété.  Cette  petite  pu- 
blication vit  le  jour  aussitôt  que  Paris  fut  occupé  par  les  Moscovites 
et  l'armée  alliée.  Ce  qui  la  distingue,  c'est  l'accent  insolent,  la  me- 
nace furieuse  et  la  mauvaise  foi.  Des  Français,  qui  venaient  de 
se  prosterner  devant  Napoléon,  foulaient  aux  pieds  le  lion  abattu. 
Louis  XVIII  appela  ce  pamphlet  son  armée  de  cinquante  mille 
hommes.  Ensuite  M.  de  Chateaubriand  publia  ses  Réflexions  po- 
litiques,  écrites  sous  l'influence  et  les  indications  du  même  roi. 

A  la  même  époque  Napoléon  débarqua  sur  les  côtes  de  la  Pro- 
vence. Les  nobles  qui  avaient  nommé  Louis  XVIII  le  sauveur  de 
la  France,  pâlirent,  les  paysans  reçurent  le  héros  avec  enthou- 
siasme. Les  Bourbons  s'enfuirent  pendant  la  nuit;  M.  de  Chateau- 
briand les  suivit. 

M.  Ney,  jadis  maréchal  de  l'empire,  favori  de  Napoléon,  grand 
officier  de  la  Légion  d'honneur,  disait  à  Monsieur  ;  «  Son  Altesse 
royale  va  voir  avec  quel  zèle  je  servirai  mon  roi  légitime.  »  U 
baisait  la  main  de  Louis  XYIII  et  s'écriait  avec  tendresse  :  «  Sire  ! 
la  plus  belle  journée  de  ma  vie  sera  celle  où  je  pourrai  donner  les 
preuves  de  mon  dévouement  à  Yotre  Majesté.  »  A  peine  aVait-il 
prononcé  ces  paroles,  que  ce  chevalier  de  l'ordre  de  Saint-Louis, 
après  la  fuite  des  Bourbons,  lança  la  proclamation  suivante  : 


—  35  — 

«  Soldats  !  la  cause  des  Bourbons  est  perdue  à  jamais.  La  seule 
dynastie  légitime  monte  sur  le  trône  dans  la  personne  de  l'Em- 
pereur Napoléon.  Enfin  la  liberté  triomphe.  »  Pour  cette  procla- 
mation^  Ney  devint  pair  de  France.  La  vie  et  la  fin  de  celui,  qui 
avait  été  duc  de  la  Mof^howa,  n*est,  après  tout,  que  l'image  fidèle 
de  vies  semblables.  Ney  fut  fusillé.  Combien  de  personnes  il  fau- 
drait fusiller  si  tous  étaient  jugés  avec  autant  de  sévérité  ! 

M.  de  Chateaubriand  devint,  à  Gand,  ministre  du  cabinet  de 
Louis  XVIII;  lorsqu'un  libraire  lui  proposa  Tachât  de  ses  œuvres, 
il  répondit  fièrement  :  «  Monsieur,  je  suis  ministre  du  roi  et  non 
auteur  de  profession.  Pour  moi,  la  littérature  n'est  qu'un  amu- 
sement. »  C'est  par  amusement,  sans  doute,  qu'il  se  fît  rédacteur 
du  Moniteur  de  Gand!  Dans  sa  position  nouvelle,  il  publia  un 
rapport  au  roi,  sur  l'état  politique  de  la  France,  qui  entrait  tel- 
lement dans  les  vues  de  Napoléon,  que  celui-ci  ordonna  de  l'im- 
primer et  de  le  répancbe  dans  toute  la  France.  Après  Waterloo, 
Chateaubriand,  à  la  tête  d'une  députation,  adressa  la  parole  au 
roi  en  ces  termes  :  «  Sire  !  vous  avez  saisi  de  nouveau  le  glaive 
confié  par  le  Monarque  des  cieux  aux  monarques  de  la  terre, 
pour  assurer  le  bonheur  des  peuples.  »  Ces  paroles  valurent  à 
Chateaubriand  le  ministère  d'État  et  la  pairie.  Qui  ne  sait  l'im- 
portance attachée  par  l'opinion  publique  à  toutes  ces  dignités? 
Voilà  le  moyen  d'y  arriver.  Par  un  ordre  du  roi  (du  21  mars 
(816),  Chateaubriand  fut  admis  au  nombre  des  quarante  de 
l'Académie.  Tout  d'un  coup,  celui  qui  prétendait  que  le  Mo- 
narque des  cieux  avait  confié  le  glaive  aux  monarques  de  la 
terre  pour  assurer  le  bonheur  des  peuples,  conçut  l'idée  de  créer 
un  parti  hostile  au  pouvoir  royal,  en  augmentant  indéfiniment 
les  privilèges  de  la  Chambre  des  pairs,  qui  pesait  déjà  suffisam- 
ment sur  les  destinées  de  la  nation.  C'était,  suivant  la  propre  dé- 
claration de  cette  coterie,  un  besoin  de  renforcer  l'aristocratie. 
Chateaubriand  a  développé  ses  idées  à  ce  gujet  dans  son  ouvrage 
intitulé  :  De  la  monarchie  selon  la  Charte.  Dans  cette  publication 
l'auteur  ne  parle  plus  «  du  glaive  du  monarque  des  cieux,  »  mais 
se  présente  comme  un  défenseur  zélé  des  franchises  constitution- 
nelles. Trois  jours  après  la  mise  en  vente  de  l'ouvrage,  le  Jfont^ 


—  36  — 

teur  contenait  cet  entrefilet  :  «  Le  vicomte  de  Chateaubriand 
cesse  de  ce  jour  d'être  compté  au  nombre  de  nos  ministres 

d'État.  » 

Les  partisans  du  ministre  virent  en  lui  une  victime.  Le  Fau- 
bourg Saint-Germain  répéta  :  «  Bonaparte  même  n'aurait  pas 
commis  une  telle  atrocité.  »  Après  avoir  perdu  la  faveiur  royale. 
Chateaubriand  revint  à  la  littératiure.  Dans  les  journaux,  û  soute- 
nait vivement  la  liberté  des  élections,  mais  il  écrivait  contre  la 
liberté  de  la  presse.  En  même  temps  il  attendait  une  occasion  de 
se  réconcilier  avec  le  roi. 

Le  duc  de  Bordeaux  vient  au  monde.  Chateaubriand  prend 
son  flacon  d'eau  du  Jourdain,  s'empresse  de  se  rendre  à  la  cour 
et  l'offre  pour  le  baptême  du  nouveau-né.  Le  roi  lui  fait  payer 
cent  mille  francs  ce  petit  cadeau.  En  1822,  il  le  nomme  son  mi- 
nistre des  affaires  étrangères.  Chateaubriand  se  crut  enfin  à  sa 
place.  Dans  ses  Mémoires  sur  la  vie  et  la  mort  du  duc  de  Berry, 
écrits  d'un  style  ampoulé,  plein  d'expressions  prétentieuses,  il 
porte  les  Bourbons  jusqu'aux  nues.  N'ayant  pu  s'entendre  avec 
\illèle,  ministre  des  finances,  un  des  personnages  les  plus  vils 
qui  aient  jamais  déshonoré  le  ministère.  Chateaubriand,  malgré 
les  services  importants  rendus  à  Louis  XVIIÏ,  se  vit  enlever  son 
portefeuille.  Bientôt  Villèle  obtint  du  roi  la  promulgation  du  droit 
de  censure,  dont,  deux  ans  auparavant,  il  avait  été  le  plus 
violent  adversaire;  mais  dans  le  moment  actuel,  il  voulait  ca- 
cher ses  actions  dont  les  journaux  parlaient  trop  haut.  Cha- 
teaubriand se  montra  le  plus  grand  ennemi  de  la  censure,  lui 
qui  naguère  avait  déclamé  contre  la  hberté  de  la  presse.  Il  écri- 
vit une  brochure  pleine  d'éloquence,  intitulée  :  De  l'abolition  de 
la  censure,  où  il  démontrait  qu'il  n'y  a  pas  de  gouvernement 
constitutionnel  sans  une  presse  libre.  Cette  brocliure  trouva  do 
l'écho  dans  toute  la  France. 

Au  congrès  de  Vérone  de  1822,  composé  des  membres  «  de  la 
Sainte-Alliance  »  et  réuni  pour  l'asservissement  définitif  do 
l'Europe,  Chateaubriand  eut  sa  voix  et  sa  place  à  côté  du  roi 
de  Prusse,  de  l'empereur  de  Moscovie,  de  l'empereur  d'Autriche, 
des  rois  dos  Deux-Siciles  et  de  Sardaigne,  à  côté  de  Weliing- 


—  37  — 

ton  et  de  M etternich^  en  qualité  d'ambassadeur  auprès  de  la  cour 
d'Angleterre^  muni  de  pleins  pouvoirs. 

Lorsque  Tinsurrection  de  Grèce  éclata^  il  publia  un  bel  ouvrage^ 
plein  de  libéralisme,  intitulé  Note  sur  la  Grèce,  et  défendit  éner- 
giquement  à  la  chambre  des  pairs  la  cause  des  Grecs. 

Aussitôt  le  parti  libéral  mit  toute  son  espérance  en  lui.  Cha- 
teaubriand passa  définitivement  à  l'opposition  et  entraîna  avec 
fui^  non-seulement  les  jeunes  écrivains  qui  étaient  encore  roya- 
listes à  cette  époque,  mais  aussi  toute  l'Académie.  Gela  ne  l'em- 
pécha  pas  de  publier,  lors  de  l'avènement  de  Charles  X  (1824), 
une  brochure  sous  ce  titre  :  Lerdest  mort,  vwe  le  roi  ! 

En  1826,  Chateaubriand  prépara  la  première  édition  complète 
de  ses  œuvres.  Le  libraire  Ladvocat  lui  paya  ses  manuscrits  six 
cent  mille  francs* 

Pendant  la  révolution  du  29  juillet  il  se  trouvait  à  Dieppe.  A 
la  nouvelle  de  cet  événement,  il  se  rendit  immédiatement  à  Pa- 
riSj  et  l'adorateur  des  Bourbons  fut  salué  avec  enthousiasme  par 
le  peuple,  qui  le  porta  en  triomphe  au-dessus  des  barricades 
en  criant  :  Vive  la  liberté  !  Pltts  de  Bourbons! 

L'ancien  chef  de  l'opposition  jura  fidélité  à  la  dynastie  expul-* 
sée;  puis^  après  avoir  prononcé  un  discours  magnifique  à  la 
chambre  des  pairs,  en  faveur  du  duc  de  Bordeaux^  il  disparut  de 
la  scène  politique. 

A  mon  avis,  U  y  a  peu  de  tableaux  plus  propres  à  caractériser 
les  fluctuations  de  l'opinion  publique  à  cette  époque  ;  il  y  a  peu  de 
vies  comme  celle  de  ce  représentant  d'idées  diverses  et  même 
opposées.  Je  ne  veux  point  juger  les  actes  du  célèbre  et  savant 
écrivain,  qui  a  acquis  des  droits  à  la  reconnaissance  de  ses  con- 
temporains pour  avoir  ramené  les  esprits  vers  ht  religion,  alors 
ébranlée  par  de  fausses  doctrines;  je  n'entre  pas  dans  les  mo- 
tifs de  la  conduite  étrange  qui  distingue  sa  carrière  politique 
Je  n'ai  cité  que  des  faits.  J'ajouterai  seulement  que  je  ne  com- 
prends pas  comment  un  homme  supérieur  peut  prendre  des  che* 
minssi  détournés! 

Si  ce  grand  pilote  de  l'opinion  publique  a  si  souvent  changé^ 
qu'est-on  en  droit  d'attendre  de  la  masse? 

I.  3 


—  38  — 

Chateaubriand  avait  senti  sa  fausse  position;  il  prévoyait 
qu'un  jugement  sévère  pourrait  être  un  jour  prononcé  sur 
son  compte;  aussi  exprima4-il  assez  habiiement  sa  foi  politique 
en  ces  tenues  :  «  Je  suis  bourbonnien  par  honneur^  monarchiste 
par  conviction,  et  républicain  par  tendance  et  par  caractère.  » 
(Voir  :  Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  M.  de  Ckateaulriand, 

par  Marin.) 

Sur  le  même  Chateaubriand,  voici  l'opinion  de  deux  biogra- 
phes : 

a  Sans  autre  armée  que  sa  pensée,  sans  autres  trésors  que  ceux 
de  Simonide,  sans  autre  fortune  que  celle  d'Aristide,  sans  autre 
sceptre  que  le  bâton  d'Homère,  sans  autres  intrigues  que  l'inspi- 
ration et  le  travail.  Chateaubriand,  qui  a  eu  l'insigne  honneur  de 
populariser  le  premier  la  renaissance  de  la  religion  par  la  poésie, 
par  le  roman  et  par  l'histoire,  est  véritablement  la  grande  et 
seule  royauté  littéraire  de  l'époque.  Encadrez  donc  dans  quel- 
ques lignes  froides  et  mesquines  cette  rapide  et  merveilleuse 
«  succession  de  tableaux  magiques  que  le  peintre  lui-même  s'est 
chargé  de  ranger  artistement  dans  une  large  et  solennelle  gale- 
rie!... Inclinez- vous,  humble  biographe,  et  confessez  votre  im- 
puissance I...  » 

Un  autre  biographe  n'est  pas  si  modeste  et  se  permet  de  le 
juger  en  quelques  lignes  :  «  La  religion,  non-seulement  n'est 
point  innée  chez  M.  de  Chateaubriand,  mais  encore  il  est  bien 
loin  d'être  aussi  religieux  qu'on  semble  le  croire  au  faubourg 
Saint-Germain.  En  politique,  il  n'a  point  d'idées  fixes.  Il  est 
plutôt  un  républicain  manqué  que  toute  autre  chose.  » 

Et  voilà  l'opinion  publique! 

Le  nombre  de  ceux  qui  dirigent  l'opinion  de  la  société  s'élève, 
de  nos  joiu*s,  àun  chiffre  immense.  Au  commencement  il  y  avait 
autant  d'idées  que  de  théories,  de  réformateurs  que  de  partis. 
Aujourd'hui  nous  pouvons  dire  :  Quot  capita  tôt  sensus.  Impos- 
sible de  trouver  une  base  à  toutes  ces  opinions.  Tout  est  sus- 
pendu dans  les  airs.  Les  journaux  sont  les  voiles  de  ce  vaisseau 
ballotté  de  çà  et  de  là;  les  publicistes  jouent  le  rôle  des  matelots 
et  le  rédacteur  en  chef  celui  du  pilote*  Mais  de  capitaine^ — point» 


—  3Ô  — 

Le  gouvernail  est  à  qui  le  veut,  le  commandement  â  qui  s*en  em- 
pare, et  Ton  navigue  sans  boussole. 

Au-dessus  du  vaisseau  flottent  des  pavillons  et  tournent  des  gi- 
rouettes diverses.  Le  roi  des  girouettes  est  M.  Emile  deGirardin. 

Citer  un  seul  exemple  de  l'époque  actuelle,  serait  trop  peu.  En 
citer  beaucoup,  serait  trop  long.  Tout  le  monde  se  souvient  des 
palinodies  de  1848  et  de  1849. 

Prenons  quelques  manifestations  de  l'opinion  publique  dans  les 
événements  les  plus  récents. 

La  guerre  pour  l'indépendance  de  l'Italie,  la  plus  belle  page  de 
l'histoire  d'un  peuple  malheureux,  étendu  depuis  tant  de  siècles 
sur  le  lit  de  la  torture  et  maltraité  sans  miséricorde  par  tous  les 
monarques  d'Europe,  cette  guerre,  la  plus  belle  page  aussi  de 
l'histoire  du  dix-neuvième  siècle,  Proudhon  l'a  appelée  une  co- 
médie. Par  conséquent,  d'après  ce  publiciste,  des  hommes  tels 
que  Cavour  et  Garibaldi  ne  seraient  que  des  comédiens!...  Quant 
à  moi,  je  le  déclare,  ce  mot  appliqué  dédaigneusement  à  cet  acte 
sublime  me  semble  un  crime  et  une  lâcheté.  Et  l'opinion  pu- 
btique  permet  de  prononcer  de  pareils  blasphèmes! 

Lorsque  pendant  la  lutte  désespérée  des  Polonais  contre  les 
Moscovites,  Mouravieiï  renouvelait  les  barbaries  inouïes  des  an- 
ciens temps,  et  que  le  tzar  lui  donnait  pour  récompense  des 
titres  et  des  décorations,  tandis  que  la  nation  lui  offrait  la 
statue  de  saint  Michel,  il  se  trouva  un  journal  allemand,  la 
Kreui-Zeitung,  pour  lui  décerner  le  titre  d'ami  de  l'humanité 
[humaner  Mann),  Je  cite  ici  un  passage  de  cette  gazette  :  «  L'iiisr 
toire  impariiaU  appréciera  un  jour,  à  leur  juste  valeur,  les  mé- 
rites de  cet  honnête  patriote  qui,  par  son  zèle  irifatigahle,  a  con- 
quis des  droits  à  la  reconnaissance  non-seulement  de  la  Russie, 
mais  de  tous  les  amis  de  la  vérité  et  de  l'ordre.  U  a  réprimé 
l'insurrection  polonaise  par  des  moyens  sages  et  humaÎTis  ainsi 
que  par  son  énergie.  La  plus  grande  partie  du  peuple  russe  re- 
garde cet  homme  distingué  comme  son  Sauveur.  » 

Un  autre  journal  allemand,  saisi  d'une  noble  indignation,  ré- 
pond à  la  KreuzrZeitung  en  ces  termes  :  «  Si  Néron  et  Caligula 
ont  eu  leurs  flatteurs,  le  bourreau  d'Alexandre  TI  a  bien  pu 


—  40  — 

en  rencontrer  aussi  parmi  les  journalistes^  complices  de  ses 
crimes,  d 

Mais  plus  de  dix-huit  siècles  nous  séparent  de  Galigula  et  de 
Néron!  Est-ce  que  l'opinion  publique  n'a  point  fait  un  pas  de- 
puis lors?  Les  journaux  moscovites  exceptés^  jamais  dans  aucun 
pays  de  l'Europe^  ni  en  aucune  langue^  chose  pareille  n'a  été 
publiée.  C'est  un  chef-d'œuvre  de  la  littérature  féodale  allemande. 
Une  telle  opinion  émise  par  la  Kreuz-zeitung  ne  porte  aucune  at- 
teinte à  son  honneur.  II  n'a  plus  rien  à  perdre.  Mais  comment  la 
nation  peut-elle  permettre  que  la  belle  langue  de  KIopstock  et  de 
Schiller  soit  salie  publiquement?  que  l'esprit  libre  du  peuple  ger- 
manique soit  souillé  par  cette  immonde  inspiration? 

Lorsqu'on  1864  et  1865  la  Moscovie  conquérait  en  Asie  un  pays 
trois  fois  plus  grand  que  la  France^  le  Times,  ce  colosse  du  journa- 
lisme anglais^  ce  dictateur  de  l'opinion^  proclama  la  décision  sui- 
vante :  tt  II  eA  à  regretter  que  le  fantôme  de  l'agression  russe 
trouve  encore  des  gens  crédules.  Nous  croyions  ce  tableau  ef- 
frayant à  jamais  disparu^  comme  toute  erreur^  et  nous  suppo- 
sons qu'U  n'y  avait  plus  pour  y  ajouter  foi  que  des  hommes  ap- 
partenant à  la  génération  passée;  et  cependant  d'insignifiantes 
circonstances  ont  ressuscité  cet  épouvantai!.  Quelques  desseins 
qu'ait  pu  avoir  le  dernier  empereur^  et  il  n*y  a  aucune  preuve 
qu'il  pensait  à  accroître  son  Etat  vers  l'Orient,  le  tzar  actuel  est 
occupé  de  projets  tout  différents.  » 

Et  le  Caucase^  et  l'expédition  de  Khiva^  et  la  guerre  de  Grimée^ 
et  celle  de  l'Amour? 

Devant  d'aussi  monstrueuses  assertions^  l'esprit  reste  confondu, 
et  l'on  se  demande  s'il  y  a  donc  des  gens  assez  hardis  et  assez 
efirontés  pour  se  moquer  ainsi  du  public?  ou  bien  si  ce  serait 
vraiment  sottise  ou  lâcheté? 

Plus  loin  le  Times  justifie  l'expédition  anglaise  de  Bhutan  en  la 
comparant  à  l'envahissement  du  Khokhand. 

Au  moment  même  où  l'Europe  civilisée  était  ailleurs  le  théâtre 
des  plus  atroces  excès,  ce  journal  égoïste  publiait  un  article  cha- 
leureux sous  ce  titre  :  «  Les  Français  en  Polynésie,  »  où  il  soute- 
nait les  missions  protestantes  et  racontait  à  sa  manière  des  inci- 


—  41  — 

dents  qui  s'étaient  produits  dans  les  !Ies  de  Loyalty  appartenant  à 
la  NouveUe-Galédonie.  Ces  iles^  dit  le  TimeSy  et  surtout  Tile  Lefa^ 
qui  compte  sept  mille  habitants,  ont  une  population  très-heureuse, 
grâce  à  l'œuvre  des  missionnaires  anglais.  Tout  à  coup  un  com- 
mandant français  les  occupe  et  ordonne  aux  missionnaires  anglais 
de  vider  le  pays  ou  de  cesser  l'agitation  religieuse.  Le  Times  eh 
appelle  avec  une  pieuse  indignation  au  gouvernement  de  la  Reine, 
le  priant  de  réclamer  contre  de  telles  «  violences  »  et  de  ne  pas 
permettre  qu'un  soldat  finançais  fasse  tort  impunément  à  des  paS' 
iears  anglais. 

Dans  ce  pays,  on  appelle  cela  de  l'orgueil  national  !  Nous  au- 
rions encore  compris  l'indignation  de  ce  journal  si  les  choses  s'é- 
taient passées  comme  il  le  dit.  Mais  les  circonstances  sont  toutes 
différentes.  Les  Iles  de  Loyalty  sont  des  colonies  françaises.  Ainsi 
donc  les  missionnaires  anglais,  comme  étrangers,  faisaient  illé- 
gitimement de  la  propagande  protestante  dans  un  pays  où  les  ha^ 
bitants  professent  la  religion  catholique,  et  ils  révoltaient  la  popu- 
lation contre  les  autorités  françaises.  Par  conséquent  le  comman- 
dant avait  le  droit  de  donner  ordre  de  chasser  les  agitateurs.  Le 
Tinies  appelle  cet  ordre  un  outrage  fait  par  un  soldat  français 
aux  pasteurs  anglais,  une  violence  et  un  événement  des  plus 
tristes!  C'est  une  véritable  tour  de  Babel  que  notre  presse  euro- 
péenne. 

Puisse  l'opinion  publique  rendre  aux  paroles  leur  vraie  signifi- 
cation, et  faire  que  le  blanc  ne  s'appelle  plus  noir  et  vice  versa  ! 
Puisse-t-elie  forcer  les  journaux  à  respecter  sinon  la  société,  au 
moins,  les  vérités  qui  ne  font  pas  de  doute  pour  quiconque  n'est 
pas  insensé,  pour  quiconque  a  encore  une  tête  et  un  cœur. 

Que  ne  se  présente-t-U  des  citoyens  capables  de  prononcer  avec 
toute  leur  énergie  et  tout  leur  courage  civil  un  énergique  veto 
contre  la  propagande  de  la  lâcheté  et  du  mensonge,  pour  imposer 
silence  aux  coryphées  et  aux  chefs  de  l'opinion  publique  qui  l'in- 
duisent en  erreur?  Que  ne  voit-on  se  dresser,  en  face  du  senti- 
ment générai  abusé,  des  convictions  éclairées,  fortes  et  invincibles 
comme  la  vérité  qu'elles  seraient  chargées  de  défendre.  C'est  alors 
que  l'opinion  ébranlerait  les  trônes  du  despotisme  et  les  fauteuils 


—  42  — 

dictatoriaux  des  rédacteurs  vendus,  et  frayerait  k  là  liberté  le' 
chemin  le  plus  sûr.  C'est  alors  qu'on  écouterait  la  voix  de  la  vérité, 
et  une  foule  servile  de  misérables  esclaves  ne  parviendrait  jamais 
à  l'étoufTer.  Alors  dans  chaque  pays,  comme  frappé  delà  baguette 
d'une  fée,  serait  renversé  en  un  instant  tout  le  système  contraire 
au  progrès,  aux  besoins  de  l'humanité  et  à  l'esprit  du  temps.  Dans 
une  si  noble  révolte,  la  victoire  sur  la  lâcheté,  la  stupidité  et  l'igno- 
rance serait  certaine  et  décisive.  Il  n'y  a  ni  gouvernement  ni  pou- 
voir illégal  qui  pût  se  maintenir  sous  la  pression  d'une  opinion 
publique  saine,  pure  et  généreuse.  Aussi  ne  saurait-on  trop  flétrir 
ceux  qui  ne  travaillent  qu'à  la  dévoyer,  cette  foule  de  créatures 
à  face  humaine  qui,  en  ayant  l'air  de  personnes  a  très  comme  il 
faut,  »  dénigrent  pour  se  faire  valoir  les  hommes  de  mérite  et 
de  talent.  Ce  sont  de  misérables  carlins  qui  aboient  de  loin  à  l'as- 
pect du  lion  ;  race  vile,  tapageuse  et  abâtardie,  elle  prospère 
parmi  les  nations  où  l'esprit  est  corrompu  et  le  bon  sens  altéré. 
L'échelon  le  plus  bas  de  cette  phalange  occupée  à  fausser  les 
pensées  sont  les  claqueurs,  ces  mercenaires,  ennemis  farouches 
de  l'art,  du  bon  goût,  et  qui  pour  un  maigre  salaire  tuent  l'émo- 
tion vraie  afin  d'en  provoquer  une  factice. 

On  dit  que  la  lutte  sans  fin  est  la  destinée  de  l'humanité.  Jusqu'à 
quelle  époque  durera4-elle?  Quand  auronfr4ious  la  victoire?  Si 
elle  ne  doit  jamais  venir,  faut-41  combattre  pour  rien?  Il  vaut 
mieux  vivre  de  la  vie  tranquUle  et  bestiale  !...  Est-ce  donc  là  le 
problème  de  l'humanité? 

«L'opinion!...  mot  sacramentel...  voilà  le  Dieu  devant  lequel 
tout  doit  se  prosterner!...  Actuellement,  qui  donc  aura  le  cou- 
rage de  parler  de  sa  conscience?  qui  donc  dira  que  le  contentement 
intérieur,  la  sérénité  d'un  esprit  juste  et  le  bonheur  calme  d'un 
cœur  pur  soient  le  seul  critérium  des  actions  humaines?  —  La 
populace  rend  hommage  aux  idoles.  Qui  donc  osera  opposer  le 
Dieu  de  vérité  à  l'ignorance  populaire?  —  Plus  de  vérité,  plus  de 
conscience  !  Que  le  bruit  du  tumulte  soit  noire  guide,  éloignons 
le  flambeau  de  la  science  et  de  la  conviction!...  L'opinion!... 
Il  suffit  de  prononcer  ce  mot  pour  que  le  jugement  individuel  de- 
vienne muet,  pour  que  la  volonté  et  la  spontanéité  tombent  en  n)é- 


pris^  pour  que  l'homme  enfin^  avant  le  chant  du  coq^  se  démente 
dix  fois  et  renie  le  Saint-Esprit.  Qu'importe  que  le  mensonge  ou 
la  vérité  se  fasse  entendre  dans  la  voix  de  l'opinion^  —  elle  a 
parlé,  —  et  Thomme  libre  devient  esclave.  Gréé  pour  porter  la 
tète  haut,  le  genre  humain  s'est  fait  reptUe  :  né  pour  l'accord 
fraternel,  il  est  agité  des  fureurs  de  la  haine  et  de  la  guerre;  au 
lieu  de  l'amour  et  de  l'assistance  réciproques,  il  respire  le  brigan- 
dage et  le  vol;  trahison,  parjure,  mensonge,  meurtre,  dévouement 
même,  rien  ne  lui  coûte,  etaprôs  chaque  action^  ou  après  chaque 
souffrance,  il  répète  le  mot  tout-puissant,  l'opinion!*..  Hélas! 
si  un  rayon  de  lumière  tombait  sur  les  formes  monàtmeuses  de 
cette  idole  infernale!...  à  ce  spectacle  horrible,  leurs  cheveux  se 
dresseraient  sur  leur  tète.  Et  qui  d(mc  a  mis  au  monde  cette 
toute-puissante  souveraine...  d'où  vient  sa  puissance?  de  quoi 
se  compose-t-elle?  —  Elle  est  aveugle  pour  les  actes  généreux, 
mais  qu'une  robe  blanche  vi«me  à  se  montrer  et  l'irrite  par  son 
éclat;  que  la  haine  écume  sur  ses  lèvres,  et  lui  fasse  jeter  de  la 
boue  sur  cette  blancheur  de  neige,  —  oh  !  alors  le  regard  de 
cette  imagination  empoisonnée  trouvera  des  taches  au  soleil  et 
un  criminel  dans  un  enfant.  La  coquette  effrontée!  elle  fait  la 
cour  à  tout  succès,  prépare  la  route  à  tout  préjugé,  à  tout  privi- 
lège, à  toute  richesse,  y  eûtr41  dans  leur  origine  plus  de  lâchetés 
que  de  grains  de  sable  sur  le  bord  de  la  mer.  Mais  que  le  mé- 
rite modeste,  que  le  travail  tranquille  et  le  dévouement  qui  ne 
s'affiche  pas,  s'adresse  à  elle,  —  haro  sur  l'orphelin  déshérité  de 
la  société,  montrons  le  néant  dans  son  mérite...  l'incapacité  in- 
efficace dans  son  travail...  et  le  calcul  dans  son  dévouement.  » 
{Alkhadar,  par  Charles  Edmond.) 

Mépriser  l'opinion  publique  aujourd'hui,  c'est  remonter  le  cou- 
rant :  travail  dur  et  ingrat.  S'y  conformer,  c'est  s'attacher  un  bal- 
lon aux  mains,  et  une  pierre  aux  pieds. 

Le  savant,  et  tout  homme  honnête  et  éclairé,  a  le  droit  et  le 
devoir  de  diriger  l'opinion  publique  et  de  se  mettre  au-dessus  des 
cris  poussés  par  une  foule  insensée.  Alors  la  populace  reconnaî- 
tra la  vérité,  et  s'humiliera  devant  elle.  Mais  pour  arriver  à  cette 
influence,  trois  conditions  sont  nécessaires;  une  vie  pure  et  irré- 


—  44  — 

prochable;  des  principes  solides  puisés  aux  sources  les  plus  éle- 
vées; enfin  un  vif  amour  de  Thumanité,  c'est-à-dire,  le  désir  sin- 
cère d'agir  pour  le  bien  général,  sans  considération  de  personnes, 
sans  aucune  vue  intéressée. 


AVIS  AU  LECTEDR 

Il  y  a  des  hommes  sans  opinion,  sans  couleur,  qui  n'ont  ni 
lumière,  ni  chaleur,  ni  électricité. — On  n'ose  à  peine  leur  donner 
le  nom  d'hommes.  Ils  sont  placés  plus  bas  dans  la  série  des 
êtres,  que  de  bons  animaux,  mais  plus  haut  que  les  pierres,  puis- 
qu'ils sont  des  créatures  organiques, —  qui  se  remuent,  végètent 
et  agissent  même  avec  zèle,  en  dirigeant  les  masses  insensées, 
c'est-à-dire  des  individus  qui  leur  ressemblent.  C'est  une  anomalie 
dans  la  sphère  de  l'humanité,  et  ils  n'en  exercent  pas  moins  une 
grande  influence  sur  la  société.  En  Amérique  on  appelle  ces  gens 
cugh  faces,  c'est-à-<lire,  visages  de  pâte. 

Le  nDetUscJie  Eidgenosse,  »  le  seiri  organe  peut-être  qui 
maintient  l'honneur  de  l'Allemagne,  a  fixé  l'attention  sur  ces 
gens  sans  caractère  politique,  mais  désireux  de  jouer  un  rôle  po- 
litique. Ce  journal  ajoute  que  l'Allemagne  est  le  pays  le  plus  riche 
d'Europe  en  visages  de  pâte.  Il  rappelle  aussi  qu'en  Amérique,  ce 
sont  ces  sortes  de  gens  qui  ont  provoqué  la  terrible  guerre  de 
quatre  ans,  pleine  d'atrocités,  qui  a  fait  périr  à  peu  près  trois 
millions  d'hommes,  et  a  coûté  plus  de  trente  milliards. 

Ce  sont  eux  qui  ont  empêché  les  relations  des  ouvriers  libres 
du  Nord  avec  les  esclaves  gémissant  sous  le  joug  de  leurs  maî- 
tres. Tous  les  ans  ces  tyrans  devenaient  plus  insolents,  et  ils 
finirent  par  se  persuader  que  le  Nord  n'avait  pas  de  force  mo- 
rale; si  bien  qu'ils  s'enhardirent  jusqu'à  vouloir  lui  dicter  des 
lois,  les  armes  à  la  main. 

Les  Américains  sans  couleur  politique  jouaient  en  face  des  pro- 
priétaires esclavagistes  des  États  du  Sud  le  rôle  de  leurs  partisans 
soumis,  tranquilles  et  modérés;  au  contraire,  dans  le  Nord,  ils 
se  donnaient  pour  des  progressistes,  des  hommes  d'Ëtat  éclai- 


—  45  — 

rés  et  libéraux,  doués  d'une  grande  pénétration  politique.  Ils 
prirent  Textérieur  et  le  dehors  de  gens  qui  possèdent  des  con- 
naissances universelles  et  tout  en  recommandant  la  modéra^ 
tien,  ils  regardaient  les  adversaires  de  l'esclavage  comme  des 
fanatiques.  Us  assuraient  les  habitants  du  Sud,  que  dans  les  États 
septentrionaux  personne  ne  pensait  à  s'opposer  aux  institu- 
tions ayant  pour  but  le  maintien  et  l'établissement  de  Tescta- 
vage,  ils  les  engageaient  au  contraire  à  avoir  confiance,  qu'ils 
seraient  appuyés  en  ce  qui  concernait  leurs  droits. 

Ce  sont  ces  mêmes  gens  incolores  qui  introduisirent  le  droit  de 
saisie  pour  les  esclaves ,  en  vertu  duquel  ces  malheureux ,  fuyant 
vers  le  Nord  devant  la  persécution,  étaient  suivis  et  livrés  à  leurs 
maîtres.  Ce  sont  eux  encore  qui,  en  1852,  firent  tous  leurs  efforts 
pour  faire  un  État  esclavagiste  de  la  province  de  KamaSy  et  Ils  y 
travaillèrent  jusqu'en  1860.  Si  cela  leur  eût  réussi,  toutes  les  co- 
lonies de  l'Occident  seraient  devenues  aussi  des  États  esclava- 
gistes, les  propriétaires  d'esclaves  auraient  obtenu  la  majorité  des 
voix  au  Ck>ngrès,  et  peu  à  peu,  en  conservant  les  apparences  de 
la  légalité,  ils  auraient  introduit  l'esclavage  dans  tous  les  États- 
Unis. 

Les  visages  de  pâte  de  l'Amérique,  ont  fait  tout  leur  possible 
pour  aider  les  propriétaires  des  esclaves  à  l'emporter  sur  leurs 
adversaires,  par  des  moyens  légitimes  en  apparence.  La  manière 
dont  on  en  usait  avec  les  esclaves  semblait  être  conforme  aux 
constitutions  et  aux  droits,  et  au  fond  elle  les  renversait  tous, 
parce  que  tous  les  éléments  des  États,  et  tous  les  moyens  dont  le 
gouvernement  disposait,  •étaient  tournés  à  t'avantage  des  proprié- 
taires. Us  avaient  dans  la  main  les  finances,  l'armée  et  les  em- 
ployés. Les  abus  se  répétaient  souvent,  dans  l'espoir  de  l'im- 
punité. 

La  violation  de  la  constitution,  qui  avait  commencé  sous  le 
président  Fierce,  et  son  successeur  Buchanan,  réveilla  enfin  le 
Nord.  Les  dougk  faces  ne  furent  plus  regardés  comme  un  idéal  de 
sagesse.  Le  peuple  sut  apprécier  ces  bavards  insensés;  il  leur 
tourna  le  dos  et  confia  l'étendard  de  la  liberté  aux  gens  qu'on 
nommait  des  fanatiques,  et  aux  hommes  de  caractère  qui  n'ont 

I.  3, 


—  46  -- 

pas  permis  de  fouler  aux  pieds  la  constitution,  et  qui  ont  relevé 
le  gant  jeté  par  le  Sud. 

Si  nous  mettons  à  la  place  du  mot  esclavage  celui  d'absolu- 
tisme  et  au  lieu  des  propriétaires  d'esclaves,  les  partisans  de 
Vabsolutwne,  nous  verrons  en  Allemagne  la  même  lutte  qui  dé- 
chirait rAmérique  longtemps  avant  que  la  guerre  civile  eût 
éclaté.  Ici  on  n'a  pas  encore  commencé  à  se  battre,  ce  qui  prouve 
que  les  Allemands  sont  beaucoup  au-^iessous  des  Américains. 

La  classe  de  gens  nommés  en  Amérique  dough^-faces  n'est  pas 
moins  nombreuse  en  Allemagne,  et  ici,  comme  là-bas,  elle  fleurit 
sous  divers  noms. 

On  connaît  les  libéraux  de  Gotha  {Oothivsche  libérale),  ces 
moitiés  d'homme,  ces  ggwts,  ces  huitièmes  d'homme.  Ce  sont 
eux  qui,  en  1848  éi;m9  ont  rendu  inefficace  tout  combat 
contre  les  gouvernements  et  qui  étaient  toujours  prêts  à  tous  les 
sacrifices,  pourvu  que  l'on  évitât  une  rencontre  décisive  avec 
l'absolutisme.  La  terrible  période  de  la  réaction  de  1849  à  1859 
est  en  effet  leur  œuvre.  Us  ont  supporté  tous  les  coups  de  pied 
que  leur  ont  donné  les  gouvernements  sans  rendre  coup  pour 
coup  à  leurs  ennemis;  comme  en  Amérique,  la  violation  de  la 
constitution  et  de^  droits  s'eiismvit.  L'absolutisme  n'estime  cette 
sorte  de  libéraux  qu'autant  qu'ils  servent  ses  intérêts. 

Cette  situation  dure  encore  aujourd'hui.  D'après  les  lois  éter- 
nelles du  développement  national,  en  Allemagne,  comme  en  Amé- 
rique, on  verra  apparaître  au  jour  l'impuissance  de  ces  gens  in- 
colores qui  cachent  au  fond  une  pensée  rusée  dûment  couverte 
de  phrases  éloquentes.  Ici  se  présente  cette  question  :  si  cela 
s'accomplit  à  temps,  évitera-t-on  par  là  une  rencontre  sanglante 
avec  l'absolutisme?  ou  un  combat  pareil  à  celui  qui  a  ensanglanté 
l'Amérique  est-D  indispensable? 

Cette  terrible  guerre  au  delà  de  l'Océan  devrait  enfin  réveiller 
le  peuple  allemand.  Est-ce  que  les  4>olitiques  allemands  aux  vi- 
sages de  pâte  ont  tenu  leur  parole  ?  Est-ce  qu'ils  ont  réalisé  une 
seule  des  constitutions  débattues  par  eux  ?  Est-ce  qu'ils  n'agis- 
sent pas  à  présent  en  Schleswig-Holstein  tout  à  fait  comme  à 
Francfort  en  1848  et  1849. 


-  47  — 

La  constitution  allemande  de  TEmpire-Uni  (ReîchsT^assungj 
du  28  mars  1849^  les  constitutions  octroyées  plus  tard  en  Au- 
triche et  en  Prusse^  même  les  statuts  féodaux  du  Anhalt  et  du 
Mecklembourg^  renouvelés  sur  les  ruines  des  droits  promulgués 
en  1848  et  49  ne  sont  pas  plus  respectés  que  tous  les  autres  obs- 
tacles opposés  çà  et  là  à  l'absolutisme.  Celui-ci  ne  fait  aucune 
différence  entre  les  droits  de  1248  et  ceux  de  1848.  Il  foule  aux 
pieds  tout  droit  qui  ne  lui  conyient  pas. 

Plus  le  combat  tardera  à  éclata,  plus  il  sera  terrible.  L'huma- 
nité ne  se  laissera  pas  arrêter  par  l'absolutisme^  qui  est  pourtant 
bien  fort.  Et  les  bonshommes  de  pâte  pensent  réussir  à  Tar- 
rêter...  (Voir  :  Die  Teig-Gesichter  in  Deutschland  v.  G,  Sruve, 
Cùmp  Der  deutsche  Eidgenosse.)  Ces  paroles,  la  feuille  allemande 
les  écrivait  juste  avant  la  guerre  de  Prusse  de  1866,  avant  cette 
année  qui  a  été  pour  l'Allemagne  une  année  de  honte  et  de  su- 
prême abaissement. 


SOCIALISTES  —  COMMUNISTES  —  HUMANISTES 

A  tous'les  malheurs  de  l'humanité  s'ajoutent  deux  fléaux  qui 
se  manifestent  continuellement  sous  deux  aspects  ;  les  soi-disant 
grands  hommes  et  les  réformateurs  de  la  société  prêchant  au  nom 
dii  bien  publie. 

«  Les  grands  hommes  »  n'ont-ils  pas  ouvert  de  leurs  mains  des 
abîmes  de  calamités?  Combien  de  crimes  ne  s'est-il  pas  commis 
a  au  nom  du  bien  public  ?  » 

Recueillons  nos  idées,  rappelons-nous  le  passé.  On  frissonne 
au  souvenir  des  horreurs  que  l'humanité  a  souffertes  et  qu'elle 
souffre  encore  !  Est-ce  qu'il  y  a  une  seule  espèce  d'animaux  qui 
ait  supporté  autant  de  malheurs  que  l'homme  ?  On  n'est  pas  par- 
venu à  exterminer  les  loups;  dans  leurs  forêts  ils  sont  plus  li- 
bres que  les  hommes.  La  chasse  au  tigre  présente  la  plus  grande 
difficulté  ;  et  l'homme,  qui  se  glorifie  de  sa  supériorité  et  de  sa 
raison,  n'a  pas  su  se  préserver  des  attaques  de  son  semblable. 
Enflé  d'un  sot  orgueil,  il  prétend  avoir  pénétré  la  vérité,  et  il 


—  48  — 

détruit  la  vérité  que  la  Providence  a  déposée  dans  son  sein  et 
que  Dieu  lui  a  révélée  ;  cette  vérité  visible  et  palpable^  en  place 
de  laquelle  il  crée  des  fantômes  dans  son  imagination  égarée^ 
fondant  des  théories  sur  les  idées  qui  naissent  dans  son  esprit 
malade  et  qui  ne  sont  qu'une  révolte  criante  contre  les  lois  de 
la  nature.  La  foule  écoute^  écarquille  les  yeux^  s*étonne^  se 
prosterne  devant  le  grand  homme  et  le  suit,  cherchant  le  bonheur, 
rompant  avec  la  nature,  laissant  tout  ce  qu'elle  a  autour  d'elle^ 
même  et  qu'elle  peut  toucher  de  la  main  sans  avoir  besoin  de 
s'incliner.  De  la  foule  sort  un  réformateur;  il  prononce  un  dis- 
cours, écrit  des  ouvrages  au  nom  du  bien  public  et  il  enivre  de 
boissons  nouvelles  la  société  qui  était  déjà  ivre. 

Mais  qu'est-ce  que  le  bien  public?  en  quoi  consiste-t-il?  sur  quoi 
se  fonde-t-U?  la  foule  ne  le  demande  pas.  La  pensée  est  nouvelle, 
elle  doit  donc  être  bonne.  Mais  cette  pensée  nouvelle  a  été  déjà 
mille  fois  renversée  et  mille  fois  ramassée.  La  foule  ne  le  sait 
pas,  malgré  son  instruction,  ou  bien  elle  ne  veut  pas  le  savoir. 
D'ailleurs  cela  ira  peut-être  mieux  cette  fois  ! 

Qu'y  a4-il  d'étonnant  à  cela?  Plus  la  pensée  est  folle,  plus  elle 
captive  la  foule.  Je  m'étonne  que  tout  le  monde  ait  cru,  avec 
Kopemik,  que  la  terre  tourne  autour  du  soleil!  Noh,  je  me 
trompe.  11  n'appartenait  à  aucun  parti,  il  ne  s'occupait  pas  de  po- 
litique ;  voilà  pourquoi  sa  théorie  a  été  acceptée.  Mais  le  monde  ne 
croit  pas  aux  vérités  mathématiques,  il  rejette,  lorsque  la  passion 
l'aveugle,  des  axiomes  qui  sautent  aux  yeux,  tant  il  y  a  en  nous  de 
méchanceté  et  de  haine,  tant  la  sottise  est  multiple  et  féconde. 

Les  protestants,  adversaires  de  Rome,  ne  voulaient  pas  accepter 
la  réforme  du  calendrier,  parce  qu'il  avait  été  corrigé  par  le 
Pape.  En  Angleterre  on  persista  dans  Terreur  jusqu'en  1752, 
en  Suède  jusqu'en  1753,  en  Allemagne  jusqu'en  1777.  Les  Mos- 
covites s'y  obstinent  encore  aujourd'hui. 

N'est-ce  pas  une  honte  pour  la  civilisation?  N'est-ce  pas  une 
preuve  colossale  de  folie? 

Que  quelqu'un  proclame  la  plus  grande  absurdité.  Les  gens 
les  plus  savants  commencent  à  la  prendre  en  considération,  et 
chacun  l'accommode  à  ses  propres  idées,  , 


i 


—  49  — 

Or^  il  n'y  a  rien  de  plus  dangereux  que  la  sottise  des  savants. 
Que  faire  contre  elle?  L'autorité,  la  renommée  et  V opinion  sont 
avec  elle  !  Gomment  combattre  contre  la  foule  de  ses  adorateurs, 
de  ses  partisans  et  de  ses  imitateurs?  Gomment  se  faire  entendre 
au  milieu  de  ce  vacarme?  Il  faut  aussi  avoir  de  Tautorité,  de  la 
renommée  et  de  l'opinion.  Gela  doit  venir  avant  la  vérité  ! 

Des  années  se  passent  avant  que  Ton  puisse  convaincre  des 
gens  prévenus  et  entêtés  de  leurs  préjugés.  À  peine  avons-nous 
vaincu  une  absurdité  qu'une  autre  se  présente. 

Je  ne  cesse  de  le  répéter  :  les  plus  terribles  ennemis  de  la  société 
sont  ces  gens  raisonnables  et  spirituels  que  la  foule  a  eu  tort  d'ap- 
peler des  libéraux. 

Voltaire  aimait  à  parler  de  liberté  presque  à  chaque!  page  de  ses 
ouvrages,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'être  à  la  fois  d'un  despo- 
tisme et  d'une  servilité  révoltantes.  Voici  un  de  ses  principes  :  a  Un 
roi  abiolu,  quand  il  n'est  pas  un  monstre,  ne  peut  vouloir  que  la 
grandeur  et  la  prospérité  de  son  État,  parce  qu'elle  est  la  sienne 
propre,  parce  que  tout  père  de  famille  veut  le  bien  de  sa  maison. 
11  n'est  pas  dans  la  nature  qu'il  veuille  le  mal  de  son  royaume  »  !!! 
(Supplément  au  Siècle  de  Louis  XIV.)  Sa  correspondance  avec  le 
roi  de  Prusse,  récemment  publiée  au  complet,  est  une  négation 
de  la  civilisation,  une  violation  de  tout  principe  de  liberté.  Et 
une  feuille  libérale,  le  Siècle,  lui  élève  une  statue,  le  cano- 
nise! 

M.  de  Bismark  affirmait,  à  la  face  de  l'Europe,  qu'entre  les  em- 
ployés élus  par  la  nation  et  le  gouvernement,  il  y  a  le  même  rap- 
port qu'entre  les  domestiques  et  leurs  maîtres.  Il  est  l'élève  de 
Frédéric  II  et  de  Voltaire,  son  maître-valet. 

Et  Voltaire  dans  l'opinion  publique  est  un  génie,  un  libéral! 

Avec  le  temps  le  mal  s'est  augmenté.  Il  y  a  actuellement  tant 
de  génies  libéraux,  hypocrites  ou  fous  que  l'on  -ne  peut  s'en  dé- 
barrasser. Ils  bfttissentia  liberté  sur  le  sable,  et  font  par  là  à  la  so- 
ciélé  plus  de  tort  que  les  persécuteurs  mêmes  de  la  liberté. 

Les  fausses  doctrines  sont  d'autant  plus  nuisibles  qu'elles  se 
rencontrent  dans  les  ouvrages  d'un  même  auteur  à  côté  de  vérités 
et  de  nouvelles  conquêtes  de  l'esprit  humain. 


*    -60- 

Rousseau,  que  Voltaire  haïssait  parce  qu'il  sentait  instinctive- 
ment la  supériorité  de  ce  rival,  a  laissé  beaucoup  de  principes  er- 
ronés; il  manquait  souvent  d'esprit  pratique  dans  ses  projets; 
mais  on  voit  dans  ses  ouvrages  qu'il  s'appuyait  sur  une  base  so- 
lide, qu'il  voulait  bâtir  et  non  démolir,  corriger  et  non  bouleverser, 
qu'il  avait  la  foi  en  lui-même  et  ne  détruisait  pas  la  foi.  Une  idée 
fixe,  quoique  un  peu  obscurcie,  éclairait  ses  théories.  Voltaire  errait 
à  l'aventure;  il  ne  savait  pas  d'où  il  était  sorti  et  où  il  allait.  Rous- 
seau doublait  sa  vue  pour  pénétrer  la  nature;  il  sentait  que  la  so- 
ciété devait  se  former  d'après  ses  lois,  mais  prévenu  et  ayant  des 
préjugés  contraires  aux  préjugés  qu'il  attaquait,  il  ne  garda  pas 
de  mesure  et  ne  sut  pas  donner  une  forme  convenable  à  ses  idées; 
il  allait  presque  toujours  à  l'extrême.  Par  exemple,  dans  son  adora- 
tion pour  l'ordre  naturel,  il  était  l'ennemi  des  souliers.  Il  se  figu- 
rait que  marcher  nu-pieds  serait  un  corollaire  de  la  réforme  so- 
ciale. 

Les  gens  doués  de  talents  éloignent  les  uns  par  de  pareils  dé- 
tails et  attirent  les  autres  par  l'originalité  de  leurs  idées.  Il  se 
trouve  la  même  contradiction  dans  la  sphère  des  essais  moraux  et 
dans  les  œuvres  des  philosophes  célèbres  qui  étudient  l'ordre  so- 
cial. Les  imitateurs  ne  prennent  pas  ce  qui  est  bon,  mais  ils  choi- 
sissent ce  qui  est  mauvais  et  en  font  ensuite  découler  une  série 
d'erreurs. 

Un  autre  défaut  commun  aux  réformateurs,  c'est  l'obstination 
ou  l'esprit  de  contradiction.  Qu'on  les  persécute  pour  leurs  idées, 
ils  les  défendront  avec  d'autant  plus  d'opiniâtreté,  souvent  même 
contre  leur  propre  conviction.  Si  on  ne  les  regardait  pas,  ils 
donneraient  cause  gagnée.  Du  reste,  c'est  un  défaut  fort  répandu 
et  propre  à  tous  les  hommes  populaires. 

Pendant  la  révolution  française,  les  pauvres  d'esprit  qui  fai- 
saient des  théories  politiques,  découvraient  dans  les  œuvres  des 
philosophes  du  dix-huitième  siècle  des  idée$  auxquelles  ceux-ci 
n'avaient  jamais  songé.  D'autres,  tout  en  allant  aussi  loin,  vouUvent, 
sans  se  donner  tant  de  peine,  réformer  la  société  d'après  leurs 
propres  idées.  Ils  se  mirent  à  la  tète  d'un  parti  nombreux,  et, 
chose  étrange!  des  gens  très-instruits  se  joignirent  à  des  igno- 


—  51  — 

rants^  ainsi  que  d'honnêtes  gens  à  des  scélérats.  La  passion  les 
rendait  tous  égaux. 

Babeuf  exerça  une  grande  influence  et  eut  beaucoup  de  crédit. 
Qu'était-ce  que  ce  Babeuf? —  Un  ignorant^  un  faussaire^  un  fourbe, 
et  cependant  un  héros  à  de  certains  égards.  Devant  le  tribunal 
il  se  défendit  avec  conviction,  comme  une  victime  innocente  et 
comme  un  apôtre,  et,  après  avoir  entendu  prononcer  sa  condam- 
nation à  mort,  il  se  poignarda.  Il  haïssait  Robespierre,  il  était  l'en- 
nemi du  terrorisme,  et  malgré  cela,  il  était  aussi  despote  que  Ro« 
bespierre,  et,  s'il  l'avait  pu,  il  l'aurait  égalé  en  tout.  Mais  l'héroïsme 
fanatique,  même  en  défendant  l'erreur,  exalte  les  masses  et  en- 
gendre des  imitateurs  qui  donnent  au  même  fanatisme  une  autre 
forme  ou  une  autre  direction.  Sur  les  traces  de  Babeuf  marcha 
Buonarotti,  adorateiur  de  Rousseau,  homme  instruit  et  plein  de 
bonne  volonté;  il  fut  aussi  fanatique  et  aussi  furieux  que  l'autre! 
Ainsi  donc  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  un  ignorant  et  un 
homme  instruit,  entre  un  vaurien  et  un  honnête  homme,  si  la  vé- 
ritable lumière  ne  dirige  pas  leurs  actions. 

Buonarotti  développa  les  idées  de  Babeuf;  les  rêveurs  tantôt 
de  bonne  foi  et  tantôt  hypocrites  qui  leur  succédèrent  répandirent 
les  pensées  de  l'un  ej  de  l'autre.  Enfin  le  torrent  des  idées  poli- 
tiques inonda  le  dix-neuvième  siècle. 

Passons  en  revue  les  principes  les  plus  importants  qui  ont 
jusqu'à  présent,  dans  différents  cercles  de  la  société  européenne, 
une  certaine  autorité. 

Babeuf  avait  fait  dans  son  manifeste  les  déclarations  suivantes  : 

«  La  nature  a  donné  à  l'homme  un  droit  égal  à  la  jouissance 
de  tous  les  biens.  La  défense  de  l'égalité,  si  souvent  violée  par 
la  perversité  ou  la  force,  est  le  but  de  la  société.  Le  travail  et  le 
gain  sont  communs  à  tous  les  hommes.  Dans  une  vraie  société  il 
ne  doit  y  avoir  ni  riches  ni  pauvres.  Les  riches  qui  ne  veulent 
pas  céder  leur  superflu  aux  pauvres  sont  les  ennemis  du  peuple. 
L'instruction  doit  être  commune ,  etc.  » 

Tout  cela  est  bien  connu.  L'absurdité  ds  ces  paroles  a  été  dé- 
montrée tant  de  fois,  qu'il  est  inutile  de  s'y  arrêter. 

Buonarotti,  ami  de  Babeuf,  poussa  ces  principes  p]u&  loin  en- 


—  52  — 

core^  et,  voulant  les  rendre  plus  clairs^  en  arriva  à  ne  plus  vou- 
loir ni  gouvernement,  ni  Ëtat,  ni  église,  ni  propriété,  ni  instruc- 
tion, ni  écoles. 

On  en  revint  à  la  nature.  On  la  fit  servir  de  base  à  mille 
théories.  Mais  on  imposa  à  la  nature  des  lois  qu'elle  ne  connais- 
sait pas.  Sur  de  faux  principes  que  l'on  nomme  les  lois  natu- 
relles, on  édifia  des  théories  plus  étranges  les  unes  que  les  autres. 

Pour  vaincre  le  despotisme,  on  en  éleva  un  autre  pire  que  le 
premier.  On  assigna  des  limites  en  toutes  choses  à  l'activité  hu- 
maine. On  sentait  le  besoin  d'une  instruction  quelconque,  on 
proclama  donc  que  chacun  était  libre  d'apprendre,  mais  que  toute 
la  science  devait  se  borner  à  la  lecture  et  à  l'écriture.  C'était 
enchaîner  l'esprit  et  la  pensée  de  l'homme. 

Enfin  d'autres  réformateurs  plus  libéraux  permirent  d'apprendre 
la  géographie,  l'histoire,  la  jurisprudence  et  la  statistique;  mais 
tous  devaient  s'arrêter  à  un  même  point  déterminé. 

La  censure  la  plus  rigoureuse  et  les  plus  rigoureux  châtiments 
pour  la  violation  de  ces  règlements,  devaient  infailliblement 
forcer  les  hommes  à  recouvrer  leur  égalité  perdue  et  assurer 
leur  prospérité. 

Ces  sottises  furent  prises  au  sérieux  par  des  gens  graves,  si 
bien  qu'à  la  fin  un  homme  capable  et  instruit,  comme  Proudhon, 
a  été  jusqu'à  dire  que  la  propriété  n'était  ni  plus  ni  moins  que 
le  vol.  On  aurait  pu  lui  demander  :  où  il  avait  volé  sa  propre 
vie? 

Après  la  révolution  française,  le  changement  des  idées  géné- 
rales sur  les  droits  de  l'homme  devait  entraîner  un  changement 
dans  les  rapports  de  la  vie  pratique.  Quand  on  eut  purifié  l'es- 
prit des  idées  erronées,  on  adopta  pour  principe  VégalUé  qui  plus 
tard  fut  définie  plus  clairement  et  nommée  VégalUé  de  chaque  itir 
dividu  devant  la  loi. 

Puisque  la  liberté  individuelle  et  politique  était  conquise  (on 
le  croyait,  du  moins),  il  semblait  que  ce  principe  de  l'égalité 
dût  suffire.  Bien  plus,  on  avait  accoridé  à  chaque  individu  le 
droit  de  sa  propre  personnalité,  le  droit  d'acquérir  et  de  posséder 
une  propriété  et  aussi  son  indépendance  de  citoyen. 


—  53  — 

Que  pouvait-on  exiger  de  plus?...  L'étonnement  fut  généra, 
quand  on  s'aperçut  que  ce  n'était  pas  assez. 

Les  anciens  liens  sociaux  du  moyen  âge  avaient  été  rompus 
dans  une  partie  de  l'Europe.  Les  habitants  libres  avalent  déjà  le 
sentiment  de  l'égalité  des  droits.  La  nouvelle  position  dans  la- 
quelle ils  se  trouvaient  tout  d'un  coup  leur  semblait  être  le  pa- 
radis, mais  en  même  temps  ce  sentiment  devait  naturellement 
produire  le  besoin  d'user  de  ces  droits  et  le  désir  de  faire  pro- 
fiter à  leur  bien-être  la  liberté  dont  ils  jouissaient. 

Une  agitation  fiévreuse  se  développa  sur  le  terrain  de  l'indus- 
trie. Tout  le  monde  voulait  trouver  dans  cette  voie  des  moyens 
de  s'enrichir  et  d'acquérir  un  bien  propre.  La  concurrence,  en 
donnant  aux  plus  habiles  et  aux  plus  riches  la  possibilité  de 
concentrer  des  trésors  dans  des  mains  particulières,  ne  porta  pas 
les  fruits  qu'elle  promettait  et  trompa  les  espérances!...  L'ou- 
vrier qui  ne  pouvait  compter  que  sur  ses  propres  forces  devint 
plus  dépendant  et  plus  pauvre  que  jamais;  la  misère  augmenta 
dans  certaines  classes  d'habitants,  et  le  prolétariat  s'accrut. 

Évidemment  la  mauvaise  organisation  de  la  société  est  la  cause 
de  toutes  les  calamités!  se  dirent  les  amis  de  l'humanité,  et  ils 
se  proposèrent  de  la  réformer  de  fond  en  comble.  D'abord  ils 
pensèrent  à  la  misère  la  plus  proche;  puis  ils  tombèrent  d'une 
extrémité  dans  l'autre.  Quelques-uns  d'entre  eux  perdirent  de  vue 
l'homme  dont  ils  voulaient  assurer  la  prospérité;  ils  perdirent  de 
vue  le  misérable  qui  les  avait  attendris,  ils  oublièrent  sa  femme 
pâle  et  amaigrie,  ses  enfants  presque  nus  qu'ils  venaient  de  voir; 
ils  oublièrent  que  tous  ces  malheureux  criaient  :  «  Du  traoaU 
ou  du  pain  !  —  Du  pain  cujijcurcPhui,  tout  de  suite,  ou  nous  mour- 
rons de  faim.  »  Us  s'occupèrent  d'une  pensée  plus  importante. 
Us  commencèrent  par  chercher  dans  leur  esprit  le  moyen  d'em- 
pêcher de  mourir  de  faim  leurs  petits-fils  et  leurs  arrière-petits- 
fils. 

Ce  qui  prit  place  dans  leur  imagination  philanthropique,  ce  fut 
donc  la  société  ;  ce  fut,  non  pas  ce  pauvre  infortuné  qui  fris- 
sonne de  froid  ici  soOs  nos  fenêtres,  mais  V homme;  non  pas  la 
faim  d'aujourd'hui,  mais  celle  de  demain;  non  pas  le  malheur 


-  54  — 

actuel,  mais  le  malheur  futur;  non  pas  la  vie,  la  vie  de  chair  et 
d'os,  palpitante  de  toute  la  force  de  l'organisme  aux  prises  avec 
la  douleur,  gémissante  sous  les  atteintes  impitoyables  de  la  vio- 
lence, enchaînée  par  les  liens  artificiels  et  invisibles  de  Thypo- 
crisie,  mais  une  idée...  une  abstraction!!... 

La  société...  ce  grand  mot  nuageux,  sans  forme  claire,  sans 
signification  déterminée,  sans  limites  définies,  enflamma  les  es- 
prits. C'est  ainsi  que  le  socialisme  a  pris  naissance. 

Quelle  théorie  commode  pour  le  plus  grand  nombre!  Il  n'est 
plus  question  de  travailler  en  vue  d'une  nation,  d'un  Français, 
d'un  Anglais,  d'un  Espagnol  ;  il  n'est  plus  question  de  se  dévouer 
pour  un  esclave  et  pour  un  opprimé,  pour  Jean,  Pierre,  Paul, 
Jacques,  mais  bien  pour  la  société!... 

Qui  trouvera  la  vérité?  qui  la  contrôlera?  La  société  n'a  pas 
de  plénipotentiaires.  —  «Plus  de  patrie!  plus  de  nationalité!  ai^ 
rière  mendiant!  Mon  but  tend  plus  haut,  mes  devoirs  sont  plus 
vastes.  Je  me  sacrifie  pour  la  société;  meure  de  faim  aujour- 
d'hui; qu'importe?  puisque  tes  arrière-petits-fils  me  béniront; 
moi  qui  pense  à  eux  et  qui  leur  prépare  une  ère  de  prospérité.  » 

Des  gens  honorables  qui  se  mirent  à  l'œuvre  avec  une  bonne 
volonté  incontestable  ne  s'attendaient  pas  à  ce  que  leurs  rêves 
produisissent  de  pareils  résultats.  De  ce  nombre  fut  l'Anglais 
Robert  Oweft.  Pauvre  et  sans  instruction  supérieure,  il  se  maria 
avec  la  fille  d'un  riche  manufacturier,  et  il  fonda  une  fabrique. 
Dans  la  campagne  où  il  s'était  établi,  la  population  était  in- 
digente et  corrompue.  Sa  vie  vertueuse  et  son  exemple  main- 
tinrent l'ordre  parmi  ses  ouvriers  et  influèrent  sur  leurs  mœurs; 
il  les  encouragea  aux  travaux  utiles,  et  améliora  leur  sort.  II 
posa  le  principe  que  l'homme  n'est  naturellement 'ni  bon  ni 
mauvais;  d'où  il  suit  que  la  punition  comme  la  récompense 
sont  également  injustes.  Partant  de  ce  point  de  vue,  il  affirma 
que  chacun,  instruit  ou  ignorant,  capable  ou  borné,  riche 
ou  pauvre,  avait  un  droit  égal  aux  biens  communs.  La  colome 
qu'il  avait  organisée  devint  florissante.  A  côté  de  sa  filature 
grandirent  plusieurs  autres  fabriques.  Le  bien-être  des  ouvriers 
ne  laissait  rien  à  désirer*  Owen  fonda  une  école  pour  600  en- 


—  85  — 

fants.  La  gloire  de  cette  colonie  se  réfMiodit  partout^  et  y  attira 
une  multitude  de  voyageurs.  Au  comble  de  la  joie,  Owen  se  dit 
qu'ayant  si  bien  organisé  une  colonie,  il  saurait  bien  organiser 
le  monde!  Dès  i 812^  il  publia  une  brochure  où  il  étudie  le  ca- 
ractère de  l'homme  et  les  moyens  de  transformer  la  société  : 
New  views  of  society,  or  essays  vpon  the  formation  of  human 
character  (Nouvelles  vues  sur  la  société,  ou  essais  sur  la  forma- 
tion du  caractère  humain). 

L'honnête  fabricant  était  devenu  tout  d'un  coup  philosophe. 
D'après  son  plan  il  fallait  changer  tous  les  rapports  des  hommes 
entre  eux,  laisser  à  chaque  individu  la  liberté  complète  de  ses 
actions,  sans  aucune  responsabilité.  Cette  loi  devait  rendre  le 
bien-être  général  accessible  à  tout  le  monde.  Il  présenta,  comme 
preuve,  sa  fabrique  et  sa  colonie.  D'après  lui  toute  supériorité, 
non-seulement  de  fortune,  mais  aussi  d'intelligence  devait  être 
abolie.  Cette  théorie  trouva  plus  d'un  adepte.  La  colonie  d'Owen 
était  la  preuve  vivante  de  l'infaillibilité  de  ses  principes! 

Owen  voyant  que  son  école  lui  avait  foiurni  des  ouvriers  hon- 
nêtes et  laborieux,  s'engagea  dans  la  sphère  de  la  pédagogie  et 
présenta  au  roi  de  Prusse  un  projet  sur  l'éducation  de  la  jeu- 
nesse. Le  roi  l'en  remercia  par  une  lettre  autographe.  11  n'y  avait 
plus  de  doute,  Owen  était  un  génie  universel  !  Sur  ses  principes, 
on  commença  à  édifier  de  nouvelles  théories  perfectionnées. 

Ce  fabricant  philosophe,  réformateiur  et  pédagogue  ne  s'ar- 
rêta pas  là.  Il  se  plongea  dans  la  sphère  des  discussions  reli- 
gieuses et  politiques.  En  attendant  la  fabrique  tombait  en  déca- 
dence, la  misère  se  montra  parmi  les  ouvriers,  et  l'association 
se  dispersa.  Persécuté  par  la  fortune  et  par  les  hommes,  Owen 
partit  pour  les  États-Unis,  y  fonda  une  nouvelle  colonie,  y  éta- 
blit de  nouvelles  fabriques  et  une  nouvelle  société  sur  les  mêmes 
principes  et...  fit  banqueroute.  Ses  partisans  se  séparèrent.  Pour 
se  sauver,  il  avait  besoin  de  capital,  il  sollicita  un  emprunt, 
mais  le  capital  condamné  par  lui  ne  voulut  pas  lui  venir  en  aide. 
Sans  perdre  courage,  il  rentra  en  Angleterre  et  y  joua,  depuis 
1827,  pendant  vingt  ans  encore  le  rôle  d'apôtre,  travaillant  à  ré- 
pandre ses  idées.  Mille  discours  publics,  cinq  cents  adresses  au 


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peuple,  trois  cents  voyages,  deux  mille  articles  imprimés  et  une 
multitude  d'ouvrages  furent  les  fruits  de  cet  apostolat. 

Depuis  le  temps  où  la  colonie  d'Owen  prospérait,  il  y  eut  une 
quantité  immense  de  traités  sur  la  réforme  sociale  et  sur  l'orga- 
nisation  du  trawnl,  fondés  sur  les  mêmes  principes.  Tombant 
dans  l'exagération,  plusieurs  ne  virent  dans  l'humanité  que  les 
ouvriers.  Les  réformateurs  n'oublièrent  qu'une  chose,  c'est  que 
le  monde  n'est  pas  une  fabrique,  et  que  tous  les  hommes  ne  sont 
pas  des  fabricants. 

«  Monsieur  le  comte,  levez-vous,  vous  avez  de  grandes  choses 
à  faire.  »  Telles  étaient  les  paroles  par  lesquelles  se  faisait  réveil- 
ler chaque  jour  le  comte  de  Saint-Simon,  âgé  alors  de  dix-sept 
ans,  et  qui  à  cet  âge  voulait  déjà  réformer  la  société.  Plein 
de  benne  volonté,  comme  beaucoup  d'autres,  ce  jeune  dis- 
ciple de  d'Alembert  se  battit  sous  Washington  pour  la  Uberté; 
il  se  jeta  dans  le  tourbillon  de  la  révolution,  mais,  repoussé  des 
républicains  en  sa  qualité  de  comte,  il  ne  savait  où  se  tourner 
et  songeait  à  une  meilleure  organisation  de  la  société.  D  entra 
d'abord  dans  une  spéculation,  d'où  il  tira  144,000  francs  gagnés 
sur  les  biens  nationaux.  11  se  maria  et  mena  la  vie  à  grandes 
guides  jusqu'à  ce  qu'il  eût  tout  perdu.  Sa  femme  l'abandonna,  et 
il  dut  vivre  pendant  assez  longtemps  de  pain  et  d'eau.  Alors  il 
travailla  à  sa  réforme,  écrivit  quelques  ouvrages  ayant  pour  but 
d'assurer  le  bonheur  de  l'humanité,  et  se  tira  un  coup  de  pis- 
tolet à  la  tète.  Mais  il  visa  mal,  se  creva  seulement  un  œil  et  se 
brisa  la  mâchoire;  il  ne  guérit  que  pour  mourir  deux  ans 
après  (4825). 

Le  système  de  Saint-Simon  avait  été  conçu  au  point  de  vue 
utilitaire;  il  était  par  conséquent  partial,  il  flattait  exclusive- 
ment une  classe  de  la  société,  la  classe  industrielle  et  sur- 
tout les  ouvriers.  Par  cela  même  la  faiblesse  de  sa  théorie  se 
montrait  à  nu;  en  effet,  le  monde  ne  se  compose  pas  exclusive- 
ment d'industriels  et  d'ouvriers.  Son  système  différait,  il  est  vrai, 
de  celui  d'Owen,  mais  en  défmitive  il  marchait  droit  au  commu- 
nisme. D'après  Saint-Simon  l'état  industriel  doit  tenir  la  première 
place  dans  la  société,  à  laquelle  il  fournit  les  moyens  de  satisfaire 


—  57  — 

ses  besoins  et  ses  désirs.  Gomme  si  c'était  là  Tunique  source 
d'où  proviennent  tous  les  matériaux  de  la  vie  sociale  !  En  voulant 
délivrer  cette  classe  d'une  oppression^  il  lui  en  imposa  une 
autre  sous  une  forme  différente.  Il  lui  Semblait  que  le  seul 
moyen  d'affranchir  les  classes  ouvrières  de  la  domination  des  ca- 
pitalistes et  des  banquiers  était  la  vie  en  commun.  Quant  aux  idées 
sur  les  capacités^  il  différait  d'Owen  ;  il  accordait  aux  hommes 
le  droit  d'user  des  biens  matériels  selon  le  mérite  et  le  travaîL 
La  propriété  privée  se  changeait  en  une  possession  temporelle 
dont  le  terme  devait  être  désigné  par  un  pouvoir  organtJséexprèSj 
pour  partager  le  bien  commun  proportionnellement  au  degré  de 
capacité.  Sous  le  rapport  politique  il  ne  s'occupait  pas  des  ou- 
vriers, mais  il  avait  en  vue  l'ensemble  de  la  société;  il  rêvait 
donc  Yunité  universelle, 

La  plus  grande  erreur  de  ces  principaux  fondateurs  de  vieilles 
doctrines  renouvelées,  c'est  de  partir  de  principes  qui  n'ont  jamais 
existé.  Les  disciples  de  Saint-Simon,  développant  sa  doctrine, 
obtinrent  des  résultats  auxquels  lui-même  n'avait  jamais  songé. 

Un  des  plus  fameux  de  ses  partisans  fui  Bazard,  homme  d'une 
grande  honorabilité  et  franchement  occupé  du  bien  de  Thuma- 
nilé.  Mais  le  point  de  départ  de  sa  doctrine  était  faux,  et  il  eut 
lui-même  le  malheur  de  prendre  Saint-Simon  pour  un  Messie. 
L'école  de  Saint-Simon  forma  une  association  religieuse  indus- 
trielle, propagea  la  propriété  individueUe,  l'abolition  de  l'héré- 
dité et  la  remise  des  biens  ab  intestat  en  la  possession  de  TEtat 
qui,  selon  Bazard,  est  une  manifestation  réelle  de  la  communauté 
dans  la  nouvelle  vie  organique,  une  synthèse  sociale. 

Ce  fut  un  moment  grave  dans  l'histoire  du  socialisme  quand 
Bazard,  exposant  et  développant  la  doctrine  de  son  maître,  par- 
vint à  donner  à  l'État  une  telle  signification.  Le  sincère  et  franc 
ami  de  la  société,  l'homme  estimable  qui  aimait  la  liberté  par- 
dessus tout,  le  fondateur  et  le  chef  du  carbonarisme  en  France, 
le  chaleureux  républicain,  ne  s'aperçut  pas  que  depuis  ce  mo- 
ment il  portait  secours  à  l'usurpation  et  à  l'absolutisme.  Dès  que 
le  socialisme  transportait  l'État  dans  les  nuages,  lui  faisait 
prendre  sa  source,  non  dans  la  vie,  mais  dans  la  théorie,  dès  lors 


—  58  — 

QD  pouvait  ToUer  derrière  cette  dénomination  abstraite  toutes  les 
idées  personnelles  possibles. 

Quelle  est  l'origine  de  TËtat  tel  que  le  conçoivent  les  socia- 
listes? sur  quoi  est-ii  fondé?  Sur  ime  théorie  sortie  de  la  tète 
d'un  rêveur.  Qu'est-ce  donc  en  effet  que  cet  Etat  des  socialistes? 
Une  fouie  d'hommes  organisée  selon  les  lois  d'une  théorie,  et 
obéissant  aveuglément  au  pouvoir  qui  dispose  des  biens,  c'est-à- 
dire  au  gouvernement.  D'où  vient  ce  gouvernement?  De  la 
théorie.  U  est  donc  une  usurpation. 

Non-seulement  il  ne  s'agissait  pas  de  la  volonté  du  peuple, 
mais  la  volonté  de  la  société  n'avait  aucune  part  à  la  formation 
de  ce  gouvernement.  Si  les  réformateurs  ultérieurs  ont  donné  à 
cet  égard  un  pouvoir  plus  grand  à  la  société,  c'est  que  les  mem- 
bres de  cette  société  étaient  déjà  arrivés  à  une  forme  de  gou- 
vernement et  à  des  droits  tout  faits.  Le  peuple  n'avait  aucune 
part  à  la  législation.  C'était  une  œnsiitalion  octroyée.  Aussi 
l'absolutisme,  après  avoir  bien  étudié  celte  question,  se  rangea 
du  côté  des  doctrines  socialistes.  Il  rejeta  ce  qui  ne  lui  convenait 
pas,  il  repoussa  les  détails,  mais  il  garda  l'idée  principale  qui  servit 
à  ses  vues  de  conquêtes  sans  fin  et  à  ses  desseins  de  domination 
universelle  sur  toute  la  société,  si  cela  était  possible.  Au  moins 
dans  une  partie  du  globe  les  monarques  s'arrangèrent  entre 
eux,  se  partagèrent  le  monde  et  dirent  :  Régnons.  Le  socialisme, 
le  communisme  et  le  cosmopolitisme  se  trouvèrent  réunis.  On 
donna  un  sens  plus  étendu  à  la  synthèse  de  ces  tliéories,  qu'on 
baptisa  du  nom  d'humanisme.  Mais  ce  qu'il  y  avait  au  fond  de 
tous  ces  systèmes  qui  embrassaient  l'humanité  entière,  c'était 
toujours  le  socialisme.  Le  despote  et  le  socialiste  s'étaient  ren- 
contrés sur  le  même  terrain. 

L'anéantissement  de  la  liberté  et  de  l'individualité  devait  né- 
cessairement conduire  à  un  tel  résultat.  Ce  n'est  pas  tout  :  On 
ordonna  à  l'homjne  d'être  heureux  par  force  y  on  chercha  à  lui  per- 
suader que  la  richesse  était  son  bonheur  et  que  le  bien-être  matériel 
devait  être  son  but.  En  échange  de  si  grands  avantages,  il  lui 
fallait  se  laisser  enchaîner  par  des  règlements  et  renoncer  à  tout 
le  reste.  Voilà,  en  quelques  mots,  toute  la  doctrine  du  socialisme** 


—  »  — 

Bazard  croyait  que  la  principale  tendance  de  la  société  dans 
toute  l'histoire  était  le  besoin  de  réunion  ou  d'association  en 
masse.  Or  si  tous  les  peuples  avaient  tendu  à  cette  réunion  orga- 
nique, l'empire  d'Alexandre  de  Macédoine,  l'empire  romain  et 
tant  d'autres  empires  auraient  depuis  longtemps  déjà  réalisé  cette 
idée.  U  lui  semblait  qu'avoir  ainsi  organisé  la  société,  c'était  avoir 
accordé  entre  eux  les  intérêts  moraux  et  matériels.  Or  l'applica- 
tion des  idées  religieuses  de  Saint-Simon,  par  Enfantin,  mena  à 
un  matérialisme  effronté.  «  Tout  vient  de  Dieu  et  est  par  Dieu — 
disait  Enfantin, — donc  les  désirs  du  corps  sont  divins.»  Il  ajou- 
tait :  «  Au  lieu  de  la  mortification  chrétienne  de  la  chair,  il  faut 
adopter  le  principe  suivant  :  Sanctifiez-vous  et  servez  Dieu  par 
le  travail  et  le  plaisir*.  »  —  L'émancipation  des  femmes  et  les 
doctrines  qui  s'y  rapportent  sont  de  l'invention  de  ce  nouveau 
disciple  du  Saint-Simonisme.  Ni  le  fondateur  de  cette  secte  reli- 
gieuse et  industrielle,  ni  son  premier  commentateur  n'avaient 
propagé  de  tels  principes,  dont  le  germe  se  trouvait  cependant 
au  fond  de  leur  doctrine.  On  accusa  les  Saint»-Simoniens  de  com- 
munisme. Bazard  et  Enfantin  protestèrent,  affirmant  que  loin 
d'être  communistes,  ils  regardaient  au  contraire  le  partage  égal 
de  la  terre  comme  une  violence  et  une  injustice,  car  ils  n'ad- 
mettaient pas  l'égalité  entre  les  hommes  et  avaient  leur  idée 
propre  sur  la  qualité  et  les  droits  des  femmes.  Ils  croyaient  que 
Jésus-Christ  avait  émancipé  la  femme,  et  se  plaignaient  que,  mal- 
gré cela,  dans  toute  l'Europe,  on  lui  refusât  les  droits  reli- 
gieux, politiques  et  civils. -(Adresse  à  la  Chambre  des  députés, 
1830).  Lorsque  leFère  Enfantin,  comme  chef  de  la  hiérarchie,  dé- 
veloppa sa  tliéorie  sur  le  couple^étre,âe  vives  discussions  s'enga- 
gèrent dans  cette  école.  Pendant  une  de  ces  discussions,  le  pauvre 
Bazard  fut  frappé  d'une  attaque  d'apoplexie,  et  bien  qu'on  lui  eût 
immédiatement  porté  secours,  il  mourut  aussitôt  de  chagrin, 
voyant  quelle  direction  avait  prise  la  doctrine  dont  il  avait  été  le 
partisan  si  ardent. 

Les  disciples  de  cette  école  se  dispersèrent;  mais  il  en  resta  le 
principe  meurtrier  :  que  le  gcuoernemeni  devait  être  le  maitre  de 
tmU  et  quHl  fallait  distribuer  au  peuple  tous  les  biens  smvant  le 


—  60  — 

mérite^  le  travail  et  les  capaeUés.  A  côté  de  l'absolutisme,  ce 
principe  renfermait  aussi  le  germe  des  privilèges.  Malgré  cela, 
les  plus  grands  libéraux  firent  sortir  le  socialisme  de  ces  cendres 
et  soudèrent  sur  cette  étincelle  encore  chaude. 

Au  même  moment,  Fourier,  animé  aussi  des  meilleures  inten- 
tions, pensait  à  la  réforme  sociale.  De  même  que  Saint-Simon  ne 
voyait  la  cause  de  la  mauvaise  organisation  que  dans  le  mauvais 
partage  des  biens,  de  même  Fourier  trouvait  l'origine  du  mal 
exclusivement  dans  le  monopole  commercial  fondé  sur  le  men- 
songe. Plein  d'espoir,  il  mit  la  main  à  l'œuvre  et  commença  la 
réforme  en  grand.  Sa  théorie  embrassait  le  monde  entier.  Les 
plus  nobles  sentiments  étaient  son  seul  mobile.  L'aversion  pour 
l'hypocrisie  et  le  mensonge,  l'amour  de  la  vérité,  la  pitié  pour  les 
misères  humaines  éveillèrent  dans  son  cœur  tendre  un  enthou- 
siasme de  plus  en  plus  grand  pour  la  réalisation  du  projet  qui 
avait  brillé  dans  son  généreux  esprit.  Fils  d'un  riche  marchand, 
il  fut  forcé  de  suivre,  bon  gré  mal  gré,  par  la  volonté  de  son 
père,  une  voie  qu  il  haïssait.  Cela  ne  fît  pourtant  que  mûrir  ses 
desseins.  Étant  commis  d'une  maison  de  commerce,  il  apprit 
que,  pendant  l'épouvantable  famine  qui  désolait  alors  le  pays, 
les  membres  de  cette  maison  cherchaient  de  toutes  les  manières 
possibles  à  élever  le  prix  des  denrées  dont  l'industrie  était  pres- 
que exclusivement  entre  leurs  mains.  Lui-même  fiit  envoyé  à 
Marseille  avec  la  commission  de  faire  jeter  dans  la  mer  une  im* 
mense  quantité  de  riz  que  ces  marchands  aimaient  mieux  laisser 
tomber  en  putréfaction  que  de  vendre  à  bon  marché.  Gela  l'in- 
digna au  plus  haut  degré.  Son  esprit  s'arrêta  sur  ce  fait,  où  il  vil 
comme  une  indice  de  l'origine  de  toutes  les  souffrances  sociales. 

Ce  qu'il  y  a  de  caractéristique  dans  tous  les  communistes  et 
socialistes,  ce  sont  leurs  vues  étroites  sur  la  vie  réelle  à  côté  de 
leurs  fictions  vastes  et  courageuses  sur  le  monde  entier.  Les 
fondateurs  de  nouvelles  écoles  philosophico-industrielles,  re- 
ligieuse-industrielles, politico-commerciales,  et  ainsi  de  suite, 
ont  légué  cette  singularité  à  leurs  successeurs.  C'est  la  fantaisie 
qui,  alors,  en  occupe  la  première  place;  elle  est  la  reine  de 
toutes  les  facultés  mentales,  devant  elle  doivent  se  prosterner  la 


—  61  — 

pensée^  la  logique,  la  science  et  Texpérience.  Les  sujets  de  cette 
souveraine,  qui  a  usurpé  le  trône  dans  Fempire  du  savoir,  re- 
gardent les  vrais  hommes  de  chair  et  de  sang  par  une  petite  ou- 
verture, comme  par  l'étroite  fenêtre  d'une  tour  antique,  de  sorte 
qu'ils  ne  peuvent  voir  l'esprit  de  l'humanité  ni  même  se  douter 
de  ce  qui  le  met  en  mouvement,  car  l'organe  nécessaire  leur  fait 
défaut.  La  fantaisie,  leur  reine,  l'a  extirpé  comme  une  herbe 
mauvaise  et  superflue,  et  l'a  jeté  dans  un  précipice.  En  revanche, 
du  regard  de  leur  imagination  ils  s'envolent  au  delà  des  corps 
célestes  pour  y  trouver  Vhomme.  Et  puis  leur  vue  fatiguée  de 
cette  longue  recherche  ne  parvient  à  se  reposer  sur  terre  que  sur 
un  trône  doré  où  ils  placent  leur  :  Ecce  homo. 

Encore  un  des  caractères  principaux  de  ces  théories.  11  n'en 
est  presque  pas  qui  ne  parte  de  Dieu  et  ne  tende  à  la  liberté  ré- 
publicaine. Eh  bien,  après  vous  avoir  bien  entretenu  de  Dieu, 
elles  aboutissent  à  l'athéisme  de  Lucifer;  après  vous  avoir  lon- 
guement parlé  de  la  liberté,  elles  aboutissent  à  un  despotisme 
assyrien. 

Saint-Simon  était  panthéiste  en  religion.  «  Dieu  est  tout  ce  qui 
est.  »  Telle  est  sa  déGnition  de  Dieu.  Celui  qui  voit  Dieu  partout^ 
ne  le  voit  nulle  part.  Le  panthéisme  entraîne  l'athéisme.  Fou- 
rier  sait  distinguer  entre  le  créateur  et  la  création,  regarde 
le  cluistianisme  comme  la  seule  croyance  qui  ait  éclairé  les 
idées  religieuses  de  l'humanité,  et  examine  très-logiquement  les 
causes  qui  ont  détruit  la  volonté  de  l'homme,  et  qui  ont  dévoyé 
la  direction  de  la  société.  11  prétend  que  l'homme  doit  suivre  la 
volonté  de  Dieu  et  la  deviner;  il  affirme  même  avec  justice  que 
le  Créateur  veut  amener  les  hommes  à  l'unité;  mais  comme  il  a 
deviné  la  pensée  de  Dieu,  il  veut  créer  cette  unité,  et  cela  par 
force.  Cette  contradiction,  causée  par  l'impatience  de  Fourier, 
nous  étonne  en  lui,  comparée  à  ses  vastes  plans  pour  l'avenir.  II 
donne  lui-même  quatre-vingt  mille  ans  à  la  terre  pour  grandir 
et  pour  tomber,  il  dit  qu'elle  est  encore  en  enfance,  et  il  voudrait 
unir  mécaniquement  l'humanité  au  nom  de  l'intérêt  matériel, 
en  lui  élevant  des  hôtels  ou  phalanstères,  dont  chacun  doit  con- 
tenir dix-huit  cents  personnes  travaillant  ensemble.  La  seconde 

I.  4 


—  62  — 

contradiction  est  celle  qui  existe  entre  ses  idées  sur  Thomme  et 
les  moyens  qu'il  veut  employer  pour  réaliser  sa  théorie.  Il  dé- 
clare que  rhomme  est  tout  à  fait  libre^  et  il  veut  l'enfermer  et 
le  condamner  à  un  travail  par  groupement  pour  lequel  il  n'a 
peut-être  pas  d'inclination;  il  se  persuade^  et  il  veut  persuader 
à  rhomme/'que  son  penchant  naturel  le  porte  vers  l'unité  géné- 
rale et  vers  l'association. 

C'est  là,  la  grave  erreur  de  tous  les  socialistes  et  communis- 
tes, et  quoique  leurs  principes  soient  généralement  connus,  je 
les  rappelle  ici,  pour  montrer  que  les  faux  raisonnements  que 
Ton  fait  de  nos  jours  sur  Fétat  social  découlent  de  cette  source. 
C'est  un  saut  brusque,  un  manque  de  transition.  Les  réforma- 
teurs sociaux  étudient  les  lois  naturelles,  mais  ils  aperçoivent 
dans  la  nature  des  sauts  brusques,  qu'elle  n'accomplit  pas  dans 
sa  marche  ordinaire.  La  nature  se  développe  non-seulement  en 
vertu  de  certaines  lois,  mais  encore  en  passant  par  différents 
dégrés  déterminés.  Vouloir  les  écarter,  devancer  le  cours  naturel 
des  choses,  et  accélérer  la  marche  de  l'humanité  par  des  pro- 
cédés artificiels,  c'est  chercher  l'impossible  et  aller  à  rencontre 
des  lois  de  la  nature,  que  ces  théoriciens  ont  prises  comme  base. 
^Pour  les  socialistes  comme  pour  les  communistes,  Vunité  uni- 
verselle est  le  but.  Fourier  dit  que  cette  unité,  Vumté  du  globe 
est  la  fin  à  laquelle  doivent  tendre  tous  les  monarques.  Ainsi  nous 
voilà  dans  la  monarchie  absolue!  Il  observe  la  tendance  des  hom- 
mes, à  se  former  en  société;  et  il  veut  accélérer  cette  tendance, 
et  l'imposer  comme  une  loi.  Il  s'attache  à  lier  les  masses  aux 
masses,  sans  s'inquiéter  de  savoir  si  elles  possèdent  ou  non  une 
force  attractive,  si  elles  ont  en  elles  cette  unité,  ou,  pour  em- 
prunter les  expressions  de  la  chimie,  si  elles  ont  de  l'afQnité 
entre  elles.  Il  soutient  seulement  que  cette  affinité  existe,  l'at- 
traction étant  une  loi  de  toute  la  nature;  donc  elles  doivent 
s'unir.  Il  passe  par-dessus  les  liens  de  famille,  de  parenté,  qui 
sont,  dit-il,  en  quelque  sorte  secondaires  dans  l'harmonie  univer- 
selle, pour  engager  tous  les  hommes  à  former  une  seule  unité  de 
l'humanité  tout  entière.  L'homme,  d'après  Fourier,  n'a  de  valeur 
comme  unité,  qu'autant  qu'il  se  joint  aux  autres  hommes;  de 


—  63  — 

même  qu'en  musique^  la  valeur  d'un  ton  dépend  de  sa  liaison 
avec  les  autres.  Cette  comparaison^  moins  exacte  qu'ingénieuse, 
a  été  adoptée  par  les  systèmes  plus  récents  qui  se  meuvent  au- 
tour de  cette  idée.  Dans  l'harmonie^  dans  les  accords,  une  oreille 
exercée  reconnaît  chaque  ton,  car  chacun  possède  son  individua- 
lité et  son  droit  de  cité.  Pris  à  part,  chaque  ton  a  sa  sphère 
particulière,  où  il  peut  être  entendu  par  lui-même,  il  a  sa  portée 
à  lui.  Un  accord  harmonieux  composé  d'un  millier  de  tons, 
mélodieusement  combinés,  peut  devenir  horriblement  faux,  s'il 
s'en  trouve  un  seul  qui  soit  discordant.  Telle  est  la  puissance  de 
l'individualité!  Et  cependant  dans  cet  accord  général  il  y  a 
une  foule  de  tons  avec  lesquels  ce  ton,  discordant  ici,  s'harmonise 
bien,  avec  lesquels  il  a  une  très-forte  affinité;  bien  plus  il  peut 
s'harmoniser  avec  tous,  mais  à  de  certaines  conditions.  Ghoisis- 
ons  dans  l'harmonie  un  exemple  des  plus  simples.  Prenons  un 
accord  composé  de  do,  mi,  sol,  do;  nous  aurons  une  harmonie 
pure  et  gracieuse.  Ajoutons  à  cet  accord  un  sol  diéze,  la  dis- 
sonance sera  horrible;  cependant  do  et  mi  pris  séparément  peu- 
vent s'accorder  le  mieux  du  monde  avec  le  sol  diéze,  dans 
d'autres  conditions,  et  le  mi  a  plus  d'affinité  avec  le  sol  diéze  en 
certains  cas  que  le  do;  il  en  est  plus  éloigné  quand  la  modifica- 
tion est  changée. 

Donc  pour  arriver  à  l'unité  de  tons,  à  l'harmonie  générale,  il 
faut  marier  ensemble  certains  tons,  sympathisant  mutuellement, 
pris  à  part  ;  il  faut  créer,  par  exemple,  des  tierces,  des  quintes, 
des  octaves,  réunir  ces  accords  correspondant  entre  eux,  et  alors 
seulement  on  obtient  Tharmonie.  Mais  prendre  en  masse  tous  les 
tons,  leur  dire  :  Vous  appartenez  tous  à  une  même  sphère,  votre 
devoir  est  de  résonner  ensemble,  votre  but,  l'unité;  résonnez 
donc!  quel  résultat  cela  donnerait-il? 

Le  ton,  c'est  l'individu;  les  tierces,  les  quintes  sont  les  famil- 
les différentes;  l'accord,  c'est  la  nation  entière;  la  réunion  des 
accords,  —  l'harmonie,  c'est  l'humanité. 

L'école  de  Fourier,  à  laquelle  appartenaient  Considérant,  Pom- 
pery,  Hennequin  et  leurs  successeurs,  détruisait  l'individualité 
personnelle,  et  en  voulant  rendre  à  l'homme  sa  liberté  perdue. 


—  64  — 

ramenait  l'esclayage  en  abaissant  l'homme  au  rôle  d'instrument 
aveugle^  et  de  roue  d'une  grande  machine. 

Les  socialistes  et  les  communistes^  par  la  nature  des  choses, 
cessaient  d'être  des  personnes  libres  et  indépendantes.  Ils  en* 
traient  dans  les  parties  de  l'organisation  générale  dirigée  par  le 
plus  fort. 

Tous  les  amendements  postérieurs,  les  améliorations  dans  l'ap- 
plication des  idées  primitives,  les  tendances  à  l'émancipation  de 
l'individualité  personnelle,  même  la  reconnaissance  solennelle  de 
cette  individualité  ne  purent  changer  le  caractère  de  ces  doctri- 
nes. Les  principes  restèrent  et  les  hommes  s'y  soumirent  ser- 
vilement. 

Fourier,  le  plus  capable  de  tous  les  prétendus  réformateurs, 
était  en  apparence  le  plus  modéré  de  tous;  c'est  pour  cela  même 
qu'il  a  semé  le  plus  d'éléments  destructeurs.  Il  reconnaît  la  pro- 
priété, même  l'héritage,  seulement  sous  la  condition  que  les  re- 
venus seront  partagés  dans  une  certaine  proportion  avec  les  be- 
soins du  phalanstère,  base  de  l'humanité. 

Pourquoi  créer  une  base  fictive  et  étroite,  qiiand  il  en  existe 
une  beaucoup  plus  grande  et,  de  plus,  naturelle,  —  la  na- 
tion? 

Prenons-y  bien  garde.  Les  socialistes  libéraux  d'aujourd'hui, 
ou,  comme  ils  s'appellent  eux-mêmes,  les  humanistes,  autrement 
dit  les  cosmopolites,  ont  rejeté  beaucoup  d'idées,  tant  du  socia- 
lisme que  du  communisme,  mais  ils  y  ont  ramassé  çà  et  là  des  prin- 
cipes s'adaptant  à  leur  manière  de  voir  et  concourant  au  but 
qu'ils  se  proposent.  Ainsi,  par  exemple,  ils  ont  rejeté  le  phalan- 
stère de  Fourier  comme  une  utopie  ridicule  sous  le  rapport  poli- 
tique, mais  ils  ont  accepté  l'unité  universelle  reconnue  par  les 
deux  doctrines  et  adopté  l'idéal  de  l'association  des  socialistes, 
en  considérant  Y  État  comme  base  de  la  société. 

Fourier,  après  avoir  établi  le  principe  de  la  liberté,  poursuit 
la  formation  de  la  hiérarchie  au  moyen  de  votes  libres,  commen- 
çant par  en  bas.  Il  semble,  par  conséquent,  que  l'origine  en  soit 
toute  démocratique  et  aussi  libérale  que  possible.  Mais  tout  d'un 
coup  de  ces  congrès  séparés,  représentant  la  coipmune,  on  voit 


—  65  — 

sortir,  au  moyen  des  votes,  «  le  congrès  d^  unité  êphérique,  déHbé" 
tant  au  nom  du  globe  entier,  » 

Qui  doit  donner  le  droit  d'agir  ainsi?  Ce  sont  des  gens  asso- 
ciés par  la  loi  d'une  prétendue  attraction  (ce  qui  n'empêche  pas 
que  dans  le  phalanstère  on  ne  puisse  se  prendre  aux  cheveux), 
des  gens  liés  ensemble  par  un  intérêt  matériel,  dans  le  but  de 
rendre  à  la  vie  ViquiHhre  univereel  ébranlé,  dans  le  but  de  re- 
nouveler rkarmonie  discordante.  Gela  dénotait  de  bonnes  inten- 
tions !  C'est  un  des  motifs  pour  lesquels  ces  idées  ont  trouvé  tant 
d'admirateurs.  Mais  on  oubliait  qu'une  attraction  si  générale, 
si  absolue,  si  soudaine,  prise  pour  point  de  départ,  est  une  illu- 
sion. On  oubliait  que  l'homme  ne  peut  habiter  toutes  les  parties 
du  globe,  n'aime  pas  toutes  les  contrées  et  tous  les  climats,  que 
par  sa  nature  même  il  ne  les  supporte  pas  également,  que  le  La- 
pon meurt  sous  un  climat  tempéré,  tandis  que  le  nègre  sauvage 
expire  en  Laponie;  par  conséquent,  que  l'homme  n'a  pas  le  droit 
d'engager  par  son  vote  l'humanité  entière,  que  le  congrès  ne 
peut  élaborer  des  statuts  obligatoires  pour  les  habitants  du  globe 
entier. 

Et  cependant  cette  idée,  tout  excentrique  qu'elle  soit,  se  re- 
trouve encore  dans  les  conceptions  cosmopolites. 

Chaque  homme  a  le  droit  de  réfléchir  aux  moyens  de  soulager 
l'humanité  souffrante;  on  peut  même  former  dans  ce  but  un 
comité  ou  un  congrès,  qui  serait  non  une  autorité  hiérar- 
chique ou  gouvernementale  prenant  sa  source  dans  l'humanité  et 
prétendant  la  régenter,  mais  une  représentation  légale  de  parties 
individuelles  et  intégrantes  de  cette  humanité  et  de  leurs  besoins 
locaux.  La  différence  est  énorme.  Dans  le  premier  cas  un  tOi 
congrès  délibérant,  comme  autorité,  serait  une  usurpation; 
comme  corporation  scientifique  ce  serait  un  amusement  philoso- 
phique, peut-être  utile;  dans  le  second  cas  il  serait  l'expression 
d'intérêts  réels  et  pratiques  de  toutes  les  nations. 

Le  congrès  de  Vienne  n'était  qu'un  congrès  d^unité  sphérique, 
délibérant  sur  le  rétablissement  de  YéquHibre  poKtiqtie  au  nom 
de  Vhumanité  à  laquelle  il  imposait  ses  lois.  Qui  l'y  avait  autorisé? 

Les  monarques  et  leurs  ministres  se  dirent  ;  Nous  sommes  des 

I.  4. 


—  66  — 

hommes  au-dessus  des  autres,  nous  avons  le  droit  de  dicter  des 
lois  aux  autres.  Les  nations,  les  besoins  locaux  et  les  tendances 
îndividueUesont  disparu  à  leurs  yeux  comme  aux  yeux  des  socia- 
listes et  des  cosmopolites  :  ou  plutôt  ils  ne  voulaient  plus  les 
apercevoir,  et  ils  s'y  refusent  encore. 

On  dit  :  Que  l'humanité  soit  libre  et  tout  le  monde  le  sera.  — 
Non  pas.  Que  les  individus,  les  familles  et  les  nations  soient 
libres,  et  l'humanité  le  sera.  Mais  le  mot  hunumité  est  plus  com- 
mode pour  l'absolutisme.  Le  but  est  si  loin  !  En  attendant  nous 
pouvons  faire  ce  que  bon  nous  semble  et  martyriser  les  individus 
et  les  nations  pour  le  bien  de  cette  humanité  qui  ne  sera  jamais 
libre.  Ainsi  raisonnent  les  despotes  et  leurs  familiers,  —  [les  so- 
cialistes et  les  cosmopolites. 

Qui  est-ce  qui  revendiquera  les  droits  de  l'humanité?  —  Un 
philosophe,  un  économiste,  un  philanthrope,  tout  simplement 
un  individu.  Et  de  quel  droit?  —  Au  nom  des  droits  de  l'huma- 
nité. —  C'est  ce  que  nous  allons  voir,  répondront  les  phalans- 
tères alliés  et  dynastiques. 

Fourier,  ce  libéral,  dit  en  propres  termes  que  les  myopes  po- 
litiques peuvent  seuls  déclamer  contre  Yesprit  de  conquêtes,  a  II 
n'y  aura  pas  de  paix  sur  la  terre,  —  affinne-t-il,  —  tant  qu'il 
n'existera  pas  une  seule  puissance  supérieure  à  toutes  les  autres.» 
Elle  existe!  —  C'est  la  coalition  des  monarques. 

Il  sert  étrangement  les  intérêts  des  envahisseurs  et  des  des- 
potes! Il  prétend  qu'il  doit  y  avoir  une  conquête  générale.  Il  pré- 
sente ses  projets  et  propose  de  faire  adopter  la  réforme  par  la 
force  des  armes.  Si,  dit-il,  les  monarques  s'étaient  arrangés 
en  4806  et  avaient  adhéré  à  une  coalition  commune,  ils  auraient 
pu  envoyer  des  forces  suffisantes  au  Caucase  et  sur  l'Oxus,  et 
déclarer  aux  souverains  d'Asie  la  volonté  de  la  civilisation  con/'é- 
dérée  en  menaçant  d'enlever  le  pouvoir  à  tout  chef  d'État  qui 
résisterait. 

Le  tzar  moscovite,  après  avoir  lu  la  théorie  de  Fourier,  envoya 
exprès  un  agent  à  Paris  lui  offrir  des  terres  et  des  hommes  pour 
fonder  un  phalanstère.  On  ne  put  s'entendre  parce  qu'on  ne . 
voulait  pas  lui  accorder  la  liberté  des  sujets. 


^67  ^ 

En  apparence^  Fourier  nerenyersait  pas  la  religion,  et  cepen- 
dant au  moyen  de  sa  théorie  il  la  faisait  entrer  sur  la  voie  du  ma- 
térialisme. Outre  ce  principe  de  l'attraction  qui  doit^  d'après  lui, 
réunir  les  hommes  en  phalange,  il  adopta,  comme  moyen  de 
mettre  l'humanité  en  mouvement,  trois  éléments  :  le  capital,  le 
travail  et  le  talent.  Sur  ces  bases  il  garantissait  la  conquête 
des  avantages  moraux  et  matériels  :  a  Multiplication  des  ri- 
chesses, dit-il,  abondance  générale,  égalité  des  droits  malgré  des 
inégalités  naturelles  respectées,  utilisation  de  toutes  les  passions, 
maintien  de  tous  les  liens  et  affections  de  famille,  destruction  des 
vUéréti  exclusifs,  liberté  réelle  par  le  développement  des  facultés 
et  l'essor  des  passions,  son  union  avec  l'ordre,  aucun  ne  pou- 
vant voidoir  ce  qui  est  au  détriment  des  autres,  et  chacun  con- 
tribuant au  bien  de  tous  en  voulant  son  propre  bien;  économie 
des  neuf  dixièmes  sur  l'ensemble  de  la  gestion,  substitution  du 
travail  attrayant,  au  travail  répugnant.  » 

Tout  cela  est  bien  encourageant!...  On  dirait  que  c'est  la  réa- 
lisation de  tous  les  buts  religieux  ! 

Mais  sur  son  phalatistère  il  aurait  dû  mettre  ou  la  devise  du 
Dante  :  «  Lasdate  ogni  speranza,  vot  ch'intrate  !  »  ou  celle-ci  : 
a  Oubliez  que  vous  avez  une  volonté  propre,  vous  tous  qui  entrez 
ici!  » 

En  perdant  la  volonté,  l'homme  pouvait  en  effet  «  laisser  toute 
espérance.  »  Et  cependant  en  échange  de  sa  soumission,  Fou- 
rier ne  lui  donnait  qu'une  promesse.  Pour  atteindre  au  but  an- 
noncé, il  fallait  se  conformer  en  tout  aux  règlements  généraux. 
En  un  mot,  Fourier  voulait  clianger  tout  le  globe  en  une  grande 
prison  où  il  y  aurait  eu  des  agréments  de  tous  genres,  mais 
ceux-là  seulement  qui  entraient  dans  le  programme  de  l'organi- 
sation générale,  et  dont  l'usage  n'était  permis  qu'à  la  condition 
de  renier  sa  propre  volonté. 

La  destinée,  autrement  dit  le  fatalisme,  et  par  suite  l'athéisme, 
étaient  la  conséquence  de  cet  asservissement  de  la  volonté  hu- 
maine ou  plutôt  de  sa  destruction  complète. 

Le  capital,  le  travail  et  le  talent  devaient  être  les  moyens  d'ac- 
quérir ces  avantages  et  tous  les  biens  de  l'humanité,  pénétrée 


—  68  — 

de  l'attraction  mutuelle.  Par  conséquent^  au  nombre  des  autres 
résultats  qu'il  promettait,  comme  l'égalité  des  droits^  malgré  l'iné- 
galité naturelle,  Veifei  de  ces  trois  agents  devait  être  le  main- 
tien des  liens  de  famille  et  d'affection  personnelle,  la  liberté 
réelle,  la  justice  réciproque  des  uns  envers  les  autres  dans  l'in- 
térêt commun,  sans  autre  stimulant  que  le  gain,  la  vie  agréable 
et  la  jouissance. 

Nulle  part  d'aiguillon  moral,  nulle  part  de  but  plus  élevé! 
D'après  une  telle  organisation,  non-seulement  l'homme  devenait 
une  machine  privée  de  volonté,  mais  il  cessait  d'être  homme. 

Je  ne  comprends  pas  comment  de  semblables  doctrines  peu- 
vent prêcher  au  nom  de  Vhumamté,  En  se  conformant  à  ces 
principes,  l'homme  est  à  peine  un  animal. 

Dans  le  système  de  Fourier,  le  capital,  le  travail  et  le  talent 
unissent  les  hommes  matériellement  et  les  conduisent  à  un  but 
matériel.  Les  avantages  limités  qui  doivent  résulter  d'une  telle 
réunion  sont  embellis  par  la  promesse  d'un  travail  agréable. 
Pour  les  obtenir,  il  faut  se  soumettre  au  despotisme  du  système. 
Chaque  loi  est  despotique  de  sa  nature;  mais  pour  qu'elle  soit 
obligatoire,  il  faut  qu'elle  se  fonde  sur  la  loi  suprême.  Le  sys- 
tème de  Fourier  ne  s'appuie  sur  rien  et  renverse  la  spontanéité 
en  réprimant  Vintérét  exclusif.  La  liberté  réelle,  comme  il  l'ap- 
pelle, n'est  garantie  que  par  la  soumission  à  ses  règlements.  U 
en  résulte  que  celui  qui  ne  s'y  soumet  pas  n'a  point  droit  à  la 
liberté!... 

Bref,  Fourier  qui  haïssait  le  négoce  et  voulait  émanciper 
l'humanité  du  monopole  des  marchands  (c'était  son  principal  but) 
et  remettre  l'agriculture,  l'industrie  et  le  commerce  entre  les 
mains  de  tout  le  monde,  imposât^  lui-même  un  moncpole  sur  le 
capitalj  le  travail  et  le  talent. 

Outre  les  idées  politiques  et  religieuses,  mentionnées  ci-dessus, 
qui  ont  leur  source  dans  le  système  de  Fourier,  le  vice  capital 
que  l'on  remarque  présent  dans  les  théories  sociales,  c'est  pré- 
cisément ce  monopole  qui  conduirait  des  individus  à  vivre  sous 
un  gouvernement  absolu  et  à  remettre  à  l'Etat  leur  capital  et  leur 
travail. 


Chacun  des  trois  fondateurs  du  socialisme  a  poussé  ses  en* 
vahissements  plus  loin  que  ses  prédécesseurs.  Fourier  a  accaparé 
l'esprit  et  le  corps  de  l'homme.  Pendant  son  séjour  à  Paris,  il 
proposa  à  Técole  socialiste  son  concours  pour  la  réalisation  de 
l'association;  mais  l'indifTérence  avec  laquelle  il  fut  reçu  l'irrita 
au  point  qu'il  publia  une  brochure  intitulée  :  Pièges  et  eharla- 
iamsme  de  Saint-Simcn  et  d'Owen, 

Il  était  si  sûr  du  bon  résultat  de  ses  projets  qu'il  attendait 
tranquillement  dans  son  cabinet  qu'un  millionnaire  se  présentât 
et  lui  offilt  son  appui  pour  appliquer  son  système,  et  pendant 
plusieurs  années  il  rentrait  chez  lui  tous  les  jours  à  la  même 
heure.  Il  croyait  que  tous  les  peuples  quitteraient  immédiatement 
leurs  demeures  et  viendraient  b&tîr  des  phalanstères.  Dans  ses 
ouvrages  il  y  a  beaucoup  de  belles  pensées,  mais  l'ensemble  est 
le  produit  d'une  aberration  mentale.  Il  mourut  dans  la  plus 
grande  misère,  dans  un  cabinet  sale  et  étroit  (1837).  Sur  son 
tombeau  on  fit  inscrire  ces  paroles  :  La  série  distribue  les 
harmonies.  Les  attractions  sont  proportionnelles  aux  desti- 
nées. 

Qu'ont  fait  ces  réformateurs?  Ils  ont  enchaîné  la  volonté  de 
l'homme,  asservi  le  travail  et,  par  conséquent,  subjugué  les  lois 
naturelles.  Ils  ne  s'en  sont  pas  tenu  là.  Ils  ont  mis  la  main  sur 
la  capacité  même.  Us  ont  tracé  au  travail  et  aux  capacités  une 
direction,  un  chemin  construit  par  eux,  les  laissant  marcher, 
mais  en  les  tenant  toujours  par  les  lisières  du  système.  Ensuite 
ils  se  sont  attribué  le  droit  de  disposer  de  la  propriété  et  ont 
aboli  l'individualité.  Je  le  demande  maintenant  :  Qu'ont-ils  donc 
laissé  à  l'homme? 

Après  des  luttes  acharnées,  de  grands  changements  ont  été 
introduits  dans  ces  théories,  mais  les  erreurs  principales  sont 
restées.  A  côté  des  éléments  destructeurs  qui  brisaient  les  liens 
sociaux  et  engageaient  dans  de  nouvelles  fondrières  l'humanité 
déjà  égarée,  il  y  avait  dans  les  doctrines  de  ces  rêveurs  des 
germes  d'avenir,  mais  aussi  une  foule  de  principes  d'où  chacun 
pouvait  tirer  la  justifîcation  de  sa  propre  passion.  C'est  ainsi  que 
du  couple  prêtre  inventé  par  Enfantin  est  issue  une  quantité  in- 


—  70  — 

nombrable  de  petits  monstres,  d'idées  malades  qui  rongent  la 
société  comme  des  vers. 

Parlons  franchement  :  Qu'est-ce  que  le  socialisme  actuel? 
Pour  les  souverains  qui  ont  exploité  cette  idée,  c'est  le  moyen  de 
conquérir  les  nations.  Quant  aux  sujets,  il  sert  aux  uns  de  man- 
teau libéral  pour  cacher  leur  obéissance  au  despotisme;  pour  les 
autres  qui  veulent  sincèrement  la  liberté  des  peuples,  c'est  un 
instrument  mal  choisi  et  qui  n^  mène  pas  au  but;  enûn,  pour 
d'autres,  le  socialisme  n'est  qu'un  voile  qui  cache  des  besoins 
pressants  et  immédiats.  Dans  tous  ces  camps,  marchant  sous  un 
seul  étendard,  il  y  a  beaucoup  de  nuances  diverses.  Comme  le 
socialisme  a  toutes  les  apparences  de  la  liberté,  on  peut  impu- 
nément acquérir,  en  grimpant  sur  ses  échasses,  de  l'autorité  et 
de  la  renommée. 

Qu'est-ce  que  le  communisme  actuel?  Souvent  ce  n'est  que  la 
folie  d'un  esprit  malade,  parfois  ce  n'est  que  le  désir  qu'ont  quel- 
ques fainéants  d'obtenir  sans  travail  des  avantages  matériels. 

Le  publiciste  politique  qui  répand  des  doctrines  dont  le  résultat 
ultérieur  est  l'esclavage,  est  autant  ennemi  de  la  société  qu'un 
tyran  sur  le  trône.  Chez  l'un  ce  sont  des  armes,  chez  l'autre  c'est 
la  brochure  et  le  journal  qui  sont  les  instruments  du  de^o- 
tisme. 

Il  y  a  des  gens  qui  prétendent  que  la  justice  serait  rétablie  s'il 
y  avait  un  partage  égal  des  biens  et  si  l'usage  en  était  com- 
mun. Etrange  idée  !  L'égal  partage  des  biens  n'apaiserait  pas  les 
passions.  Pour  maintenir  l'ordre  il  faudrait  autant  d'agents  de 
police,  qu'il  y  aurait  de  propriétaires. 

Les  principes  des  rêves  socialistes  et  communistes  ont  amené 
quelques  écrivains  à  la  théorie  de  l'humanisme.  Il  s'est  donc  formé 
une  école  qui,  s'élevant  plus  haut  que  la  société,  s'est  mise  au- 
dessus  de  la  simple  association  en  se  transportant  dans  la  sphère 
de  l'humanité  absolue.  Il  n'y  a  que  des  Allemands  qui  puissent 
voler  si  haut.  Arnold  Ruge  nous  apprend  que  «  le  patriotisme 
est  une  armoire  (eine  Schranke),  d'où  il  faut  s'échapper  pour  par- 
venir au  vrai  humanisme.  »  11  se  moque  des  idées  nationales  de 
Fichte,  en  les  appelant  «  une  vue  étroite,  »  Il  trouva  en  France  le 


•    —  71  — 

leyier  d'Archimède  pour  la  réforme  du  monde,  11  est  vrai  qu'il  y 
voit  encore,  même  a  chez  les  gens  distingués,  une  fièvre  de  nor 
HonalUé  et  de  religion,  »  qu'il  traite  d'erreur.  «  Tout  l'esprit  fran- 
çais est  dans  les  fers  du  patriotisme  et  du  catholicisme.  »  La 
chose  la  plus  étrange,  c'est  que  ce  savant  idéologue  donne  à  une 
telle  vie  le  nom  d'existence  nuageuse  (Nebelwesen).  Il  rêve  la 
formation  des  nouveaux  états  (toujours  des  états  !)  sans  église,  sans 
armée  et  sans  populace  (Pœbelj,  —  (Voir  Zwei  Jahre  in  Paris.) 
De  telles  idées  ne  peuvent  venir  que  d'Allemagne.  U  est  facile 
aux  Allemands  de  s'échapper  de  tarmoire  du  patriotisme,  parce 
qu'il  n'y  a  pas  de  patriotisme  dans  l'esprit  de  leur  raoe.  Le 
monde  entier  est  leur  patrie.  Ils  servent  le  maître  sous  les  ré- 
gimes duquel  ils  sont  placés,  mais  non  la  patrie.  Se  trouvant 
dans  une  pareille  fausse  position,  ils  ont  inventé  l'humanisme 
et  le  cosmopolitisme  pour  se  défendre  contre  les  reproches.  Ce 
n'est  pas  un  nouveau  progrès  pour  eux,  car  au  moment  où  les 
idées  sociales  commençaient  à  peine  à  se  répandre,  où  dans 
cette  même  Allemagne  un  petit  nombre  de  vrais  patriotes  était 
prêt  à  secouer  le  joug  de  l'absolutisme,  pour  rétablir  l'indépen- 
dance et  l'intégrité  de  la  patrie,  les  Allemands  furent  célèbres  par 
leur  indifférence  et  s'excusèrent  par  leurs  idées  humanitaires. 

Voici  quelques  extraits  traduits  mot  à  mot  de  publications  al- 
lemandes, écrites,  il  y  a  plus  de  vingt  ans,  qui  prouvent  d'une 
manière  éloquente  où  mène  le  cosmopolitisme  humanitaire. 
Nous  trouvons  dans  les  ce  Grenzboten  von  Kuranda  »  que  les 
Allemands  de  l'empire  moscovite  servent  le  gouvernement  comme 
espions,  et  on  sait  généralement  que  toute  la  classe  supérieure, 
sans  exception,  de  la  Livonie,  de  la  Gourlande,  de  l'Esthonie  et 
même  de  la  Finlande  est  servilement  attachée  au  tzar  et  à  la 
religion  a  orthodoxe,  »  bien  qu'elle-même  n'ait  aucune  croyance. 
La  bureaucratie  moscovite  et  l'autorité  militaire  se  composent 
d'Allemands.  Même  dans  le  synode  orthodoxe,  on  emploie  des 
Allemands  protestants.  En  Prusse  ils  servent  l'idée  despotique 
contre  leur  propre  patrie.  (Voir  l'ouvrage  cité  année  1843,  n^  39 
et  suivants») 

En  Amérique,  le  sentiment  de  Tunion  et  du  groupement 


—  72  — 

tional  est  inconnu  aux  AUemands  aussi  bien  que  la  moralité. 
Le  correspondant  de  Boston  écrivait  à  cette  époque  à  la  Gazette 
universeUe  (Allgemeine  Zeitung)^  qu'il  n'est  pas  rare  d'y  voir  un 
Allemand  renier  sa  nationalité.  On  se  demande  :  «Où  est  la  patrie 
allemande?  où  est  le  sentiment  national  des  Allemands?  »  C'est 
pour  cela  que  dans  les  États-Unis  on  considère  comme  une  honte 
le  bon  accueil  fait  aux  Allemands.  Un  aufre  correqiondant  de  Was- 
hington écrit  à  la  même  gazette  :  «  Que  les  gouvernements  alle- 
mands ne  pensent  pas  que  les  méconientspolitiques  soient  les  seuls 
qui  émigrent  en  Amérique.  Ce  H^estpas  l'idée  de  la  liberté^  mais 
c'est  l'espoir  du  gain  qui  les  pousse  à  y  aller.  Les  Allemands  y 
vivent  dispersés.  Les  traditions  nationales  et  le  souvenir  de  leur 
pays  natal  s'éteignent  chec  eux,  la  génération  suivante  s'assi- 
milera aux  Américains  et  sera  à  jamais  perdue  pour  l'Allemagne. 
La  classification  des  Allemands  en  états,  la  conduite  des  riches 
qui  ne  frayent  pas  avec  les  classes  ouvrières,  et  la  dépendance 
où  sont  ces  derniers  à  l'égard  des  Américains  prennent  origine  du 
manque  d'unité.  Black  Dutch  est  un  surnom  dédaigneux  donné 
aux  Allemands  dans  les  États-Unis.  En  cinq  semaines  on  a 
découvert  cinq  cas  de  meurtres  commis  par  des  Allemands,  et 
dans  le  nombre  des  assassinats  accomplis  sur  leurs  propres 
femmes  avec  une  préméditation  féroce.  Les  autorités  améri- 
caines soutenaient  que  si  l'émigration  de  l'Eiu'ope  pour  l'Amé- 
rique durait  plus  longtemps,  personne  ne  serait  en  sûreté  chez 
soi.  «  (Voir  Allgem.  Zeit,,  4844.  n»  il.) 

«Au  rebours  des  Américains,  aucun  Européen  n'est  ca- 
pable de  comprendre  la  liberté.  Toute  l'opposition  contre  les 
divers  gouvernements  européens  consiste  dans  une  simple  né* 
gation.  De  tous  ceux  qui  combattent  contre  l'ordre  existant,  il 
n'y  a  que  le  seul  O'Gonnell  qui  sache  ce  qu'il  veut.  C'est  pour- 
quoi on  le  juge  si  sévèrement.  Il  connaît  non-seulement  le  gou- 
vernement anglais,  et  chaque  rouage  de  cette  machine  mon- 
strueuse, mais  aussi  son  peuple,  avec  ses  passions  et  ses  faiblesses, 
son  incapacité  pour  la  liberté  républicaine,  et  le  besoin  de  l'ha- 
bituer avant  tout  au  respect  dû  à  la  loi.  C'est  à  lui  que  l'Irlande 
doit  une  certaine  logique  dans  son  opposition.  En  Allemagne  la 


-  73- 

liberté  n'est  qu'un  sentiment,  et  non  une  connaissance.  Je  lis  ici 
les  discours  de  députés  allemands  libéraux  et  je  pourrais  dire 
comme  Mac  Laurin,  mathématicien  anglais,  après  avoir  lu  le 
Paradis  perdu  de  Milton  :  «  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  »  (Voir 
Corresp.  de  Washington  à  l'AUgem.  Zeit.,  1843,  n»  344.) 

Si  nous  comparons  l'état  moral  actuel  de  l'Europe  avec  celui 
d'autrefois,  il  est  difficile  de  ne  pas  reconnaître,  que,  grâce  à 
de  fausses  doctrines,  pendant  un  quart  de  siècle,  non-seule- 
ment la  société  n'est  pas  remontée  à  la  surface  d'une  onde  pure, 
mais  qu'elle  s'enfonce  de  plus  en  plus  profondément  dans  l'abîme, 
au  milieu  des  éléments  furieux  d'un  orage  déchaîné  et  agité  par 
des  courants  contraires. 

11  y  a  vingt  ans  qu'on  avertissait  l'Allemagne  du  dSnger  qui 
la  menaçait,  et  qu'on  lui  disait  que  la  destinée  de  toute  l'Europe 
était  liée  à  ses  destinées.  L'opinion  suivante  d'un  Allemand  mé- 
rite la  plus  grande  considération  :  «  Soyons  francs  et  justes 
comme  il  convient  au  moment  du  danger  général.  L'art  de  ca- 
cher le  triste  état  de  nos  rapports  religieux,  politiques  et  so- 
ciaux a  été  pratiqué  avec  une  grande  habileté,  mais  il  ne  durera 
plus,  il  a  déjà  trop  existé.  L'indigence,  l'inquiétude  univer- 
selle, l'émigration  en  gros,  le  communisme  bien  répandu,  la  dé- 
moralisation et  le  mépris  de  tous  les  principes  historiques  et 
moraux,  voilà  ce  qui  saute  aux  yeux.  Trop  d'éléments  se  sont 
réunis  afin  de  renverser  le  vieux  bâtiment,  pour  qu'il  puisse  ré- 
sister plus  longtemps,  et  nous  avons  fait  trop  peu  pour  son  main- 
tien, son  renouvellement  et  son  embellissement.  Si  nous  ne  lui 
donnons  pas  sans  tarder  de  forts  soutiens,  ses  habitants  peuvent 
Otre  enterrés  sous  ses  ruines.  La  volonté  de  l'État  et  celle  des 
peuples,  la  direction  des  gouvernements  et  l'opinion  publique, 
le  symbole  de  l'Église  et  la  foi  des  gens  instruits,  les  besoins  de 
l'État  et  le  crédit,  en  un  mot,  chaque  rapport  de  la  vie  publique, 
mis  à  part  et  tous  pris  ensemble  nous  représentent  le  tableau 
d'un  désaccord,  et  un  état  de  choses  tel,  qu'il  peut,  par  une  ca- 
tastrophe quelconque,  être  changé  en  une  décadence  que  ne 
justifie  pas  l'histoire  de  notre  passé,  d  (Die  deuUche  Vierteljahr- 
sckrift,  1847,  Heft,  1,  p.  i03). 

I.  5 


—  74- 

Ces  mots  ont  été  écrits  en  1847.  Les  présages  ne  se  sont-ils 
pas  accomplis  l'année  suivante?  Que  Ton  songe  que  toutes  les 
conquêtes  de  4848  ont  été  reprises  aux  peuples;  que  Ton  consi- 
dère que  leur  liberté  est  actueUement  plus  fortement  enchaînée 
qu'elle  ne  Tétait  auparavant,  la  solidarité  des  gouvernements  des- 
potiques plus  grande  que  jamais,  la  situation  de  l'Europe  sous 
tous  les  rapports,  plus  pénible  qu'elle  ne  l'était  à  cette  époque, 
et  on  frissonnera  à  la  seule  pensée  de  ce  qui  peut  sortir  de  ce 
chaos. 

Les  troubles  de  l'Allemagne,  en  1848,  ont  prouvé  la  gravité  des 
considérations  qui  précèdent  et  les  soulèvements  dans  toute 
l'Europe,  réprimés  et  paralysés,  n'ont  été  en  sonmie  qu'un  solen- 
nel et  menaçant  avertissement. 

Alors  l'orage  général  ne  passa  sur  l'Allemagne  que  de  côté,  et 
cet  orage  n'était  qu'un  prologue  du  grand  drame  dont  les  ac- 
teurs seront  tous  les  peuples  de  l'Europe. 

Jusqu'à  présent  on  n'a  rien  fait  pour  eux  !  Les  cosmopolites 
travaillent  pour  l'humanité  et  les  socialistes  pour  la  société. 
Mais,  si  on  les  oublie,  les  peuples  peuvent  rappeler  d'une  ma- 
nière terrible  qu'ils  vivent  et  qu'ils  ont  droit  à  l'existence  indi- 
viduelle. 

Cette  universalité  politique  dont  se  moque  Gervinus,  histo- 
rien distingué,  se  répandit  dans  toute  l'Europe,  et  donna  nais- 
sance à  une  des  idées  les  plus  dangereuses  pour  la  liberté. 
Le  savant  Herderisme  peut  faire  autant  de  mal  à  l'humanité  que 
le  Mongolisme  sauvage.  Car  enfin  les  Tartares  en  détruisant  les 
villes  et  les  villages,  en  massacrant  des  millions  d'habitants, 
en  emmenant  en  esclavage  les  femmes  et  les  enfants,  en  ruinant 
les  églises,  en  brûlant  les  bibliothèques  et  les  musées,  n'anéan- 
tissaient pas  la  race  humaine,  n'exterminaient  pas  l'humanité. 

Les  cosmopolites  et  les  humanistes  aiment  à  comparer  leur 
piètre  inteUigence  au  génie  des  sages  et  des  grands  poètes  qui 
embrassent  l'humanité  entière  de  leur  regard  d'aigle.  «  Regardez  1 
s'écrient-ils,  ni  celui-ci  ni  celui-là  ne  parle  de  nationalités.  Ce 
sont  des  cosmopolites.  Nous  partageons  leurs  idées*  »  Pauvres 
pygmées  !  ils  se  croient  égaux  aux  géants  lorsqu'il  ]eur  arrive 


—  75  — 

de  dérober  une  étincelle  au  soleil  de  leur  grande  intelligence. 
Les  sages  universels,  les  prophètes  inspirés,  les  grands  hom- 
mes choisis  et  envoyés  par  Dieu  que  les  siècles  produisent  d'&ge 
en  âge,  travaillent  pour  l'humanité  en  général,  et  embrassent 
dans  leur  vaste  pensée  le  passé  et  l'avenir.  Leurs  idées  sont 
détachées  des  choses  d'aujourd'hui,  des  choses  ordinaires.  C'est 
d'eux  que  découle  la  source  primitive  de  la  science  universelle. 
Le  poète  qui  ti'est  pas  national,  n'est  pas  pour  cela  cosmopo- 
lite. Le  philosophe  qui  ne  crée  pas  une  école  spécialement  na- 
tionale, n'est  pas  par  cela  même  fondateur  d'une  école  politique, 
humanitaire.  Si  sa  tliéorie  conduit  à  des  résultats  pareils  à  ceux 
que  nous  avons  signalés,  il  n'est  pas  un  philosophe,  il  n'est  pas 
un  véritable  sage,  trop  fréquemment  il  est  un  fondateur  de  sys- 
tème, comme  il  y  en  a  tant.  Un  esprit  qui  n'est  que  superficiel, 
ne  comprenant  pas  le  génie  supérieur,  saisit  quelques  sons  de 
sa  parole  et  les  accommode  à  ses  pensées  étroites. 

Les  pygmées  politiques  eux-mêmes  regardent  le  Christ  com- 
me le  fondateur  d'une  école  politique.  Et  ils  abaissent  celui  qui 
a  révélé  la  science  à  toute  l'humanité,  au  point  de  dire  qu'il 
a  apporté  des  idées  pour  servir  de  base  à  une  secte;  ils  font  de 
celui  qui  a  proclamé  les  plus  grands  principes  de  la  vérité  et  de 
la  morale,  qui  a  fait  comprendre  au  monde  les  lois  naturelles , 
un  inventeur  de  systèmes!  Ils  ont  monstrueusement  faussé  l'en- 
seignement du  Christ  dans  ses  applications  et  ils  en  appellent  à  lui 
lorsqu'ils  veulent  établir  des  théories  étranges  nées  dans  leurs 
cerveaux  troublés  du  sang  qu'y  fait  affluer  la  fièvre  de  la  passion. 
Le  partisan  des  rêves  sociaux  appelle  le  Christ  un  socialiste , 
celui  du  communisme  dit  qu'il  était  communiste,  l'égoïste  cos- 
mopolite le  nomme  un  humaniste!...  Enfin  tandis  que  les  uns 
regardent  le  Christ  comme  le  modèle  du  démocrate,  les  autres 
soutiennent  qu'il  était  monarchique  et  qu'il  tolérait  même  le 
despotisme  ! 

Voilà  donc  les  idées!  voilà  donc  la  raison  de  la  populace  in- 
struite !  et  de  pareilles  gens  dirigent  l'humanité  ! 

Si  l'on  a  déduit  de  pareilles  conséquences  de  l'Évangile,  que 
ne  peut-on  faire  sortir  de  folles  théories? 


—  76  — 

Les  principes  des  réformateurs  sociaux  tournés  vers  les  idées 
individuelles,  enfantèrent  l'humanisme  cosmopolite,  doctrine 
qui  a  la  prétention  d'organiser  l'humanité  politiquement.  Au 
lieu  de  s'appeler  humanitaire,  cette  école  devrait  plutôt  s'appe- 
ler un  thérîonisme,  mot  venant  de  grec  O^p-oif  (animal). 

Une  extrémité  en  appelle  toujours  une  autre.  Le  fanatisme 
enfante  l'athéisme,  après  l'athéisme  revient  le  fanatisme;  le  des- 
'potisme  appelle  la  licence,  la  licence  appelle  la  l^annie,et.  cette 
vérité  se  reproduit  toujours  dans  les  relations  sociales.  L'ouvra- 
ge de  Max  Schmidt,  écrivant  sous  le  pseudonyme  de  Max  Stirner, 
nous  prouve  combien  les  théories  des  socialistes,  conununistes 
et  autres,  qui  ont  pour  but  l'unité  universeUe,  sont  impraticables 
et  conduisent  forcément,  comme  dernier  résultat,  au  despotisme. 

Lorsque  les  idées  socialistes  se  popularisèrent  en  Europe,  Max 
Schmidl  rêva  Yémancipatim  individuelle.  Voyons  comme  l'indi- 
vidualité surveille  ses  droits!  A  la  place  de  l'absolutisme  de 
l'humanité,  il  s'efforce  d'établir  la  suprême  autorité  du  moi  (des 
Ich),  V autonomie  individuelle. 

Regardons  comme  il  est  allé  loin  en  voulant  se  délivrer  du 
joug  qu'on  voulait  lui  imposer  sous  prétexte  de  liberté  univer- 
selle. Voici  le  résumé  de  son  système  : 

L'absolu  de  Stirner  n'est  pas  le  moi  général,  mais  le  moi  in- 
dividuel, non  l'homme  en  général,  mais  l'homme  déterminé,  dé- 
fini particulièrement,  unique,  en  un  mot,  le  moi  : 

«  Moi,  je  vis  comme  être  particulier,  un  et  unique  absolu,  je 
vis  non  pour  réaliser  les  idées  que  me  dicte  celui-ci  ou  celui-là, 
non  pour  suivre  une  vocation  qui  m'est  étrangère  et  que  je 
ne  veux  pas  connaître,  mais  je  vis  comme  la  fleur  dans  les 
champs,  seul  pour  moi-même;  et  mes  relations  avec  le  monde 
se  bornent  à  employer  ma  vie  pour  mon  propre  usage.  Tout  mon 
être  et  toute  mon  existence  sont  contenus  dans  ce  seul  mot  : 
tout  pour  moi  (Eigenheit).  Je  suis  d'autant  plus  libre  que  je  puis 
me  délivrer  de  quelque  obligation;  mais  aussi  d'autant  plus  moi- 
même  que  j'ai  plus  de  force  personnelle,  si  je  sais  me  comman- 
der à  moi-même.  Ainsi  donc,  je  ne  suis  moi-même  que  par  ma 
force  et  par  mon  pouvoir.  Je  suis  soumis  à  mon  pouvoir  et  en 


—  77  — 

même  temps  je  suis  possesseur  du  pouvoir,  propriétaire  de  la 
force.  Les  sens  ne  sont  pas  mon  unique  propriété.  Avant  qu'ils 
existent,  moi  entier  en  moi-même  je  suis  propriété,  par  consé- 
quent ce  ne  sont  pas  mes  sens  qui  peuvent  me  dominer,  mais 
c'est  moi  qui  dois  les  dominer,  comme  sachant  me  commander  à 
moirmême.  Je  ne  connais  aucun  ordre  qui  m'impose  légitime- 
ment l'amour,  mais  j'aime- mon  prochain,  parce  que  l'amour 
m'est  inné,  parce  que  cela  me  plajt.  » 

Tqiat  son  système  philosophique  a  poiu*  but  deux  choses  : 
renverser  l'universalité  de  l'idée  qui  reconnaît  les  droits  du  genre 
sans  les  réaliser  dans  l'application  aux  espèces  et  aux  individus; 
en  second  lieu  réagir  contre  le  communisme  et  le  socialisme  qui 
veulent  établir  la  liberté  sociale  au  préjudice  des  individus  li- 
bres. (Voir  Der  Einzige  und  sein  Eigenthum), 

Il  s'est  trouvé  des  gens  pour  déduire  de  la  théorie  de  l'amour 
deStimer,  qui  ne  renferme  rien  d'immoral,  le  principe  que 
l'amour  du  prochain  est  condamnable,  et  pour  attribuer  une  telle 
opinion  à  Stimer!  Il  n'y  a  aucun  moyen  de  lutter  avec  la  mau- 
vaise foi. 

Des  doctrines  du  socialisme  et  du  communisme  contre  les- 
quelles Stimer  a  protesté  si  énergiquement,  sont  sorties  une 
foule  d'opinions  confuses  et  parfois  même  révoltantes. 

Bien  que  les  trois  théories  sociales  d'Owen,  de  Saint-Simon  et 
de  Fourier  reposent  sur  des  bases  différentes,  il  y  règne  une 
complète  unité  de  principes  et  de  buts,  mais  il  faut  y  distinguer 
les  deux  côtés  :  moral  et  matériel. 

La  théorie  de  la  jouissance,  ou  le  déchaînement  des  passions 
humaines,  avait  pour  but  de  donner  le  bonheur  à  l'homme,  au- 
tant que  cela  est  possible,  sans  beaucoup  d'eiïorts  et  de  travail, 
et  en  cas  de  travail  forcé,  de  le  lui  rendre  agréable  et  conforme 
à  son  désir  personnel.  Par  conséquent  ce  qui  était  une  tâche 
de  l'être  raisonnable,  la  base  principale  de  toute  l'existence  hu- 
maine, c'est-à-dire  la  libre  abnégation  de  soi-même,  l'acte  de 
réfréner  ses  passions  et  ses  mauvais  penchants  devient  une  cause 
de  rupture  des  relations  sociales,  et  l'individu,  privé  de  la  li- 
berté, perd  le  mérite  du  sacrifice  et  de  la  victoire. 


—  78  — 

Toute  responsabilité  pour  les  mauvaises  actions^  qui  incombe 
naturellement  à  l'individu^  est  mise  sur  le  compte  de  la  société. 
On  voit  aisément  quel  vaste  champ  fut  ouvert  aux  passions  des 
individus.  Ces  systèmes  n'ayant  établi  ni  des  colonies  d'asr 
sociations^  ni  des  phalanstères^  minèrent  les  fondements  des  6a- 
ses  réelles  de  la  société,  des  familles  et  des  nations,  et  portèrent 
des  coups  terribles  aux  lois  naturelles  et  aux  vérités  historiques. 

D'un  autre  côté,  les  théories»  des  réformateurs,  comme  con- 
naissances économiques,  ayant  pour  but  principalement  et  pres- 
que exclusiveroeut  l'amélioration  d'une  classe  d'habitants,  et 
particulièrement  des  industriels  et  des  ouvriers,  détournèrent  l'es- 
prit humain  vers  un  seul  point  et  enfantèrent  des  partis  politi- 
ques extrêmes.  Fourier  croyait  trouver  les  bases  de  la  société 
dans  des  phalanges;  Saint-Simon  regardait  les  industriels  et  les 
ouvriers  comme  le  soutien  de  l'humanité.  Tous  les  trois  s'occu- 
pèrent exclusivement  de  la  classe  ouvrière  et  prétendirent  qu'ils 
travaillaient  pour  la  société.  Leurs  successeurs  dépassant  leurs 
maîtres,  ont  poussé  cette  partialité  plus  loin.  D'après  le  plan  des 
réformateurs  tout  devait  être  transformé  de  fond  en  comble, 
savoir  :  l'industrie,  la  religion,  les  arts,  les  sciences,  la  vie  pu- 
blique et  privée,  en  un  mot,  toutes  les  branches  de  l'activité 
humaine. 

Les  partisans  de  ces  doctrines  adoptant  plus  ou  moins  le 
plan  en  entier  ou  en  partie,  ne  cherchaient  l'instrument  de  leurs 
réformes  que  dans  les  ouvriers,  ou,  comme  on  dit  généralement, 
dans  le  peuple.  Par  une  étrange  contradiction,  ces  socialistes  ne 
voulaient  pas  voir  l'ensemble  de  la  société. 

C'est  là  une  des  plus  graves  et,  peut-être,  la  plus  grave  de 
toutes  les  questions  de  l'existence  actuelle  ;  aussi,  faut41  l'abor- 
der avec  une  sérieme  attention, 

11  faut  reconnaître  qu'Owen,  Saint-Simon  et  Fourier,  ont  une 
grande  importance  au  point  de  vue  pratique,  et,  qu'à  cet  égard, 
ils  ont  même  rendu  de  grands  services.  Ce  sont  eux  qui ^  ont 
suggéré  ridée  d'une  organisation  quelconque  du  travail,  et,  bien 
qu'ils  aient  restreint  la  volonté  humaine,  ils  ont  ouvert  de  nou- 
velles voies,  par  leurs  conceptions,  à  réconomie  sociale,  Cepen- 


—  79  — 

dant  de  cette  direction*  des  idées  est  sorti  un  amour  partial,  et 
je  dirai  presque  passionné  pour  une  seule  classe,  qui,  enraciné 
chez  quelques  amis  du  peuple,  a  été  préjudiciable  aux  autres 
parties  de  la  société. 

Je  suppose  qu'un  homme,  entièrement  exempt  de  préjugés, 
et  ne  sachant  rien  de  notre  situation,  arrive  tout  d'un  coup  en 
Europe,  d'une  autre  partie  du  monde,  et  s'informe  auprès  «  des 
amis  de  l'humanité.  >  de  l'état  moral  et  matériel  des  habitants  : 
de  leur  réponse,  il  pourrait  conclure  qu'il  n'y  a,  en  Europe,  ni 
misère,  ni  infortune,  excepté  cependant  dans  une  classe,  — :  celle 
des  ouvriers. 

On  pourrait  dire  que  les  ennemis  des  privilèges,  n'ont  fait  que 
les  transporter  d'une  classe  à  une  autre;  et  en  vérité  j'en  con- 
nais beaucoup  qui  accordent  à  cette  classe  des,  privilèges  ef- 
frayants. 

Cet  amour  partial  devient  quelquefois  si  exclusif,  qu'il  va  jus- 
qu'à distinguer  deux  classes  dans  le  peuole  même,  savoir  :  les 
ouvriers  qui  travaillent  aux  fabriques,  et  l<)s  cultivateurs  de  la 
terre.  Les  premiers  ont  même  beaucoup  plus  de  protecteurs. 

Cependant  on  sait  bien  que,  dans  presque  tous  les  pays  de 
l'Europe,  un  ouvrier  gagne  beaucoup  plus  qu'un  cultivateur.  Le 
premier  se  nourrit  mieux,  boit  plus,  dort  plus  longtemps  et  a  un 
profit  plus  grand  que  le  second,  sans  avoir  à  craindre  la  séche- 
resse, le  mauvais  temps,  la  grêle  et  le  tonnerre.  Le  peuple  des 
villes  possède  beaucoup  plus  de  moyens  d'existence  que  le  pay- 
san, et  il  est,  au  moral,  bien  au-dessous  des  tranquilles  habitants 
de  la  campagne. 

Il  est  résulté  de  cette  division  (  il  ne  faut  pas  oublier  que  je 
considère  toujours  la  masse  entière  des  habitants  de  l'Europe), 
et  de  cette  prépondérance  presque  exclusive  de  l'industrie, 
que  la  science  a  fait  de  bien  plus  grands  progrès  dans  cette 
branche  que  dans  l'agriculture.  Dans  beaucoup  d'États  on  n'a  rien 
fait  pour  l'agriculture;  et  ce  serait  à  croire  qu'on  la  retient  à 
dessein  à  l'état  primitif,  à  l'état  de  nature.  D'immenses  territoi- 
res de  l'Europe,  sous  la  domination  turque  et  moscovite,  ne 
produisent  peut-être  pas  le  centième  de  ce  qu'ils  pourraient  pro- 


—  80  - 

duire.  Le  commerce  a,  en  général,  à  subir  mille  entraves,  que 
lui  imposent  les  autorités,  et  tout  cela  porte  préjudice  à  la  classe 
la  plus  nombreuse  de  la  population,  aux  habitants  des  campa- 
gnes. 

Les  Moscovites  qui  sont  actuellement  riches  en  socialistes  et  en 
communistes,  et  qui  font  semblant  d'aimer  le  peuple,  ne  veu- 
lent rien  faire  pour  lui,  parce  qu'ils  s'occupent  beaucoup  plus 
des  habitants  du  Khokhand  que  de  leurs  nationaux. 

Sans  nier  le  moins  du  monde,  que  la  position  du  peuple  soit 
malheureuse,,  dans  toute  l'Europe,  je  soutiens  que  ce  n'est  pas 
seulement  ta  classe  ouvrière  en  général,  tant  industrielle  que 
campagnarde,  qui  mérite  notre  sympathie,  mais  qu'il  y  a  dans 
toutes  les  classes,  dans  tous  les  cercles  de  la  société,  un  si  grand 
nombre  de  malheureux  soumis  à  tant  de  souffrances  diverses, 
que  leur  totalité  mérite  au  moins  autant,  sinon  plus  encore, 
d'attirer  l'attention  des  véritables  amis  de  l'humanité. 

Voyez,  sans  aller  plus  loin,  ces  millions  d'hommes  de  trou- 
pes régulières.  Est-ce  que  le  pauvre  ouvrier  envie  le  sort  du 
soldat?  Combien  y  a-t-il  dans  les  comptoirs  et  bureaux  de  tout 
genre  de  ces  malheureux  écrivains,  courbés  sur  un  pupitre,  douze 
ou  dix-huit  heures  par  jour  pour  gagner  un  maigre  morceau  de 
pain,  qui  leur  suffit  à  peine  pour  faire  vivre  leur  famille!... 
J'ai  connu  moi-même  à  Paris  un  employé,  homme  très-ins- 
truit, qui^  pendant  vingt-sept  ans,  était  sorti  tous  les  jours  à  six 
heures  du  matin  pour  ne  rentrer  qu'à  huit  heures  du  soir;  pen- 
dant ces  vingt-sept  ans,  il  avait  toujours  passé  dans  la  même  rue, 
et  il  ne  connaissait  pas  celle  à  côté.  Il  me  disait  qu'il  n'avait  ja- 
mais le  temps  de  parler  à  ses  enfants,  qu'ils  avaient  grandi  chez 
lui,  et  qu'il  ne  les  avait  presque  pas  connus.  Ses  appointements 
étaient  de  mille  francs  par  an  ! 

Il  y  a  de  ces  manœuvres  dans  toutes  les  divisions  et  subdivisions 
du  travail  universeL  Le  nombre  en  est  immense  !  Et  ils  ne  sont 
pas  même  comptés  au  nombre  des  ouvriers!  Et  les  sciences  so- 
ciales et  économiques  n'ont  en  vue  qu'une  seule  classe.  L'orga- 
nisation  du  travail  est  devenue  un  privilège,  une  faveur  accor- 
dée à  une  partie  seulement  de  la  population.  Comment  concilier 


—  81  — 

cda  avec  la  prétention  d'embrasser  dans  les  réformes,  tou     la 
société?  Qui  trop  embroase,  nuU  étreint  Un  sentiment  si  vague  c 
si  vaste,  ne  pouvait  profiter,  ni*  à  l'humanité,  ni  aux  parties  q 
la  composent. 

La  direction  partiale  des  sciences  économiques,  a  enfanté  des 
idées  politiques  exagérées,  qui  ont  été  corroborées  par  des  prin- 
cipes puisés  dans  le  socialisme.  On  a  vu  se  former  des  partis  qui 
devinrent  la  terreur  des  honnêtes  gens,  des  hommes  les  plus  libé- 
raux. Ce  sont  ces  partis,  qui,  marchant  en  apparence  sous  Féten- 
dard  du  progrès,  lui  opposent  en  réalité  une  barrière  infranchis- 
sable. 

D  y  a,  cela  va  sans  dire,  parmi  les  soi-disant  amis  du  peuple, 
une  foule  d'imposteurs,  qui  cachent  Tamour  d'eux-mêmes  sous 
ces  belles  apparences. 

n  faut,  une  fois  pour  toutes,  distinguer  le  véritable  amour  du 
peuple,  de  ce  qui  en  usurpe  le  nom,  et  les  idées  vraies,  l'inten- 
tion sincères  d'aider  au  bien  général,  des  oripeaux  libéraux, 
dont  s'affublent  les  ignorants  et  les  pharisiens,  pour  tromper  les 
esprits  crédules. 

Plus  d'un  système  politique  ayant  pour  mot  d'ordre  la  liberté 
et  le  progrès,  entre  autres  le  socialisme  et  le  communisme, 
leurre  l'esprit  d'idées  démocratiques,  tandis  qu'il  cache  au  fond 
le  plus  grand  despotisme,  celui  de  la  force  ou  de  la  ruse.  Tel 
prétendu  démocrate  porte  le  nom  de  démagogue,  mot  terrible 
pour  plusieurs.  Le  mot  ^/av^/A*  veut  dire  envie  de  plaire  au 
peuple  et  d'exercer  sur  lui  une  influence  quelconque.  On  peut 
en  venir  à  cette  fin  par  de  bons  ou  de  mauvais  moyens.  Dans  le 
premier  cas  elle  n'implique  rien  de  blftmable,  et  si  elle  poursuit 
le  bien  par,  des  voies  licites,  elle  est  même  louable.  Ce  mot  est 
donc  trop  général.  11  y  a  beaucoup  de  gens  nommés  démagogues 
qui  sont  de  véritables  démophages  (des  mangeurs  de  peuple). 
Le  résultat  de  leur  action  et  de  leurs  agitations  politiques  ne 
peut  être  que  la  démomanie,  c'est-à-dire   la  fureur  populaire. 

Quelques  autres,  ne  pensant  qu'à  eux-mêmes,  trompent  le 
peuple  en  le  flattant.  Appelons -les  des  démocopes  {i^wdxoç 
flatteur  du  peuple),  et  donnons  à  leur  art  méprisable  le  nom  de 

5. 


r 

! 


—  œ  — 

démapagief  c'est-à-dire  l'art  de  tendre  des  pièges  au  peuple, 
(««7Y,  piège).  11  faut  donc  bien  distinguer  les  démocrates  et 
même  les  démagogues  des  démopages  et  des  démocopes,  et  en 
général  de  tous  les  démophages. 

Le  socialisme,  considéré  par  plusieurs  comme  le  plus  haut  de- 
gré du  progrès,  en  est  au  contraire  la  plus  terrible  négation  : 
c'est  le  retour  de  la  société  à  l'état  primitif.  Si  Ton  pouvait  réa- 
liser tous  les  rêves  çt  tous  les  désirs  des  socialistes  ainsi  que  des 
communistes,  la  société  reviendrait  à  l'état  sauvage.  Ensuite  les 
plus  forts,  les  plus  capables  ou  les  plus  rusés  grandiraient  et 
domineraient  les  plus  faibles;  les  luttes  du  passé  recommen- 
ceraient. Dans  quelques  centaines  d'années  l'humanité  arriverait 
enfin  à  l'état  actuel.  Est-elle  donc  destinée  à  cette  ronde  infernale? 

Je  cite  ici  les  principales  opinions  des  démophages  qui  ont  tiré 
leur  origine  des  principes  déjà  mentionnés. 

«  J'admets  sans  discussion  la  divinité  de  Jésus-Christ.  Jésus- 
Christ  est  le  prince  des  communistes  (Cabet) Dans  tout  pays, 

le  peuple  doit  exclusivement  se  composer  d'ouvriers.  Il  ne  doit 
pas  y  avoir  de  pouvoir  exécutif,  mais  un  exécutoire  sous  la  di- 
rection de  la  Représentation  nationale.  Les  Exécuteurs,  pour 
empêcher  la  corruption,  ne  doivent  être  ni  mieux  nourris,  ni 
mieux  logés  personnellement  qu'aucun  autre  citoyen.  »  (CabeL  — 
Voyage  en  Icarie,  ch.  xxvi,  p.  199.  —  Exécutoire.) 

Prenant  en  main  le  glaive  de  la  critique,  Proudhon  fondit 
sur  les  socialistes,  les  communistes,  les  républicains  et  les  dé- 
mocrates de  toutes  couleurs  et  de  toutes  nuances.  (Voy.  Sys- 
tème des  contradictions  économiques  ou  philosophie  de  la  misère,) 

Il  commence  par  dire  :  La  propriété  n*est  qu'un  moyen  de 
ruiner  le  faible  par  le  fort;  la  communauté  des  biens  n'est  qu'un 
moyen  de  ruiner  le  fort  par  le  faible.  Et  comme  le  mal  est  selon 
lui  également  grand  de  part  et  d'autre  et  qu'il  cherche  l'égalité 
et  la  justice,  il  imagine  un  moyen  de  concilier  ces  deux  ex- 
trêmes. 

La  conclusion  d'un  tel  raisonnement  est  claire  comme  le  jour. 
Puisque  la  propriété  est  nuisible  3t  que  la  communauté  des  biens 
est  encore  pire,  rien  n'appartient  donc  au  peuple,  et  le  gouver- 


—  83 

nement  a  le  droit  de  disposer  de  tout.  Dei^otisme  tel  qu'il  n'y  en 
eut  jamais  sous  le  soleil. 

Proudhon  le  savait  bien  et  il  croyait  avoir  trouvé  le  moyen  d'y 
remédier.  Lequel?  Nous  allons  voir. 

«  Les  inconvénients  de  la  communauté,  dit-il  dans  son  ou- 
vrage Qu'est-ce  que  la  propriété?  sont  d'une  telle  évidence, 
que  les  critiques  n'ont  jamais  dû  employer  beaucoup  d'éloquence 
pour  en  dégoûter  les  hommes.  L'irréparabilité  de  ses  injustices, 
la  violence  qu'elle  fait  aux  sympathies  et  aux  répugnances,  le 
joug  de  fer  qu'elle  impose  à  la  volonté,  la  torture  morale  où  elle 
tient  la  conscience,  l'atonie  où  elle  plonge  la  société,  et,  pour 
tout  dire  enfin,  l'uniformité  béate  et  stupide  par  laquelle  elle 
enchaîne  la  personnalité  libre,  active,  raisonneuse,  insoumise 
de  l'homme,  ont  soulevé  le  bon  sens  général  et  condamné  irré- 
vocablement la  communauté Les  communautés  de  l'Église 

priiftitive  ne  purent  aller  jusqu'à  la  fin  du  premier  siècle  et  dé- 
générèrent bientôt  en  moinerie.  Dans  celle  des  Jésuites  du  Para- 
guay, la  condition  des  noirs  a  paru  à  tous  les  voyageurs  aussi 
misérable  que  celle  des  esclaves,  et  il  est  de  fait  que  les  bons 
pères  étaient  obligés  de  s'enclore  de  fossés  et  de  murailles  pour 
empêcher  leurs  néophytes  de  s'enfuir.  Les  Babouvistes...  sont 
tombés  par  l'exagération  de  leurs  principes.  Les  Saint-Simoniens, 
cumulant  la  communauté  et  l'inégalité,  ont  passé  comme  une 
mascarade...  Dans  le  Communisme,  la  communauté  est  proprié- 
taire, et  propriétaire  non-seulement  des  biens,  mais  des  per- 
sonnes et  des  volontés.  C'est  d'après  ce  principe  de  propriété 
souveraine  que  dans  toute  communauté  le  travail,  qui  ne  doit 
être  pour  l'homme  qu'une  condition  imposée  par  la  nature,  de- 
vient un  commandement  humain,  par  là  même  odieux;  que 
l'obéissance  passive,  inconciliable  avec  une  volonté  réfléchis- 
sante, est  rigoureusement  prescrite;...  que  la  vie,  le  talent, 
toutes  les  facultés  de  l'homme  sont  propriété  de  l'État,  qui  a 
droit  d'en  faire  pour  l'intérêt  général  tel  usage  qu'il  lui  plaît;... 
que  le  fort  doit  faire  la  tâche  du  faible;  le  diligent  celle  du  pa- 
resseux, bien  que  ce  soit  injuste;  l'habile  celle  de  l'idiot,  bien 
que  ce  soit  absurde;  que  l'homme  enfin,  dépouillant  son  moi,  sa 


—  84  — 

spontanéité,  son  génie,  ses  affections,  doit  s'anéantir  humblement 
devant  la  majesté  et  l'inflexibilité  de  la  commune...  La  commu- 
nauté est  oppression  et  servitude.  » 

Cette  appréciation  est  si  juste  que  tout  homme  de  sens  l'ap- 
prouvera. Continuons. 

Dans  son  désir  de  transformer  complètement  la  société,  Prou- 
dhon  ne  se  contente  pas  d'avoir  rompu  les  liens  sociaux,  il 
cherche  à  détruire  de  fond  en  comble  tout  ce  que  l'homme  pos- 
sède en  lui-même,  il  veut  l'amener  à  un  état  de  néant  complet. 
C'est,  selon  son  expression,  une  purification  de  l'âme  au  moyen 
du  scepticisme  :  «  Je  prépare  votre  âme  par  cette  puriGcation 
sceptique.  y> 

Il  voit  le  mal  dans  l'ordre  social  et  prétend  que  l'origine  de 
tout  mal  est  Dieu. 

Le  premier  devoir  de  l'homme  libre  est,  —  d'après  Proudhon, 
—  de  bannir  de  sa  pensée  et  de  sa  conscience  toute  idée  de  Dieu  : 
m  Le  progrès  de  la  liberté  exige  que  le  nom  de  Dieu,  ce  nom 
depuis  si  longtemps  le  dernier  mot  du  savant,  la  sanction  du 
juge,  l'espoir  du  pauvre,  le  refuge  du  coupable  repentant,  soit 
livré  aux  mépris,  aux  malédictions  et  aux  huées  des  hommes .  » 

<K  S'il  est  un  être  qui  avant  nous  et  plus  que  nous  ait  mérité 
l'enfer,  il  faut  bien  que  je  le  nomme,  c'est  Dieu...  Dieu,  c'est  la 
sottise  et  la  lâcheté;  Dieu,  c'est  l'hypocrisie  et  le  mensonge; 
Dieu,  c'est  la  tyrannie  et  la  misère;  Dieu,  c'est  le  mal...  Dieu! 
retire-toi  !  car  dès  *  aujourd'hui,  guéri  de  ta  crainte  et  devenu 
sage,  je  jure,  la  main  étendue  vers  le  ciel,  que  tu  n'es  que  le 
bourreau  de  ma  raison,  le  spectre  de  ma  conscience.  » 

11  est  évident  qu'on  a  cherché  ici  des  phrases  à  effet.  Voilà  ce 
qui  donne  gloire  et  profit. 

II.  dit  plus  loin  :  «  De  ce  que  dans  la  Providence  nous  ne  puis- 
sions point  reconnaître  Dieu,  s'ensuit-il  qu'il  n'existe  réellement 
pas?  s'ensuit-il  que  la  fausseté  du  dogme  de  l'existence  de  Dieu 
soit  démontrée?  Hélas  non!  le  vrai  remède  pour  tuerie  fana- 
tisme consiste,  selon  moi,  à  démontrer  à  l'humanité  que  Dieu, 
si  même  il  existait,  serait  son  ennemi.  Si  ma  réconciliation  avec 
Dieu  était  jamais  possible,  ce  ne.  serait  pas  de  mon  vivant,  et 


—  85  — 

elle  n'arriverait  que  par  la  complète  destruction  de  mon  être.  » 
On  voit  partout  que  Proudhon  ne  peut  pas  trouver  de  preuves 
suffisantes  pour  nier  l'existence  de  Dieu^  mais  il  veut  à  tout 
prix  en  chasser  l'idée  loin  de  lui. 

Cette  instabilité  d'opinion  est  le  caractère  principal  de  tous  les 
ouvrages  de  cet  écrivaiii  qui^  par  sa  témérité,  a  fait  tant  de  bruit 
dans  le  monde.  Quiconque  a  examiné  les  produits  de  son  imagi- 
nation en  délire,  verra  facilement  qu'il  n'a  rien  inventé  et  qu'il 
ne  savait  pas  ce  qu'il  cherchait.  Ainsi  par  exemple,  dans  son 
œuvre  posthume  sur  les  Évangiles,  il  affirme  à  la  page  ii,  avec 
certitude,  que  Jésus  naquit  à  Nazareth,  et  à  la  page  13  il  dit  : 
«  Jésus  naquit  à  Nazareth,  selon  toute  probMlité.  »  D'après  Prou- 
dhon, le  Christ  était  socialiste.  A  propos  du  baptême  que  Jean 
donna  à  Jésus,  Proudhon  s'écrie  :  «  Jésus  se  socialise.  »  (P.  18.) 
Selon  lui,  le  royaume  céleste,  annoncé  par  Jean-Baptiste  et 
proclamé  par  le  Christ,  n'était  autre  chose  que  la  révolution  so- 
eiale.  Il  dit  dans  ses  notes  :  «  Jésus  n'est  pas  venu  changer  la  Loi, 
mais  l'accomplir.  Cela  veut-i)  dire  qu'après  lui  il  n'y  ait  à  espérer 
aucun  perfectionnement?  Qui  oserait  le  soutenir?  Jésus  a  laissé 
intactes,  au  point  de  vue  de  la  démonstration,  toutes  les  grandes 
questions  sociales,  il  nous  reste  donc  à  les  résoudre  scientifique- 
ment. Le  Christ  procédait  par  affirmation.  11  s'agit  donc  mainte- 
nant de  prouver  et  de  contrôler  l'exactitude  de  ses  afQrmations. 
La  raison  et  la  morale  ont-elles  donc  dit  leur  dernier  mot?  Évi- 
demment non.  Il  y  a  par  conséquent  quelque  chose  à  faire  après 
le  Christ.  Dieu,  en  nous  donnant  des  règles  de  morale  par  Moïse 
et  par  Jésus-Christ,  nous  a  laissé  le  soin  d'en  approfondir  le  sens. 
Ainsi,  loin  de  déchoir,  Jésus  ne  peut  qu'être  glorifié  de  plus  en 
plus,  s'il  ne  s'est  point  trompé,  par  l'étude  des  sciences  morales 
et  politiques,  t»  Évidemment,  Proudhon  insinue  qu'il  faut  le  mettre 
lui-même  au-dessus  du  Christ,  qu'il  place  presque  au  même 
niveau  que  Socrate.  Il  est  persuadé  que  ses  théories  sociales  sont 
le  perfectionnement  des  lois  du  Christ,  qu'elles  en  sont  la  solution 
scientifique.  II  pense  que  le  Christ  a  pu  se  tromper,  mais  lui  ne 
s'est  pas  trompé. 
Quels  préceptes  et  quels  conseils  nous  a  donclégués  Proudhon 


-  86  — 

«  Je  voudrais  encore,  pour  fixer  tout  à  fait  votre  jugement, 
cher  lecteur,  vous  rendre  l'âme  insensible  à  la  pitié,  supé- 
rieure à  la  vertu,  indifférente  au  bonheur;  mais  ce  serait 
trop  exiger  d'un  néophyte  !  Souvenez-vous  seulement  et  n'ou- 
bliez jamais  que  la  pitié,  le  bonheur  et  la  vertu,  de  même  que  la 
patrie,  la  religion  et  l'amour,  sont  des  masques.  »  Cela  lui  sem- 
blait être  le  plus  sûr  moyen  de  purifier  l'esprit  et  de  le  mettre  à 
même  de  porter  un  jugement  convenable.  Il  se  raille  impudem- 
ment de  la  pitié,  de  la  fraternité  des  socialistes. 

Aller  plus  loin  que  Proudhon  est  chose  impossible.  Ce  qui  m'é- 
tonne, c'est  qu'il  n'ait  pas  publié,  pour  plus  d'originalité,  un  dé- 
calogue contenant  les  commandements  suivants  :  «  Adorez  les  ido- 
les. Parjurez-vous.  Ne  respectez  ni  père  ni  mère,  et  ainsi  de 
suite.  »  Ce  serait  le  résumé  du  radicalisme  social.  Cette  idée  ne 
lui  est  sans  doute  pas  venue  à  l'esprit;  mais  il  a  dit  la  même 
chose  en  d'autres  termes. 

Si  Proudhon,  en  donnant  ces  conseils  et  en  établissant  ces 
droits  était  de  bonne  foi,  et  avait  l'intention  réelle  d'améliorer 
le  bien-être  de  la  société,  je  m'étonne  qu'il  ait  oublié  que  l'abais- 
sement de  la  nature  humaine  et  la  destruction  de  tous  les  senti- 
ments, en  un  mot,  les  crimes  les  plus  horribles  existaient  depuis 
longtemps  sans  ^es  conseils. 

En  partant  du  principe  de  ses  idées  sur  la  propriété,  Proudlion 
confesse  qu'il  n'est  ni  monarchiste,  ni  républicain,  ni  aristo- 
crate, ni  démocrate,  mais  anarchiste  dans  toute  l'acception  du 
mat.  L'idéal  d'un  pays  libre  est  l'anarchie  complète.  Chacun  doit 
vivre  pour  soi  et  ne  penser  qu'à  soi.  La  religion,  invention  bonne 
pour  les  enfants!  La  moralité,  convention  et  convenance!  Voilà 
l'application  définitive  et  pratique  de  la  théorie  de  ce  sage.  Voilà 
toute  sa  doctrine. 

Si  l'on  pouvait  admettre  qu'il  écrivait  sérieusement  (or,  il  est 
permis  d'en  douter,  puisqu'il  dit  lui-même  qu'il  commença  par  le 
paradoxe,  qu'il  rencontra  ensuite  ce  paradoxe  à  chaque  pas,  et 
qu'il  finit  par  des  paradoxes),  si  l'on  ne  supposait  pas  qu'il  avait 
résolu  de  se  railler  ainsi  des  hommes,  et  d'essayer  jusqu'à  quel 
point  peuvent  aller  la  sottise  et  la  passion  humaines,  on  serait 


—  87  — 

étonné  de  voir  qu'il  ne  craignît  pas  le  ridicule  en  établissant  des 
contradictions  même  dans  ses  absurdités.  Car  enfin^  Tanarchie 
implique  le  socialisme  et  le  communisme  qu'il  attaquait.  Et  lui- 
même  était  le  roi  de  tous  ceux  qu'il  condamnait. 

On  voit  qu'il  connaissait  les  hommes  et  ne  craignait  ni  la  rail- 
lerie ni  l'accusation  de  folie^  puisqu'il  a  encore  des  partisans  à 
l'heure  qu'il  est. 

Le  pays  qui  s'approche  le  plus  de  l'idéal  de  Proudhon^  est  ac- 
tuellement l'empire  moscovite.  Là  la  forme  du  gouvernement  n'est 
qu'une /brme.  Ce  qui  règne  en  eiïet,  c'est  l'anarchie  la  plus  com- 
plète, dont  le  résultat  naturel  est  la  division  de  la  population  en 
deux  classes  :  les  oppresseurs  et  les  opprimés.  Les  premiers  gou- 
vernent à  leur  fantaisie.  Tous  les  éléments  y  sont  mêlés  ensem- 
ble, suivant  les  conseils  de  Proudhon.  Il  n'y  a  ni  monarchis- 
tes, ni  républicains,  ni  aristocrates,  ni  démocrates  :  tous  sont 
anarchistes.  Celui  qui  est  aujourd'hui  aristocrate,  peut  être 
demain  démocrate,  et  réciproquement,  suivant  les  besoins  et  les 
circonstances.  Ainsi,  par  exemple,  l'empereur  lui-même,  bien 
qu'il  porte  le  nom  de  monarque,  est  cependant  socialiste  et  com- 
muniste. Il  en  est  de  même  de  son  frère,  le  grand-duc  Constan- 
tin, de  Milutine  et  de  bien  d'autres.         <• 

Dans  les  classes  inférieures  de  la  société  moscovite,  un  dé- 
mocrate libéral  et  même  républicain  est  en  même  temps  mo- 
narchiste, parce  qu'il  se  sacrifie  pour  son  tzar.  L'histoire  ne 
nous  présente*nulle  part  une  pareille  fusion  des  idées  les  plus 
contradictoires.  C'est  le  seul  exemple  au  monde.  Pour  définir 
les  idées  politiques  des  Moscovites,  il  n'y  a  pas  d'autre  mot  que 
le  Proudhonisme, 

La  classe  supérieure  de  ce  gouvernement  anarchique,  c'est-à- 
dire  celle  qui  est  mise  en  haut  par  force,  accomplit  à  la  lettre 
les  préceptes  de  son  législateur.  Les  Moscovites  purifient  leur 
âme.  Ils  la  rendent  donc  «  insensible  à  la  pitié  et  supérieure  à 
la  vertu,  »  mais  ils  ne  sont  pas  a  indifférents  au  bonheur.  »  a  Ils 
se  souviennent  et  n'oublient  jamais  que  la  pitié,  l'amour,  la  re- 
ligion, de  même  que  la  patrie  sont  des  masques.  »  Ils  en  donnent 
des  preuves  tous  les  jours,  et  ont  même  dépassé  les  espé- 


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rances  de  Proudhon  par  leur  conduite  envers  les  Polonais. 

a  Pour  moi^  dit  Proudhon^  j'en  ai  fait  le  serment^  je  serai 
fidèle  à  mon  œuvre  de  démolition^  je  ne  cesserai  de  poursuivre 
la  vérité  à  travers  les  ruines  et  les  décombres.  Il  faut  que  les 
mystères  du  sanctuaire  d'iniquité  soient  dévoilés^  les  tables  de 
la  vieille  alliance  brisées^  et  tous  les  objets  de  l'ancien  culte  jetés 
en  litière  aux  pourceaux.  » 

Il  s'est  écoulé  un  quart  de  siècle  depuis  que  ce  nouvel  Attila 
écrivait  ces  paroles.  Tout  est  déjà  réalisé.  Ce  qui  était  révéré  au- 
trefois :  les  liens  de  parenté^  la  tranquillité  du  foyer^  la  patrie, 
la  nationalité^  le  droit,  la  liberté^  la  probité J 'honneur,  la  discré- 
tion, la  vérité,  la  pitié,  la  justice,  le  respect  de  la  propriété  d'au- 
trui,  le  crédit,  tout  enfin  est  jeté  en  litière  aux  pourceaux. 

Les  gouvernements  alliés  ont  accompli  l'œuvre  de  la  destruc- 
tion. Des  anciennes  croyances  il  n'est  resté  que  des  débris.  Sur 
ces  ruines  fumantes  se  dresse  la  Moscovie,  le  glaive  d'une  main, 
la  torche  de  l'autre.  Sur  sa  poitrine  est  écrit  ce  mot  en  lettres 
de  feu  :  La  jeune  Russie  (MolodajaRossija). 

Quelques  tisons  fument-ils  encore  çà  et  là  sur  le  lieu  de  l'in- 
cendie, quelques  flammes  des  idées  premières  s'élancent-elles  de 
temps  en  temps  de  dessous  la  cendre,  vite  ils  les  étouffent,  ils  les 
éteignent  avec  crainte,  avec  la  précipitation  d'un  satan  qui  ne 
peut  croire  à  sa  victoire,  à  l'avènement  de  son  règne,  à  la  des- 
truction universelle.  La  moindre  lueur  les  effraye,  la  moindre  voix 
un  peu  hardie  qui  s'élève  du  bûcher  de  l'humanité  vaincue  les 
remplit  de  terreur.  Etouffons  vite  le  reste!  crient  les  meneurs; 
vite,  exterminons  ces  derniers  vestiges!  Aux  gémissements  des 
victimes  évanouies  et  agonisantes  se  mêlent  les  cris  confus  de  la 
folie,  de  l'horreur,  du  désespoir,  de  la  fureur  :  «  A  bas  les  trô- 
nes! »  crient  les  uns.  —  a  A  bas  le  peuple!  »  crient  les  autres. 
Régnent  les  tyrans!  Règne  le  terrorisme!  Vivent  les  ténèbres! 
Vive  le  crime!  Vive  le  néant!  Vive  l'esclavage!  Vive  le  dés- 
ordre !  Nous  ne  voulons  ni  trône,  ni  peuple,  ni  église.  Périsse 
Dieu  !  Portons  un  toast  à  Satan  !  d 

De  l'Atlantique  à  l'Oural,  de  la  Baltique  aux  colonnes  d'Her- 
cule ce  n'est  que  vacarme,  fracas,  tumulte;  on  n'entend  que  les 


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cris  épouvantables  des  vainqueurs,  et  les  gémissements  encore 
plus  épouvantables  des  vaincus. 

Dans  cet  effroyable  tumulte,  on  ne  peut  distinguer  la  voîx  du 
démon  vainqueur  de  celle  de  Tange  de  la  liberté. 

Récemment  encore,  du  fond  de  la  Moscovie  s'élevait  une  voix 
criant  :  «  Mort  et  massacre  à  tous  !  Tout  est  mensonge,  tout  est 
sottise,  depuis  la  religion  qui  nous  ordonne  de  croire  dans  on  ne 
sait  quel  Dieu,  qui  n'a  jamais  existé,  jusqu'à  la  famille.  Dieu  est 
le  produit  d'un  égarement  de  l'imagination  ;  les  sots  croient  à  la 
famille.  Le  commerce,  c'est  le  vol  organisé.  Que  la  Révolution 
prenne  le  dessus,  une  révolution  meurtrière,  sanglante  et  impla- 
cable! Vive  Pugatchef!  Des  torrents  de  sang  vont  couler.  Des 
milliers  de  victimes  innocentes  périront.  Mais  nous  en  saluerons 
avec  joie  l'avènement.  Nous  avons  approfondi  l'histoire  de  l'Occi- 
dent, et  cette  étude  a  porté  ses  firuits.  Maintenant  nous  serons 
plus  raisonnables,  non-seulement  que  ces  impuissants  révolution- 
naires de  Tannée  4848,  mais  même  que  les  grands  terroristes  de 
1792,  et  nous  ne  serions  pas  effrayés  quand  il  coulerait  trois  fois 
plus  de  sang  que  n'en  ont  versé  les  Jacobins  de  4793.  La  pro- 
priété foncière  est  abolie,  la  propriété  mobilière  rendue  viagère. 
L'Etat  sera  l'héritier  universel.  Chaque  propriétaire,  sans  excep- 
tion aucune,  devra  être  membre  d'une  commune  rurale.  Il  sera 
libre  de  labourer  la  terre  ou  de  l'afTermer.  Toutes  les  quelques  an- 
nées, un  nouveau  partage  des  terres  aura  lieu  par  le  tirage  au 
sort.  Chaque  commune  a  un  pouvoir  judiciaire  et  pénal.  Les 
ateliers  de  travaux  publics  seront  sous  la  direction  des  élus  de  la 
commune.  Les  magasins  et  les  boutiques  seront  dans  les  mains 
du  gouvernement.  Tous  les  produits  du  sol  et  de  l'industrie  de- 
vront être  vendus  selon  leur  valeur  réelle  et  non  pas  aux  prix 
fixés  par  les  marchands.  L'éducation  des  enfants  appartiendra  au 
gouvernement.  Les  femmes  jouiront  de  tous  les  droits  civils  et 
politiques  à  l'égal  des  hommes.  Le  mariage  est  aboli  comme 
institution  immorale.  La  famille  est  abolie,  parce  qu'elle  contrarie 
le  développement  de  l'homme  et  s'oppose  à  la  suppression  de  la 
propriété.  Les  couvents  sont  abolis,  et  tout  ce  que  les  églises  pos- 
sèdent ou  renferment  dans  leurs  murs,  sera  vendu  au  marché 


—  90  — 

public  au  profit  de  TEtat.  La  forme  du  gouyernement  est  une 
République  fédérative.  Le  parti  rëvolutionnairey  pour  organiser 
de  la  sorte  le  pays,  devra  prendre  la  dictature  et  ne  se  laisser 
arrêter  par  rien.  Les  élections  des  représentants  à  l'assemblée 
nationale  s'accompliront  sous  l'influence  du  gouvernement,  qui 
emploiera  aussitôt  les  moyens  nécessaires  pour  prévenir  l'adop- 
tion des  candidatures  de  partisans  de  l'ancien  ordre  de  choses, 
s'il  en  était  encore  resté  en  vie  quelques-uns.  Le  destin  a  laissé 
à  la  Russie  l'honneur  de  mener  à  bien  le  grand  œuvre  du  socia- 
lisme. Quand  nous  nous  écrierons  :  «  Aux  haches  !  »  Que  chaque 
homme  du  peuple  saisisse  sa  hache  et  frappe  à  droite  et  à  gauche 
quiconque  refusera  de  crier  :  «  Vive  la  République  russe,  démo- 
cratique et  sociale!  »  Qui  n'est  pas  avec  nous  est  contre  nous.  Qui- 
conque est  contre  nous  est  notre  ennemi.  Et  nous,  nous  sommes 
résolus  à  exterminer  nos  ennemis  par  tous  les  moyens  possibles. 
Tel  est  notre  programme  (i).  » 

Les  voilà  donc,  ces  amis  de  la  liberté  et  de  la  fraternité,  ces 
gens  instruits  !  !  ! 

Un  des  journaux  moscovites  les  plus  sérieux  raisonne  ainsi 
dans  le  même  sens,  en  employant  seulement  une  autre  forme  : 
«  Il  y  a  des  théories  très-bien  conçues,  mais  qui  ne  peuvent  tou- 
jours s'appliquer  à  la  vie  pratique  de  chaque  individu  ou  de 
chaque  nation.  Au  rang  de  ces  utopies  se  place  le  prétendu  prin- 
cipe des  nationalités  !  »  (Alors  il  faudrait  admettre,  avec  l'au- 
teur de  cet  article,  que  la  nation  n'existe  pas,  qu'elle  n'est  qu'une 


(1)  J*ai  tiré  textuellement  ces  extraits  de  l'ouvrage  du  prinoe  Dol- 
goroukoff,  le  Véridiqxie,  1. 1,  n®  2;  Bruxelles,  1862.  Le  pnnce  Dolgo- 
roukofT,  qui  déplore  cette  aberralioD,  appelle  avec  raison  les  mem- 
bres de  cette  coterie  et  les  auteurs  du  programme  des  Echappés 
fie  l* hospice  des  fousl  C'est  une  chose  triste  et  épouvantable  qu'il  y 
ait  en  Europe  des  gens  se  trompant  eux-mêmes  et  voulant  se  per- 
suader que  les  partisans  de  pareils  principes  sont  peu  nombreux. 
J'ai  la  certitude  qu'il  n'y  a  aucun  pays  où  il  n'y  en  ait  au  moins  quel- 
ques-uns. Du  reste,  ce  programme  a  déjà  été  exécuté  pendant  ran- 
née  1863  en  Pologne  où  on  massacra  les  Polonais  à  droite  et  à  gau^ 
che,  pour  cette  seule  raison  qu'ils  criaient  :  «  Vive  la  liberté!  vive 
la  nationalité  !  »  Les  années  suivantes,  Milutine  et  ses  collègrues  ont 
exterminé  les  Polonais  par  tous  les  moyens  possibles. 


—  91  - 

idée?  Par  conséquent^  le  principe  de  l'individualité  est  aussi  une 
utopie?  et  la  personne,  l'individu  n'est  aussi  qu'une  idée?  Je  ne 
sais  quelle  logique  est  en  vigueur  dans  l'empire  moscovite,  mais 
dans  le  monde  entier  il  n'y  a  qu'une  logique.  C'est  une  science 
universelle,  cosmopolite.  Pourquoi  l'adversaire  des  nationalités 
crée-t-il  une  logique  nationale?  Est-ce  aussi  pour  l'appliquer  à 
la  vie  pratique  d'un  certain  individu?) 

(c  Le  principe  des  nationalitéiï,  continue  l'auteur  socialiste,  est 
fondé  dans  sa  signiGcation  primitive  sur  les  raisons  les  meilleures 
et  les  plus  justes.  Sa  mise  en  pratique  parait,  au  premier  coup 
d'oeil,  être  la  chose  du  monde  la  plus  simple,  et  les  tendances  de 
ses  partisans  semblent,  pour  un  observateur  superficiel,  être  les 
pins  honnêtes.  Mais  hélas!  tout  cela  n'a  qite  l'apparence,  et  la 
réalité  est  tout  autre.  »  (Ce  n'est  pas  une  apparence  pour  l'au- 
teur, mais  pour  lui,  c'est  bien  une  certitude  que  tendre  à  l'in- 
dépendance est  un  crime.) 

«Le  principe  des  nationalités  est^ compréhensible  et  pratique 
dans  l'état  primitif  des  nations  appelé  encore  l'état  patriarcal, 
lorsque  la  tète  de  la  famille  ou  'de  la  tribu  est  toute-puissante 
dans  son  cercle.  C'est  de  cette  manière  que  se  sont  formées  les 
premières  sociétés,  les  premières  nationalités.  Mais  ensuite,  les 
rapports  sont  devenus  de  plus  en  plus  compliqués,  »  (Qui  les  a  com- 
pliqués, si  ce  n'est  ceux  qui  ont  écrasé  les  nations!)  «  La  force 
matérielle  ou  morale  d'un  peuple  a  pris  le  dessus  sur  les  autres.  » 
(Oui,  et  cela  a  été  si  avantageux,  que  l'auteur  libéral  veut  conser- 
ver celte  force  et  surtout  la  force  matérielle  !)«  Une  race  en  a  con- 
quis une.autre.  »  (On  veut  en  conclure  sans  doute  que  cela  doit 
durer  ainsi  !) 

«Aucune  grande  race  n'a  agi  et  n'a  pu  agir  suivant  le  principe 
de  la  nationalité.  »  (Où  l'auteur  a-t-il  pris  cela?  et  les  Allemands?) 
«Sur  le  globe  entier  il  n'y  a  pas  un  seul  pays  qui  soit  habité  ex- 
clusivement par  une  race  pure.  »  (Est-ce  une  raison  pour  qu'une 
race  dévore  l'autre  ?)  «  Chaque  race  puissante  se  rend  maltresse 
de  la  plus  faible.  »  (Oui,  par  le  droit  de  Satan.)  a  Le  résultat  d'une 
pareille  action  ou  la  conséquence  logique  d'u»  tel  ordre  dech$ses 
fût  l'établissement  de  grands  Etats,»  (je  le  crois  bien  !)  «  et  de  peu- 


—  92  ^ 

pies  composés  d'éléments  hétérogènes  et  liés  cependant  par  des 
ifUéréts  communs,  »  (Mais  si,  par  exemple^  l'auteur  veut  être 
fidèle  au  czar  et  envahir  la  propriété  d'autrui,  et  s'il  s'en  trouve 
un  autre  qui  ne  le  veuille  pas,  les  intérêts  ne  seront  plus  com" 
muns,) 

«  La  tentative,  dit  plus  loin  l'auteur  qui  s'oublie  lui-même,  la 
tentative  de  rompre  une  pareille  union  des  peuples  est  un  aime. 
Le  principe  des  nationalités,  bien  que  naturel  en  lui-même,  est 
impraticable  dans  la  situation  actuelle  des  grandes  puissances.  » 
(Ah  !  et  dans  la  situation  des  puissances  secondaires,  il  est  donc 
praticable  ?) 

«  Il  est  facile  de  s'imaginer  quel  aspect  présenterait  l'Eu- 
rope au  cas  où  on  y  appliquerait  le  principe  des  nationalités. 
Prenons,  par  exemple,  la  France,  qui  est  le  berceau  de  ces 
fausses  théories  et  de  toutes  les  utopies  politiques,  n  (Pour- 
quoi donc  l'auteur  a-t-il  été  puiser  dans  ce  berceau  le  socia- 
lisme pour  se  l'approprier?)  «  Nous  voyons  que  la  population  de 
la  France  se  divise  en  différentes  races  :  les  Basques,  les  Bretons, 
les  Allemands  d'Alsace  et  autres  qui  parlent  des  dialectes  diffé- 
rents et  ont  des  mœurs  différentes.  »  (L'auteur  tombe  dans  l'en- 
fantillage. Qui  parle  des  provinces  et  des  dialectes?  11  ne  s'agit 
pas  des  provincialismes,  mais  des  nationalités,  ni  des  dialectes 
et  des  patois,  mais  de  la  langue.) 

«  A  ce  mot  d'ordre  de  nationalité,  l'Ecosse  et  l'Irlande  pour- 
raient bien  lever  l'étendard  de  l'insurrection,  »  (Pourquoi  pas  ? 
C'est  ce  qu'elles  ont  déjà  fait  souvent),  «  de  même  que  la  Bre- 
tagne, la  Bourgogne,  d  (ce  sont  des  provinces  qui  n'ont  jamais 
pensé  à  se  séparer  de  la  France)  «  la  Norwége,  v>  (elle  jouit  d'une 
liberté  e^  d'une  autonomie  complètes)  a  et  une  multitude  d'autres 
pays.  » 

«  Si  Ton  appliquait  le  principe  des  nationalités  à  l'ordre  actuel 
des  choses  et  au  système  des  Etats  européens,  alors  au  lieu  de 
l'ordre  se  produirait  le  chaos,  au  lieu  de  la  paix  nous  aurions 
l'anarchie.  »  (Mais  le  premier  anarchiste,  le  premier  destructeur 
de  la  paix,  c'est  l'auteur  qui  soutient  la  force  brutale  et  en  pro- 
page l'autorité.)  n  faudrait  diviser  tous  les  Etats  en  parties  minus- 


—  «3  — 

culcs,  et  Ton  verrait  revenir  les  temps  fameux  des  petits  princes 
souverains^  de  l'arbitraire  et  du  droit  du  plus  fort.  »  ^L'auteur 
pense  sans  doute  que  le  droit  du  knout^  de  la  potence^  du  glaive 
et  de  la  hache  est  meilleur  que  celui  du  plus  fort.) 

a  L'intérêt  de  toutes  les  nations  est  de  s'approprier  et  de  faire 
entrer  dans  leur  sein  toutes  les  autres  nationalités.  »  (C'est  l'in- 
térêt des  voleurs  et  des  brigands  de  s'approprier  et  de  faire  entrer 
dans  leur  poche  la  propriété  d'autrui^  prise  par  ruse  ou  par 
force.  Mais  si  les  peuples  veulent  se  confédérer,  ils  se  réunis- 
sent de  leur  propre  gré  comme^  par  exemple^  des  Allemands  et 
des  Italiens  l'ont  fait  en  Suisse.) 

«  Le  temps  viendra  où  tout  le  monde  se  convaincra  que  l'ini- 
tiative partie  des  bords  de  la  Seine,  pour  provoquer  la  question 
de  nationalité  n'a  en  vue  que  des  buts  égoïstes.  Il  commence  à 
être  temps  de  renoncer  aux  utopies  nuisibles  et  d'entreprendre 
un  travail  utile.  Chaque  homme,  comme  membre  de  la  société, 
doit  regarder  la  vie  au  point  de  vue  pratique  et  ne  pas  se  plonger 
dans  l'idéal.  Quels  résultats  a  amenés  en  France  cette  lutte  achar- 
née pour  la  réalisation  de  vains  rêves?  Elle  lui  adonné  la  dynastie 
des  Bonaparte!...  »  (Si  c'était  la  dynastie  des  Holstein-Gottorp, 
les  choses  seraient  bien  plus  pratiques  et  bien  plus  utiles!) 

«  Malgré  la  répulsion  qu'on  nous  témoigne,  nous  suivons  notre 
chemin  et  nous  ne  le  quitterons  pas,  en  dépit  des  efforts  de  nos 
ennemis.  »  {Nouvelles  de  la  Bourse,  année  1865.) 

C'est  la  paraphrase  du  programme  cité  plus  haut.  Le  journal 
moscovite  dont  on  m'a  communiqué  cet  extrait  est  un  journal 
ofGciel. 

Voyez  comme  Voltaire,  Saint-Simon,  Frédéric  II,  Bismarcks 
Metternich,  Proudhon,  Alexandre  II,  Milutine  et  leurs  pareils  se 
rencontrent  sur  le  même  terrain! 

Il  n'y  a  qu'un  enfant,  un  ignorant  ou  un  esclave  qui  ne  com- 
prenne pas  que  l'ennemi  le  plus  terrible  du  despotisme,  est  la 
question  des  nationalités. 

Pour  terminer  cette  discussion  déjà  trop  longue  sur  le  socialis- 
me, il  ne  sera  pas  hors  de  propos  de  citer  les  paroles  pronon- 
cées publiquement  par  des  libéraux  dans  une  grande  assemblée 


—  94  — 

»  Nous  sommes  révolutionnaires,  socialistes  et  athées.  11  faut 
pour  toujours  en  unir  avec  cette  morale  -clu'étienne  !  »  (Jacque- 
lard). 

«  Dieu,  —  c'est  le  mal.  La  propriété,  —  c'est  le  vol.  »  (La- 
fargue.) 

«  Jurons  haine  à  la  bourgeoisie  et  à  la  noblesse,  haine  aux  ca- 
pitaux, le  droit  au  travail,  non  !  —  aux  travaillem^.  Choisissons 
entre  l'homme  et  Dieu.  »  (Casse.) 

ce  Le  lieu  de  notre  rendez-vous,  est  le  champ  de  bataille.  Je 
ne  dirai  qu'un  mot  :  aux  armes!  »  (Loisson.) 

(i  11  y  a  un  congrès  que  nous  voulons  accélérer  de  toutes  nos 
forces.  Il  se  réunira  dans  la  rue;  nos  fusils  publieront  le  vote 
décisif.»  (Jacquelard.) 

«Nous  ne  reconnaissons  aucun  pouvoir,  même  le  pouvoir  de 
Dieu,  —  nous  ne  reconnaissons  que  la  force.  »  (Tous  :  Oui,  oui.) 

Pauvres  gens!...  Qui  donc  tient  jusqu'à  ce  jour  l'humanité 
dans  les  fers,  si  ce  n'est  la  force?  (Cotigrés  international  des 
étudiants  à  Liège  et  à  BruxeUes,  convoqué  à  la  lin  d'octobre 
et  au  commencement  de  novembre  1865,  pour  répandre  les 
idées  «  progressives,  »  ) 

Qu'est-ce  donc  que  tout  cela?  Le  chaos!...  Quels  sont  donc 
les  alliés  qui  se  présentent  pour  Uvrer  bataille  aux  despotes  ? 
Contre  qui  faut-il  commencer  la  lutte?  Où  sont  les  despotes  et 
où  sont  les  champions  de  la  liberté?  Quelles  bases  donner  à  la 
révolution  ?  Quels  principes  faut-il  adopter,  quel  but  faut-il  pour- 
suivre? Avec  qui  se  réunir  et  agir?...  Dans  cette  immense  quan- 
tité de  partis,  qui  ne  méritent  ni  foi  ni  confiance,  qui  foulent  aux 
pieds  tout  ce  qui  est  saint,  dans  cet  abime  infernal  d'idées 
contradictoires,  les  uns  dévoreraient  les  autres.  Et  nos  héros 
luttant  entre  eux,  poiu'raient  être  enveloppés  d'un  vaste  filet, 
comme  des  moineaux  qui  se  battent. 

«  Non  tali  auxilio  nec  defensoribus  istis 
«  Temputt  eget » 

{En.,  liv.  II.) 


—  95  — 


OUBL  EST  LE  PLUS   GRAND  OBSTACLE  A  lA  LIBERTÉ 
ET  A  l'alliance  DES  NATIONS  ? 

Ceux  qui  parlent  le  plus  de  liberté  et  de  progrès^  avanceat 
en  même  temps  de  telles  absurdités,  et  discutent  si  misérable^ 
ment,  que  les  gens  qui  exercent  une  influence  sur  l'organisation 
sociale,  cherchent  par  tous  les  moyens  possibles  à  maintenir  le 
statu  çuo. 

Les  gouvernements,  pour  empêcher  un  bouleversement  dont 
la  violence  pourrait  être  également  nuisible  aux  souverains  et 
à  leurs  sujets,  mettent  en  œuvre  toutes  les  ressources  du  despo- 
tisme et  se  croient  même  justifiables.  D'autre  part,  des  libéraux 
et  des  patriotes  des  plus  zélés  craignent  de  contribuer  au 
développement  plus  libre  des  rapports  sociaux,  en  voyant  les 
idées  qui  régnent  dans  la  classe  soi-disant  éclairée.  Récemment, 
un  républicain  ardent,  homme  d'action,  partisan  du  libre  pro- 
grès, dans  toute  Tacceplion  de  ce  mot,  après  une  longue  lutte 
soutenue  dans  les  journaux,  écrivait  ces  paroles:  «  J'aime  mieux 
l'oppression  systématique  des  hommes  d'Etat  que  le  despotisme 
de  l'ignorance  et  de  la  brutalité  (i).  »  Il  est  parfaitement  évident 
que  dans  tous  les  cas,  dans  l'arène  du  journalisme,  comme  sur 
le  champ  de  bataille,  dajis  la  vie  publique  comme  dans  la  vie 
privée,  quand  on  n'a  qu'à  choisir  entre  deux  maux,  la  lutte  est 
toujours  plus  supportable  avec  un  homme  de  sens  qu'avec  un  sot. 

Des  écrivains  et  des  journalistes,  s'abritant  de  l'étendard  du 
progrès  et  de  la  liberté,  souvent  par  légèreté  ou  par  manque  de 
réflexion,  plus  souvent  encore  par  mauvaise  foi  et  par  spéculation, 
dans  le  seul  intérêt  de  leur  réputation,  propagent  des  idées  et 
donnent  aux  peuples  des  conseils  soi^sant  libéraux,  et  sans  rien 
faire  pour  le  bonheur  des  nations  opprimées,  ne  font  qu'eflrayer 
les  habitants  paisibles  et  éveillent  chez  les  gouvernements  comme 


(1)  «  Lieber  ein  drûckendes  SYstem  von  Staatsmaennern  getragcn, 
«  ais  ein  DespotismuB  der  Unwisaenheit  und  Brutalitst*  » 


—  96  — 

chez  les  admirateurs  de  l'état  actuel^la  vigilance^  les  précautions^ 
la  réaction. 

J'ai  déjà  mentionné  les  adversaires  que  rencontrent  les  nations 
qui  tendent  à  recouvrer  leurs  droits.  J'ai  ici  en  vue  une  classe 
particulière  de  gens  qui^  sans  s'occuper  de  politique,  exercent  sur  la 
destinée  de  la  société  l'influence  peut-être  la  plus  décisive.  Je  ne 
sais  à  qui  donner  la  préférence  à  cet  égard  :  ou  aux  propagateurs 
des  idées  fausses  aussi  nombreux  dans  les  sphères  officielles  que 
dans  les  cercles  d'une  opposition  insensée,  ou  à  ceux  qui^  en 
apparence  occupés  exclusivement  de  leurs  affaires,  ont  des  mil- 
liers de  moyens  de  tromper  l'opinion  publique.  Soit  par  leurs  in- 
trigues, soit  par  leurs  manœuvres  secrètes,  ils  minent  les  œuvres 
des  travailleurs  les  plus  assidus,  ils  discréditent  les  gens  les  plus 
honorables,  et,  liés  ensemble  par  la  communauté  des  intérêts,  ils 
forment  une  puissance  et  une  hiérarchie  d'autant  plus  terrible, 
que  leur  pouvoir  est  plus  caché.  Je  veux  parler  des  marchands 
et  des  riches  commerçants  de  tout  genre. 

Qui  a  jamais  étudié  cette  immense  fourmilière  de  gens  pour  les- 
quels le  profit  est  tout?  Leur  mot  d'ordre  est  le  présent.  Quant  à 
l'avenir,  ils  n'y  pensent  que  lorsqu'ils  songent  à  gagner  du  temps 
pour  remplir  leurs,  caisses.  Il  semble  qu'ils  s'inquiètent  peu  du 
sort  de  leurs  enfants  eux-ihèmes,  à  plus  forte  raison  de  celui  de 
leur  prochain.  Leurs  fils  et  leurs  petits-ûls  suivront  la  même 
route  qu'eux.  Les  pères  leur  apprendront  à  croire  à  l'argent 
et  à  ne  s'occuper  de  rien.  Le  commerce!...  ce  mot  magique, 
cette  pierre  philosophale  qui  produit  des  millions  dans  un 
instant...  Le  commerce,  appuyé  sur  la  paix  universelle,  dus- 
sent les  trois  quarts  de  l'humanité  périr  de  misère  et  de  lan- 
gueur, voilà  l'alpha  et  l'oméga  de  la  sagesse  des  marchands. 
Chaque  mouvement  en  avant  est  pour  eux  un  sujet  de  terreur. 

Cette  phalange  ennemie  de  tout  progrès  intellectuel  et  de  tout 
développement  des  droits  de  l'humanité  se  compose  des  banquiers^ 
des  fabricants,  des  industriels,  des  rentiers,  des  maîtres  d'hôtel 
et  de  tous  ceux  qui  exploitent  les  passions  humaines,  qui  four- 
nissent les  objets  de  luxe,  qui  parent  le  corps,  satisfont  l'esto- 
mac, qui  élèvent,  développent  et  perfectionnent  la  vie  animale^ 


—  g?  — 

les  seDs^  le  matérialisme  doré  et  parfumé  au  dehors^  mais  au  de- 
dans sale^  hideux^  et  allant  jusqu'au  cynisme  le  plus  éhonté. 

Les  soi-disant  savants  poussent  de  toutes  leurs  forces  dans 
cette  direction,  a  II  n'y  a  pas  d'âme,  r>  s'écrient-ils.  Insensés!... 
Aveugles  !  Se  sont-ils  bien  demandé  où  leur  théorie  conduirait 
la  foule? 

On  criait  jadis  et  quelques-uns  crient  encore  aujourd'hui  :«  A 
bas  les  riches  !  »  Si  Ton  commence  à  crier  :  «  A  bas  les  mar- 
chands! à  bas  les  commerçants!  à  bas  ceux  qui  font  naître  le 
scandale  et  le  luxe  !  à  bas  ces  tentateurs  qui  avilissent  le  peu- 
ple !  p  Si  la  vengeance  et  l'exaspération  se  tourne  contre  eux,  à 
qui  en  sera  la  faute? 

EFFETS  DE  l'eSCLAVAGE  DANS  LA  VIE  JOURNALIÈRE 

Je  vais  énoncer  une  opinion  qui,  en  apparence,  semble  être  un 
sophisme,  mais  qui,  dans  ma  conviction,  est  une  vérité  psycholo- 
gique et  pratique. 

La  société  est  tellement  opprimée  par  les  idées,  que  dans 
chaque  entretien  journalier,  et  presque  à  chaque  pas  de  la  vie 
sociale  apparaissent  les  traces  d'une  servitude  universelle. 

Les  vices  sociaux  et  les  ridicules  sont  exposés  dans  les  comé- 
dies, les  satires,  les  nouvelles,  les  romans,  les  caricatures,  et, 
malgré  cela,  les  mêmes  erreurs  se  répètent  partout  et  toujours. 
Si  on  lit  les  romans  avec  tant  d'avidité,  si  on  court  à  la  comédie, 
si  on  aime  à  regarder  une  caricature  spirituelle,  c'est  que 
chacun  y  voit  son  portrait  Qdèle  et  celui  de  son  semblable.  Si 
les  vices  et  les  ridicules  humains  sont  toujours  les  mêmes  depuis 
Aristophane  jusqu'à  Molière,  Augier  et  Ponsard,  depuis  Juvénal 
jusqu'à  Boileau,  Balzac  et  Berthal,  c'est  que  la  société  est  l'es- 
clave des  gouvernements  ou  de  la  sottise,  et  plus  souvent  des 
uns  et  de  l'autre.  Les  passions  et  la  sottise  gouvernent  la  so- 
ciété. Ces  deux  puissances  grandissent  comme  des  polypes,  en- 
lacent les  nations  tout  entières,  se  répandent  comme  une  peste, 
percent,  rongent  et  décomposent  l'organisme  social.  Dès  le  ber- 

w 

6 


—  98  — 

ceau^  les  idées  fausses  circulent  autour  de  nous  comme  les 
atomes  innombrables  qui  remplissent  l'atmosphère;  elles  entrent 
dans  les  poumons^  dans  le  sang,  dans  le  cerveau,  dans  l'esprit, 
et  se  propagent  de  telle  manière,  acquièrent  une  telle  autorité 
par  tradition  et  ancienneté,  que  les  excès  les  plus  monstrueux, 
les  absurdités  les  plus  choquantes  obtiennent  droit  de  cité. 

Écoutons  la  conversation  de  la  première  société  venue«  corn- 
l>osée  même  de  gens  très-instruits;  que  de  sottises  sortent  de 
leurs-  bouches  dans  l'espace  d'une  heure?  S'il  arrive  par  mal- 
heur qu'une  bêtise  ait  été  dite  avec  esprit  ou  éloquence,  c'est 
fini.  I^a  semence  est  jetée,  elle  a  germé,  elle  croîtra. 

De  la  logique,  il  n'en  est  pas  question.  Gomment  la  logique 
pourrait-elle  trouver  place  lorsque  des  professeurs  patentés 
forment  la  société^en  lui  débitant  des  absurdités  sous  une  forme 
logique  et  sérieuse?  De  la  science?  Gomment  des  idées  justes 
sortiraient-elles  des  connaissances  acquises,  quand  les  notions 
du  vrai  sont  dénaturées  à  Tenvi  dans  les  écoles  et  dans  les  sa- 
lons? De  la  religion?  de  la  moralité?  Chacune  des  confessions, 
soi-disant  chrétiennes,  a  sa  ritournelle.  Le  protestantisme  a  tué 
dans  l'homme  l'action  et  le  dévouement.  Le  catholicisme  donne 
dispense  des  devoirs  moyennant  des  prières,  des  chapelets  et  des 
confessions. 

Si  dans  une  pareille  société  il  se  trouve  une  personne  supé- 
rieure aux  autres  par  ses  capacités,  sa  raison,  ses  connaissances 
acquises,  la  sûreté  de  son  jugement,  elle  a  l'air  d'un  sauvage 
égaré  au  milieu  de  gens  civilisés.  La  triste  position  d'un  tel 
homme  en  société  se  résume  ainsi  :  ou  il  doit  se  taire,  ou  à 
chaque  mot  combattre  contre  tout  le  monde.  Dans  le  premier 
cas  il  passe  pour  un  sol,  dans  le  second  on  lui  reproche  Vesprit 
de  œntradiction.  En  aucun  cas  il  ne  peut  avoir  d'influence. 

Cette  inondation  de  sottises  et  d'erreurs  ne  saurait  être  arrêtée 
ni  refoulée.  Sa  force  est  irrésistible,  car  elle  s'appuie  sur  les 
masses  qui  précipitent  et  poussent  en  avant  cet  immense  courant. 
Dans  les  conversations  de  chaque  jour>  la  discussion  à  propos 
des  choses  ordinaires  et  des  idées  accessoires  en  apparence> 
mais  ayant  une  signification  plus  profonde  pour  un  esprit  péné- 


—  99  - 

trant,  ressemble  au  travail  des  Danaîdes,  à  la  pierre  de  Sisyphe. 
Pour  s'entendre  il  faudrait  transformer  le  monde  entier,  recom- 
mencer son  éducation.  Que  faire  avec  un  homme  qui  raisonne 
sur  les  mathématiques  supérieures  sans  connaître  la  table  de  Py- 
thagore  et  qui  soutient  que  deux  et  deux  font  cinq? 

Telles  pensées,  telles  actions.  Des  idées  convenues  sort  la  série 
d'événements  journaliers  dont  se  compose  l'ensemble  de  la  vie. 
La  manière  d'agir  de  l'individu,  comme  la  manière  d'agir  de  la 
société,  est  la  suite  des  idées  reçues.  Dans  la  vie  pratique  so- 
ciale, la  trahison  s'appelle  fidélité,  l'orgueil  prend  le  nom  de  di- 
gnité, la  fierté  désigne  l'autorité,  l'égoîsme  est  la  modération, 
l'avidité  s'appelle  sens  pratique,  l'avarice  se  nomme  économie, 
la  prodigalité  s'intitule  libéralité,  la  timidité  se  qualifie  de  tact 
et  l'insolence  de  courage;  le  libertinage  n'est  qu'un  amusement, 
le  mutisme  prouve  la  raison,  le  bavardage  indique  l'esprit,  la 
bigoterie  marque  la  piété,  le  fanatisme  passe  pour  religion,  l'a- 
théisme est  le  signe  de  l'émancipation  de  la  raison. . .  Qui  comp- 
tera ces  millions  de  sottises  humaine^?...  11  faudrait  écrire  un 
dictionnaire  spécial  des  expressions  de  la  société.  A  défaut  de 
cet  ouvrage  il  est  impossible  de  s'entendre. 

Et  que  de  bonnes  intentions!  Un  vieux  père  ne  met  pas  en  pos- 
session d'une  de  ses  propriétés  son  fils  âgé  de  quarante  ans  : 
c'est  pour  son  bien  ;  une  veuve  de  cinquante  ans,  mère  de  six 
enfants,  se  marie  avec  un  jeune  homme  de  vingt  ans  :  c'est  pour 
le  bien  de  ces  enfants;  un  capitaliste  prête  de  l'argent  à  son  voi- 
sin à  vingt-quatre  pour  cent  :  c'est  pour  son  bien;  un  fabricant 
diminue  le  salaire  des  ouvriers  :  c'est  pour  leur  bien;  un  maître 
opprime  ses  domestiques  :  c'est  pour  leur  bien.  C'est  aussi  pour 
le  bien  des  pauvres  que  le  domestique  s'enivre  et  casse  les  glaces 
des  riches;  c'est  pour  le  bien  de  l'Église  chrétienne  que  le  pré- 
dicateur catholique  distribue  des  amulettes  qui  gardent  du  pé- 
ché; c'est  poitr  le  bien  du  peuple  que  l'orateur  protestant  lui  en- 
seigne qu'il  n'y  a  pas  de  Dieu.  Le  rabbin  attise  la  haine  contre 
les  chrétiens  :  c'est  pour  le  bien  de  ses  coreligionnaires  ;  le  fonc- 
tionnaire torture  un  accusé  poUtique  :  c'est  pour  le  bien  de  la 
société  ;  le  geôlier  de  la  prison  martyrise  le  détenu  :  c'est  pour 


—  100  — 

son  bien;  la  jeune  fille  fait  souilrir  l'amant  qui  l'adore  :  c'est 
aussi  pour  son  bien. 

Celui  qui  entre  dans  cette  société  avec  des  idées  différentes 
éprouve  le  sort  d'un  merle  blanc.  «  Il  est  convenu  de  n'appeler 
fous  que  ceux  dont  la  folie  ne  s'accorde  pas  avec  la  folie  du  plus 
grand  nombre.  »  (Fontenelle), 


DE  LA  UODE 

Peut-on  oublier  la  mode  quand  on  parle  de  la  société?  Ce  dic- 
tateur,  ce  tyran  tient  la  moitié  de  l'humanité  dans  une  obéissance 
servile.  Il  faut  avouer  que  la  mode  fut  connue  dans  l'antiquité 
la  plus  reculée.  Dans  les  tragédies  d'Euripide,  les  femmes  en 
font  déjà  l'objet  de  leur  conversation.  Les  hommes  n'avaient  pas 
la  liberté  de  ne  point  s'y  conformer.  Dans  l'antiquité,  les  méde- 
cins et  les  philosophes  portaient  leur  barbe.  Ësculape,  Platon 
et  Diogène  se  distinguaient  non-seulement  par  leur  sagesse, 
mais  aussi  par  leurs  barbes  magnifiques.  C'était  le  plus  bel 
ornement  de  l'homme.  Les  peuples  d'Orient  considèrent  la 
barbe  comme  quelque  chose  de  sacré.  C'était  une  punition  et 
un  déshonneur  de  la  faire  raser.  En  Grèce,  on  ne  commença  à 
couper  la  barbe  que  sous  Alexandre  de  Macédoine.  Les  Ro- 
mains, tant  qu'ils  furent  puissants,  la  laissaient  pousser  et  en 
prenaient  un  soin  tout  particulier.  La  mode  n'en  disparut  qu'au 
troisième  siècle  avant  J.-C.  Au  temps  de  l'Empereur  Adrien  la 
barbe  reparut,  et  on  la  porta  jusqu'à  Constantin  le  Grand.  11  est 
à  remarquer  que  c'étaient  les  monarques  qui  influaient  sur  le 
costume  des  hommes.  Il  est  à  constater  que  la  barbe  disparais- 
sait aux  époques  du  plus  grand  despotisme.  Les  monarques,  qui 
brisaient  toutes  les  lois  naturelles,  ne  pardonnèrent  même  pas  à 
la  barbe,  qui  était  regardée  par  les  anciens  comme  un  signe  de 
force.  Pierre  I*'  commença  à  civiliser  la  Moscovie  en  défendant 
de  porter  la  barbe.  Nicolas  I*'  s'irritait  lorsqu'il  voyait  une  per- 
sonne avec  toute  sa  barbe.  Plus  d'un  malheureux  fut  trans- 
porté en  Sibérie  pour  avoir  résisté  à  la  haine  traditionnelle  des 


—  101  — 

tzars  contre  les  cheveux  où  ils  voyaient  sans  doute  la  force  de 
Samson.  Jusqu'à  présent^  en  Hoscovie^  le  gouvernement  persé- 
cute tous  ceux  qui  portent  de  la  barbe  comme  des  libres-penseurs 
tréS'dangereux. 

En  France,  le  peuple  imitait  ses  rois.  Sous  François  I*%  la 
mode  était  de  porter  de  longs  cheveux  et  une  barbe  courte.  Le 
roi  ayant  été  blessé  à  la  tète,  fut  obligé  de  faire  couper  ses  che- 
veux, et  laissa  pousser  sa  barbe.  Aussitôt  la  cour  entière ,  de 
faire  couper  ses  cheveux  et  de  laisser  pousser  sa  barbe.  Le  reste 
suivit  l'exemple  de  la  cour.  On  déclara  que  ce  n'était  qu'un  privi- 
lège réservé  à  certains  dignitaires.  La  nature  a  donné  de  la  bar- 
be à  tous  les  hommes;  les  gouvernements  en  on  fait  une  ques- 
tion politique.  Les  plus  grands  despotes  de  France,  Louis  XIII  et 
Louis  XIY,  ont  publié  des  règlements  relativement  à  la  barbe. 
Depuis  cette  époque,  la  forme  en  a  été  variée  à  l'infini. 

Un  Espagnol  introduisit  au  quatorzième  siècle,  les  barbes 
postiches.  Don  Pedro  lança  contre  elles  un  édit  sévère  en 
135i. 

Non-seulement  les  gouvernements  séculiers,  mais  encore  les 
papes  s'occupèrent  de  cette  grave  question.  Les  conciles  délibé- 
rèrent sur  les  barbes  des  prêtres,  les  uns  leur  permirent  d'en 
porter,  les  autres  prononcèrent  l'anathème  contre  la  barbe. 
Aujourd'hui  le  rasoir  fait  partie  des  instruments  de  la  discipline 
ecclésiastique. 

Qui  croirait  que  la  barbe  a  exercé  une  influence  décisive  sur 
les  destinées  de  l'Église?  Le  patriarche  de  Gonstantinople ,  Bes- 
sarion,  Grec  d'origine,  travaillait  beaucoup  à  l'union  de  l'Église 
orientale  avec  l'Église  romaine.  Le  pape  Eugène  lY  sut  appré- 
cier son  zèle,  et  lui  envoya  le  chapeau  de  cardinal  en  4439,  après 
le  concile  de  Florence.  lYompé  dans  ses  espérances,  cet  apôtre 
de  la  concorde  et  de  l'unité  ecclésiastique,  sans  cesser  d'aimer 
sa  patrie,  embrassa  le  culte  romain.  Après  la  mort  d'Eugène,  les 
vertus  de  Bessarion  lui  assurfient  presque  le  siège  apostolique. 
Son  élection  pouvait  amener  l'union  des  deux  cultes.  Tous  les 
votes  étaient  pour  lui.  Tout  à  coup  Alanus,  doyen  du  collège, 
soi-disant  sacré,  levant  les  yeux  au  ciel  et  joignant  les  mains, 

I.  •     6. 


—  108  — 

s'écria  :  «  Gomment  !  cette  barbe  de  bouc  pourrait-elle  être  élue 
pape?  Lui,  qui  n'a  pas  encore  été  tonsuré,  serait  notre  cbef  ?  il 
serait  placé  à  la  tête  de  ceux  qui  portent  une  barbe  courte?...  » 
Ce  fut  assez.  Les  votes  du  conclave,  «  itispiré  du  Saint-EsprUy  » 
se  tournèrent  tout  à  coup  contre  lui. 

Il  est  inutile  d'énumérer  tous  les  ridicules  et  tous  les  écarts 
que  la  mode  a  fait  naître.  Il  suffit  de  rappeler  qu'à  la  fln  du 
siècle  dernier,  on  imitait  les  chiens  et  les  tyrans  dont  le  nom 
même  inspire  de  l'aversion.  Il  y  avait  des  coiffures  à  la  chien 
barbet,  à  la  TUus,  ce  qu'on  pourrait  encore  pardonner  ;  mais  il 
y  avait  aussi  des  coiffures  à  la  Caracalla. 

De  nos  jours  encore,  le  beau  sexe  fait  preuve  d'un  étrange 
courage,  en  suivant  la  mode  de  femmes  dignes  du  plus  grand 
mépris.  Mademoiselle  de  Fontanges,  maîtresse  de  Louis  XIY,  at- 
tacha un  ruban  (sa  jarretière,  dit-on)  sur  son  front.  Le  roi  en  fut 
enchanté.  Alors  toutes  les  dames  de  la  cour  de  se  mettre  des  ru- 
bans au-dessus  des  yeux.  La  mode  courut  toute  l'Europe,  avec  le 
nom  de  l'inventrice.  Le  genre  de  coiffure  à  la  Ninon  de  Lettclos, 
à  la  Pompadour,  etc,  était  encore  très-en  vogue ,  il  n'y  a  pas 

ien  longtemps.  Toutes  les  femmes  savaient-elles  quels  noms 
elles  affichaient  sur  leur  propre  personne? 

L'envie  de  se  distinguer  par  quelque  originalité  a  été  poussée 
jusqu'à  un  tel  point,  que  les  femmes  les  plus  belles  se  sont 
transformées  en  monstres  dans  l'espérance  de  plaire.  Qui  ne  se 
rappelle  les  coiffures  à  la  Méduse?  Dix  ans  sont  à  peine  écou- 
lés, et  on  a  repris  la  même  mode.  Être  échevelée,  est  synonyme 
d'être  belle  et  d'avoir  du  goût.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  cela  donne  un  air  malpropre...  Et  les  chignons  emprisonnés 
dans  des  filets  qui  ressemblent  à  la  plique  polonaise  !  Et  ces  cri- 
nolines, ces  ballons  ambulants  sur  lesquels  on  a  tant  écrit!... 
Partout,  dans  les  plus  petits  détails,  la  même  tendance  à  aller 
contre  la  nature,  et  à  enlaidir  des  formes  charmantes.  La  déca- 
dence du  goût  apparaît  à  chaque  pas.  Mais  les  femmes  vont  sou- 
vent à  l'extrême.  Parfois,  elles  ont  l'envie  de  se  montrer  dans 
le  costume  de  nos  premiers  parents.  C'est  le  signe  du  retour 
aux  lois  naturelles.  Le  Charivari  avait  bien  raison  de  dire  :  «  Il 


—  108  — 

y  a  si  peu  de  robe,  mais  si  peu,  que  cela  ne  wxui  pas  la  peine 
dTen  porter,  » 

Dans  Tobservance  de  la  mode,  plusieurs  hommes  ont  dépassé 
le  beau  sexe  en  courage.  Pour  ceci,  comme  pour  tout  le  reste, 
il  n'y  a  pas  grande  difTérence  entre  les  modernes  coryphées  du 
monde  élégant  et  leurs  aïeux.  Philippe  le  Bon,  duc  de  Bourgogne, 
devint  amoureux  de  madame  de  Bruges,  qui  avait  les  cheveux 
rouges,  et  qui,  pour  cela,  était  l'objet  d'allusions  et  de  plaisan- 
teries sans  fin.  Le  prince  créa,  en  l'honneur  de  cette  dame,  l'or- 
dre de  la  Toison  d^or,  le  10  février  1429.  Plus  tard,  tout  le  mon- 
de brigua  l'honneur  d'obtenir  cette  décoration  qui  rappelait  la 
victoire  d'une  heureuse  beauté.  L'ordre  de  la  Jarretière  a  la 
même  origine.  En  Angleterre  on  se  le  dispute.  «  Honny  soit  qui 
mal  y  pense.  »  Il  faudrait  dire  :  Honny  soit  qui  y  pense!... 

Le  libertinage  de  la  cour  de  France  inspira  à  quelques  vieil- 
lards effrontés,  ainsi  qu'à  de  laides  coquettes  de  cacher  leurs 
cheveux  gris  et  leurs  rides  au  moyen  des  perruques  et  de  la  pour 
dre.  Les  jeunes  filles  les  plus  belles,  toutes  fraîches  et  vermeil- 
les, suivirent  leur  exemple.  Les  jeunes  gens  les  plus  beaux  ressem- 
blaient à  leurs  vieux  grands-pères.  Etait-ce  folie  ou  sottise?... 

L'Europe  vieillit  en  un  instant.  Les  plus  grands  savants  s'a- 
mourachèrent de  leurs  perruques.  Le  célèbre  Buffon  se  faisait 
friser  trois  fois  par  jour. 

Alexandre  de  Macédoine  avait  une  épaule  plus  haute  que  l'au- 
tre, et  paraissait  un  peu  contrefait.  Les  flatteurs  se  tournèrent 
la  taille  à  dessein,  pour  ressembler  au  moins  en  cela  au  héros. 
Deux  mille  cent  ans  après,  Alexandre,  tzar  de  Moscovie,  se  faisait 
bourrer  de  ouate  le  côté;  les  Moscovites,  par  attachement  pour 
leur  tzar,  marchèrent  bourrés  de  ouate  comme  des  matelas. 
Napoléon  I*'  croisait  les  bras  sur  sa  poitrine.  Le  dix-neuvième 
siècle  a  vu  beaucoup  de  grands  hommes  aux  bras  croisés.  L'Em- 
pereur François  Joseph,  réunit  ses  moustaches  à  ses  favoris;  dès 
lors,  on  ne  put  plus  distinguer  de  l'empereur  lui-même  un 
chevalier,  fidèle  aux  Habsbourgs.  En  France  même,  les  maires 
des  petits  villages  imitent  Napoléon  III  dans  sa  coiffure. 

Les  Anglais  préférèrent  l'industrie  h  la  mode.  Pour  que  les 


—  104  — 

fabriques  de  rasoirs  ne  tombent  pas  en  décadence,  ils  se  font 
soigneusement  raser  les  moustaches  et  la  barbe.  Les  Allemands 
qui  aimaient  à  envisager  dans  la  vie  le  côté  pratique,  laissent  une 
libre  place  autour  de  la  bouche  et  du  nez  pour  épargner  les  ser« 
viettes  et  les  mouchoirs.  Rien  de  plus  drôle  que  ces  physiono- 
mies barbues  et  sans  moustaches. 

Ce  qui  est  triste,  c'est  cette  imitation,  cette  singerie,  à  la- 
quelle les  hommes  sont  si  enclins.  Toutefois,  il  faut  être  juste  ; 
si  cet  esclavage  volontaire,  qui  va  jusqu'aux  vêtements,  éveille 
des  pensées  sérieuses,  ce  serait  du  despotisme  de  contra- 
rier les  plaisirs  innocents  et  si  naturels  des  jeunes  personnes 
belles,  ou  qui  veulent  l'être.  Je  ne  puis  souffrir. la  sévérité 
outrée  de  ceux  qui  jettent  indistinctement  l'anathème  sur  toute 
espèce  de  mode.  Au  fond  de  ces  jugements  rigoureux,  on  trou- 
ve  ordinairement  l'envie.  Les  femmes  coquettes  autrefois,  et  fa- 
nées aujourd'hui,  sont  les  plus  sévères.  On  connaît  le  proverbe  : 
«  Quand  le  diable  devient  vieux  il  se  fait  ermite.  »  Du  reste,  le 
progrès  de  l'art  exige  aussi  certains  changements  dans  les  habits. 
L'important,  c'est  que  la  mode  ne  soit  pas  exagérée,  ni  aveu- 
glement imitée.  Ce  qui  est  bon  dans  un  pays,  dans  une  ville  ou 
dans  un  salon,  ne  peut  convenir  partout.  Qui  est-ce  qui  sert  le 
plus  souvent  de  modèle?...  J'aime  mieux  ne  pas  le  dire.  Néan- 
moins, c'est  Paris  qui  dicte  les  lois.  Et  combien  y  a-t-il  de  gens 
qui  apprécient  la  valeur  de  l'homme,  d'après  la  valeur  de  son 
habit?...  Qu'on  n'aille  pas  me  dire  que  ce  sont  là  des  exceptions. 
Souvent  le  sort  d'un  homme  dépend  de  sa  toilette.  Le  vêtement 
exerce  une  impression  avantageuse,  ou  désavantageuse  sur  les 
gens  qui  se  sont  accoutumés  à  ne  faire  attention  qu'aux  formes. 
Qui  peut  nommer  toutes  les  nuances  des  saints,  ces  demi-souri- 
res, ces  regards  mesurant  de  la  tète  aux  pieds  la  personne  qui 
entre  dans  une  société?  Qui  appréciera  les  sentiments  et  les  pen- 
sées, qui  parcourent  avec  la  rapidité  de  l'éclair  le  cœur  et  l'es- 
prit de  l'homme,  qui  s'aperçoit  qu'on  l'humilie  à  cause  de  son 
habit  usé,  ou  d'une  mode  vieillie?  Un  seul  instant  fait  naître 
quelquefois  dans  notre  sein  des  sentiments  jusqu'alors  incon- 
nus. Combien  de  préventions  et  de  préjugés,  combien  de  haines 


—  105  — 

se  sont  produits  souvent  dans  une  seule  seconde,  causés  par 
des  contrariétés,  en  apparence  insignifiantes  ! 

Voici  encore  une  triste  conséquence  de  la  mode  mal  comprise 
et  mal  appliquée.  La  mode  parisienne  s'étend  jusqu'à  la  manière 
de  vivre,  jusqu'à  l'éducation  physique  et  morale.  Personne  ne 
contestera  que  l'éducation  ne  soit  la  base  delà  vie  sociale.  A  Paris 
on  empoisonne  déjà  assez  le  corps  par  des  mets  et  des  boissons 
nuisibles,  par  l'insomnie  et  les  rideaux  ;  on  y  empoisonne  assez 
l'esprit  par  ces  conversations  qui  sortent  des  limites  de  la  dé- 
cence, par  les  scandales  des  spectacles,  et  enfin  par  des  mœurs  dé- 
pravées qui  sont  devenues  une  chose  si  générale  qu'on  en  parle 
comme  de  phénomènes  très-naturels.  Tout  ce  qui  est  adoptera 
Paris  obtient  la  sanction  de  presque  toute  l'Europe,  et  les  autres 
nations  puisent  plus  souvent  l'enseignement  de  la  vie  dans  les 
égouts  français  que  dans  le  centre  de  la  pensée  libre  et  de  la  lu« 
mière. 

Les  Anglais,  malgré  la  grotesque  excentricité  qui  distingue 
leur  costume,  sont  dignes  d'être  imités,  parce  qu'ils  n'acceptent 
jamais  une  mode  qui  serait  à  leur  préjudice.  Leur  manière  de 
vivre  est  en  général  fondée  sur  la  santé  et  la  moralité.  Au  pre- 
mier coup  d'œil  quelle  différence  entre  les  Anglais  et  les  Fran- 
çais !  Les  Anglais  sont  grands,  sains,  forts  et  accoutumés  aux 
exercices  physiques.  Ils  ne  changent  pas  si  vite  leurs  modes, 
sont  persévérants  et  fermes  dans  leurs  entreprises.  Les  Anglaises 
sont  les  plus  belles  femmes  du  monde,  et  en  même  temps  les 
plus  saines  sans  doute.  Les  Français  ont  l'air  malades  et  pâles. 
Les  Françaises  veulent  cacher  le  manque  de  beauté  à  l'aide  de 
parures  artificielles.  Les  femmes  des  autres  pays  suivent  leur 
exemple.  Le  phis  souvent  elles  n'atteignent  pas  leur  but  et  ne 
réussissent  pas  à  cacher  leurs  propres  défauts,  car  elles  ne  savent 
pas  s'habiller.  «  Il  ne  suffit  pas  d'avoir  une  belle  robe,  il  faut  sa- 
voir la  porter.  » 

Une  femme  est  le  meilleur  juge  en  pareille  matière.  Je  cite  ici 
les  paroles  de  madame  de  Girardin,où  je  trouve  sur  la  mode  des 
vues  philosophiques  exposées  avec  esprit  : 

«  Gomment  se  fait-il  qu'il  y  ait  tant  de  différence  entre  un  cha- 


—  106  — 

peau  rose  et  un  chapeau  rose,  entre  un  mantelet  noir  et  un  man- 
telet  noir,  entre  une  jolie  femme  et  une  jolie  femme?  L'autre 
jour,  au  Théâtre-Français,  par  exemple,  les  femmes  étaient  mises, 
comme  Tétaient  hier  soir  les  femmes  à  Tivoli  :  mêmes  capotes, 
mêmes  mantelets,  mêmes  robes  de  mousseline  blanche  ;  et  pour- 
tant il  y  avait  entre  Télégance  de  celles-ci  et  la  tournure  de 
celles-là  la  distance  qu'il  y  a  entre  la  rue  du  Faubourg-Saint- 
Honoré  et  la  rue  du  Faubourg  Saint-Denis.  Les  modes  le  plus 
généralement  adoptées  ne  le  sont  que  par  une  aveugle  condes- 
cendance. La  beauté  de  toute  une  population  de  jolies  femmes  est 
souvent  immolée  aux  défauts  de  trois  ou  quatre  merveilleuses. 
Oui,  madame,  cela  est  ainsi  :  vous  qui  avez  une  taille  si  souple, 
une  tournure  si  gracieuse,  vous  ne  portez  sept  ou  huit  lés  dans 
votre  robe  que  parce  que  mademoiselle  une  telle  est  mai  faite  et 
que  tout  ce  luxe  lui  est  nécessaire;  et  vous,  madame  la  du- 
chesse, vous  qui  avez  un  cou  de  cygne  et  de  magnifiques  cheveux 
noirs,  vous  ne  portez  ces  lourds  turbans  dont  les  écharpes  à 
franges  d'or  retombent  de  chaque  côté  sur  les  oreilles,  que  parce 
que  madame  une  telle  n'a  pas  de  cheveux  sur  les  tempes  et 
qu'elle  ne  saurait  trop  cacher  ce  qui  lui  manque.  On  pourrait 
croire  que  cet  emportement  des  esprits  qui  les  entraîne  à  exa- 
gérer tout  ce  qui  les  séduit  a  pour  cause  une  imagination  sura- 
bondante, une  ardeur  sans  pareille.  On  se  tromperait  étrange- 
ment. Cette  exagération  est  tout  simplement  de  la  misère  comme 
toutes  les  exagérations.  On  n'abuse  d'une  idée  que  parce  qu'on 
n'a  pas  le  bon  sens  d'en  tirer  parti,  ou  le  génie  d'en  trouver  une 
autre.  » 

La  plupart  des  femmes  se  copient  les  unes  les  autres  ;  parmi 
les  hommes  les  uns  suivent  la  mode,  les  autres  se  modèlent 
sur  les  têtes  couronnées,  et  tous  subissent  l'influence  des 
femmes.  Or,  Ceux  qui  portent  une  raie  derrière  la  tête,  un  lor- 
gnon dans  l'œil  et  une  impériale,  ne  feront  certes  pas  de  révo- 
lution. 


—  107  — 


DES  IDÉES  QUI   ENIVRENT  L'ESPRIT 

De  même  qu'on  peut  surexciter^  affaiblir^  enivrer^  tuer  enfin 
l'organisme  physique  au  moyen  des  boissons  spiritueuses^  du  vin 
et  du  gaz,  de  même  il  est  différentes  manières  de  faire  sortir  de 
son  état  normal  Torganisme  intellectuel. 

A  cet  égard;  notre  organisme  physique  est  beaucoup  plus  heu- 
reux. Pour  l'enivrer,  ou  a  de  l'eau-de-vie  amère  ou  apprêtée  avec 
du  sucre  et  avec  des  aromates,  on  a  du  vin,  on  a  du  rhum,  du 
tabac,  et  c'est  tout.  Pour  enivrer  les  facultés  intellectuelles,  on 
possède  une  immense  quantité  de  moyens.  Quand  on  s'est  entvré 
d'alcool  ou  de  narcotique  on  se  couche,  et  le  lendemain  on  se 
réveille  la  tête  libre.  Mais  qui  donc  s'est  débarrassé  des  vapeurs, 
des  idées  fausses  dont  on  l'a  enivré?  Fontenelle  dit  quelque 
part  :  «  Du  moment  que  l'erreur  est  en  possession  de  l'esprit, 
c'est  une  merveille  si  elle  ne  s'y  maintient  pas  toujours.  » 

II  parait  que  la  société  s'efforce  d'inventer  des  moyens  de  plus 
en  plus  nouveaux,  de  plus  en  plus  spirituels  pour  maintenir  l'hu- 
manité dans  un  état  d'aliénation  mentale. 

Veut-on  des  preuves?  Suivons  les  boulevards  de  Paris,  par- 
courons les  rues  des  grandes  villes,  assistons  aux  foires,  aux  ker- 
messes, aux  fêtes  de  villages.  Que  d'enseignes,  que  d'étalages, 
que  d'écritures,  que  d'afGches,  que  de  tentations  et  d'appas!... 
La  foule  stupéûée  s'arrête,  écoute,  lit  et  s'enivre  lentement  en 
regardant  tous  ces  excitants  suspendus  sur  sa  tête;  elle  perd 
connaissance^  elle  ne  s'aperçoit  pas  qu'elle  a  tout  oublié  et  qu'elle 
reste  sous  l'impression  de  ses  sentiments  excités.  L'imagina- 
tion se  donne  carrière,  la  curiosité  Taiguillonne.  De  libre  qu'on 
était,  on  devient  esclave.  On  boit  le  plaisir  dans  le  clinquant, 
dans  les  vêtements,  dans  les  spectacles  ;  on  boit,  mais  on  ne  sait 
pas  que  des  larmes  sont  mêlées  à  cette  boisson* 

Ah!  la  liberté...  grand  mot,  mot  sacré...  liberté  de  la  pensée 
et  de  l'action,  liberté  du  commerce  et  de  l'industrie.  Hais  croyez- 
vous  que  la  liberté  se  trouve  dans  ces  têtes  troublées,  dans  ces 


—  108  — 

cerveaux  inondés  d'impressions  confuses  ?Ya-t-il  de  la  liberté  dans 
ces  paroles  infâmes^  ayant  pour  but  d'abuser  et  de  tromper  autrui? 
dans  ces  discours  dévergondés^  dans  ces  cris  qui  spéculent  sur  la 
faiblesse  humaine?  Voit-on  la  liberté  dans  ces  objets  de  com- 
merce et  d'industrie^  dans  ces  confections  qui  abaissent  l'art  et 
l'homme  ? 

On  pourrait  dire  que  les  hommes  s'efforcent  à  chaque  pas  de 
démontrer  qu'ils  sont  indignes  de  la  liberté  vraie  et  raisonnable. 
Et,  soyons-en  sûrs,  les  gouvernements  ont  l'œil  ouvert  sur  la 
manifestation  et  la  direction  de  l'esprit  public  dans  ses  plus  pe- 
tits détails.  Regardez,  disent-ils,  cette  populace,  est-ce  là  une 
réunion  d'êtres  raisonnables?  Peut-on  donner  une  plus  grande 
liberté  à  ces  foules  abruties  qui  crient,  beuglent  et  écument  sous 
l'effort  de  leurs  passions  qui  débordent?  «  Vous  ne  leur  avez  pas 
donné  l'éducation  nécessaire,  »  leur  répondons-nous.  —  «  Il  se 
trouve  parmi  eux  des  gens  qui  ont  reçu  une  éducation  supé- 
rieure, p  nous  répliquent-ils. 

Dans  notre  nature  corrompue,  il  existe  une  propension  à  la 
destruction.  Cette  inclination  s'est  tellement  développée  chez  les 
hommes  qu'elle  est  devenue  un  besoin.  Il  nous  semble  qu'en 
bouleversant  tout  ce  que  nous  a  donné  une  main  toute-puis- 
puissante,  nous  affermissons  notre  domination.  Nous  nous  Ogu- 
rons  écarter  les  obstacles  qui  s'opposent  au  progrès,  lorsqu'on 
réalité  nous  ne  faisons  que  l'entraver  davantage.  Le  genre  hu- 
main, dans  sa  fureur,  ne  s'en  est  pas  tenu  à  la  haine  de  ses 
semblables,  il  s'est  tourné  aussi  contre  des  créatures  inno- 
centes, mises  au  monde  pour  maintenir  l'équilibre  dans  l'ordre 
universel.  Nous  trouvons  dans  un  journal  ce  passage  curieux, 
digne  de  notre  attention  :  «  Autrefois ,  dit  le  Mémorial 
d'Atx,  alors  qu'on  n'avait  pas  encore  fait  cette  guerre  sans 
trêve  ni  merci  aux  merles,  aux  rossignols,  aux  fauvettes, 
aux  mésanges,  aux  rouges-gorges,  aux  chardonnerets,  aux 
linots,  aux  pinsons,  aux  verdiers,  aux  alouettes,  aux  roite- 
lets, etc.,  on  comptait,  terme  moyen,  à  chaque  printemps,  40,000 
nids  par  chaque  lieue  carrée  de  pays.  Eh  bien,  il  a  été  constaté 
qu'à  chaque  petit,  le  père  et  la  mère  donnaient  chaque  jour 


—  109  — 

15  chenilles^  soit  60  chenilles^  et  que  le  père  et  la  mère  en 
mangeaient  60  autres  pour  leur  part^  ce  qui  faisait  420  che- 
nilles pour  ta  consommation  quotidienne  de  chaque  nid.  Si  donc 
vous  multipliez  120  chenilles  par  10,000  nids,  vous  avez  un 
total  de  1 ,200,000  chenilles,  qui  étaient  détruites  chaque  jour, 
par  conséquent,  36  millions  pour  un  seul  mois.  Trente-six  mil- 
lions de  chenilles  !  Mais  a-t-on  bien  songé  que  ces  36  millions  de 
chenilles,  si  on  ne  respecte  pas  l'existence  de  tous  ces  oiseaux  du 
bon  Dieu,  qui  les  mangeaient,  mangeront  à  leur  tour  la  feuille, 
la  fleur,  le  fruit  de  nos  arbres  et  toutes  nos  plantes  potagères  et 
toutes  nos  plantes  d'agrément!  » 

Dans  les  batailles  où  tant  d'hommes  périssent,  combien  n'im- 
mole-t-on  pas  d'innocents  qui  auraient  pu  détruire  les  chenilles, 
anéantir  la  vermine  qui  ronge  l'organisme  social,  sauver  l'esprit 
et  maintenir  l'équilibre  !  Ils  n'hésitent  pas  devant  la  mort  dans  la 
conviction  qu'ils  se  sacrifient  pour  la  liberté,  ils  tombent  en 
criant  :  «  Vive  la  liberté,  »  et  ils  ne  sont  que  les  instruments  de 
la  passion  ou  les  esclaves  de  l'erreur!... 

Mais  jusqu'à  présent  règne  l'idée  que  le  triomphe  de  la  liberté 
est  la  victoire  du  corps  sur  le  corps,  et  celle  de  la  force  maté* 
rielle  sur  la  violence.  On  croit  qu'une  lutte  brutale  et  une  ba- 
taille décisive  résoudront  le  destin  de  l'humanité.  Qu'a-t-on  fait 
jusqu'à  ce  jour?  Qui  a  vaincu  l'oppression,  cette  hydre  à  cent 
têtes? Qui  a  désarmé  ces  foules  cuirassées?  ces  canons  qui  vo- 
missent le  feu  et  la  mort  ?  ces  forteresses  inexpugnables  ?  D'une 
tète  coupée  sortent  des  monstres  nouveaux  qui  sont  plus  terri- 
bles par  leurs  inventions  infernales  et  plus  forts  par  leur  nom- 
bre. Le  corps  d'un  homme  dans  une  lutte  où  il  n'a  pour  lui  que 
sa  faiblesse  naturelle,  peut-il  résister  à  une  force  toujours  renais- 
sante sur  l'ordre  d'un  puissant  monarque?  Peut-il  l'emporter, 
lorsque  son  esprit  est  faible,  et  qu'il  doute  de  la  victoire,  parra 
qu'il  est  chargé  de  fers,  parce  qu'il  porte  d'innombrables  far- 
deaux qu'on  lui  a  imposés  et  qu'il  a  volontairement  acceptés  ? 

La  lutte,  une  lutte  meurtrière  contre  la  tyrannie,  voilà  le  rêve, 
l'idéal  des  opprimés.  Tous  y  croient,  tous  attendent  le  signal  de 
l'attaque.  Rien  de  plus  noble,  rien  de  plus  sublime  que  l'amour 

L  7 


—  110- 

de  la  patrie  et  de  la  liberté,  que  le  dévouement  euTers  ses  com- 
patriotes et  son  prochain.  Mais  pourquoi  la  société  ne  se  sert-^Ue 
que  de  moyens  et  de  ressorts  matériels  ?  Pourquoi  «>st-el]e  cause 
que  des  victimes  malheureuses  succombent  incessamment  pour 
la  vérité  et  pour  la  liberté  sans  pouvoir  la  conquérir?  Pourquoi 
enivre-t-elle  l'esprit  de  notions  qui  idéalisent  la  force  brutale,  la 
puissance  de  l'homme-animal? 

Regardons  un  tableau  de  bataille.  D'un  côté  se  présentent  les 
défenseurs  des  lois  humaines  et  de  la  patrie  ;  de  l'autre,  nous 
voyons  d'avides  envahisseurs.  L'imagination  nous  emporte. 
Les  éclairs  de  la  fusillade,  la  liimée  des  canons,  la  poussière,  le 
bruit  des  coups,  le  cliquetis  des  armes,  le  tumulte,  le  trouble, 
les  cris  de  victoire,  tout  cela  frappe  nos  sens.  Nous  regardons 
cmec  une  certaine  joie  l'ennemi  de  nos  idées  personnelles,  vaincu 
et  foulé  aux  pieds  des  chevaux,  percé  d'un  ^âive,  jeté  à  terre. 
Même  le  sang  qui  coule  de  ses  blessures  ne  nous  effraye  pas!... 
Ah!  c'est  que  ce  sang  n'est  peint  que  sur  la  toile!...  Hais  si 
nous  le  voyions  sur  la  toile  de  sa  chemise  collée  à  ses  en- 
trailles qui  lui  sortent  du  ventre;  si  nous  regardions  son  vi- 
sage bleui,  ses  lèvres  brûlées,  ses  yeux  égarés;  si  nous  enten- 
dions ce  gémissement,  ce  chœur  terrible  de  milliers  de  héros 

mourants si  nous  entrions  chez  les  familles  en  deuil   et 

si  nous  entendions  ces  autres  plaintes  arrachées  par  la  dou- 
leur aux  femmes,  aux  mères  et  aux  enfants  dont  les  pleurs 
sont  l'accompagnement  des  cris  du  champ  de  bataille  ;  si  nous 
pouvions  saisir  non  dans  les  cadres  de  ce  tableau  étroit,  ni  dans 
l'hymne  de  victoire  qui  le  complète,  mais  dans  la  réalité  pen- 
dant un  seul  instant  ce  cri  épouvantable  de  douleur,  de  déses- 
poir, de  misère,  ce  cri  qui  s'arrache  de  cent  mille  poitrines, 
oh!  alors  nous  comprendrions  que  c'est  un  hymne  de  malédic- 
tion contre  notre  civilisation  et  notre  progrès,  que  c'est  le  témoi*- 
gnage  le  plus  éloquent  de  notre  impuissance,  que  notre  honte  est 
aussi  grande,  qu'est  grand  le  torrent  de  sang  et  de  larmes  de 
ces  malheureux. 

Ef  pourtant  nous  sommes  tous  auteurs  de  ces  meurtres,  car 
nous  sommes  ivres  de  mensonge  et  nous  en  enivrons  les  autres  ; 


- 111  - 

Nous  sommes  tous  fratricides.  Armés  de  nos  passions,  nous  en 
armons  les  autres.  Nous  faisons  l'apothéose  des  crimes,  parce 
que  nous-mêmes  sommes  criminels,  et  que  nous  croyons  que 
le  crime  peut  être  vaincu  par  le  crime. 


EST-IL  PERMIS    D  ASSASSINER   UN   ROI    OU   UN    EMPEREUR  DONT 
I.A   NATION  EST   MÉCONTENTE? 

it  Tune  tueras  pas,  »  dit  d'un  mot  le  Seigneur.  Comment  donc 
l'homme  ose-t-il  violer  le  commandement  divin?  Comment  peut- 
il  adresser  cette  question  à  son  semblable  ou  à  lui-même,lorsque 
Dieu  y  a  répondu  depuis  si  longtemps  ? 

Et  à  supposer  que  ce  commandement  n'existât  pas,  la  voix  de 
la  nature  ne  nous  parle-t-elle  pas  assez  haut  ?  N'entendons- 
nous  pas  cet  ordre  sublime,  gravé  dans  notre  âme  par  Dieu 
même  avant  qu'il  nous  l'ait  révélé  plus  exactement?  Du  reste, 
nous  avons  la  faculté  de  penser  et  de  réfléchir,  nous  pouvons 
donc  nous  demander  :  A  quoi  cela  mène-t-il?  Un  roi,  un  em- 
pereur quelconque  pourrait-il  faire  quelque  chose  si  ses  ministres 
ne  le  soutenaient  pas?  Et  les  ministres,  sur  quoi  s'appuient- 
ils?  Sur  la  bureaucratie.  Qui  est-Kîe  qui  la  compose?  Qui  la 
sert?  —  La  société.  — Et  qui  est-ce  qui  soutient  la  bureaucratie, 
les  ministres  et  le  roi?  —  L'armée.  —  Qui  la  compose?  -—  Le 
peuple. 

Ëst-il  donc  raisonnable,  en  mettant  tout  crime  à  part,  de  ren«- 
dre  le  roi  seul  responsable  de  la  faute  de  tout  le  monde  ?  En 
coupant  la  tête  au  roi,  coupe-t-on  aussi  la  tête  au  système?  U 
faudrait  alors  désirer,  comme  le  tyran  romain  d  autrefois,  que 
toute  la  nation  n'eût  qu'une  tête,  pour  pouvoir  la  couper  d'un 
seul  coup!...  car  les  adversaires  de  la  liberté  appartiennent  aussi 
à  la  nation  aussi  bien  que  ceux  qui  la  désirent. 

Pourquoi  la  nation  qui  a  un  mauvais  roi  supporte-t-elle  son 
mauvais  système?  Pourquoi  soutient-elle  de  mauvais  ministres, 
des  employés  et  des  soldats  qui  sont  ses  ennemis?  Qu'elle  leur 
fasse  couper  la  tête,  non  au  roi»  Mais  est-ce  une  chose  possible? 


—  112  — 

Ne  Toyons-nous  pas  que  tous  ces  moyeus  violents  n'ont  jamais 
guéri  notre  maladie  chronique  ? 

Pendant  trente-deux  siècles  à  peu  près^  depuis  1308  avant 
Jésus-Christ  jusqu'à  nos  jours^  ont  péri  de  mort  violente,  quatre 
cent  trente-cinq  souverains,  qui  ont  régné  dans  différents  pays. 
On  compte  donc,  terme  moyen,  une  mort  violente  par  sept  an- 
nées. Dans  ce  nombre  on  a  assassiné  quatre  cents  personnes  à  peu 
près,  les  autres  ont  fini  leurs  jours  par  accident  ou  sur  le  champ 
de  bataille.  (Voy.  Histoire  abrégée  chronologique  de  tous  les  sou- 
verains de  la  terre  qui  ont  péri  de  mort  violente,  Paris,  1815.) 

Parmi  les  quatre  cents  souverains  assassinés,  à  peine  y  en 
art-il  un  quart  qui  méritait  cette  mort.  Et  pourtant  cela  n'a  pas 
fait  peur  aux  tyrans.  L'orgueil  et  le  désir  de  la  domination  ren« 
dent  le  monarque  insensible  au  danger  de  mort.  Le  despotisme 
existe  depuis  quarante  siècles. 

Le  fameux  TalleyTand,  qui  préférait  la  ruse  à  toute  autre 
chose,  prononça,  à  l'occasion  de  la  mort  du  duc  d'Enghien^  ces 
paroles  mémorables  :  «  Cest  plits  qu'un  crime,  c'est  une  faute.  » 
D'après  lui,  une  faute  politique  est  pire  qu'un  crime.  Moi,  je 
dirai  du  régicide  :  a  Cest  non-seulement  un  crime,  c'est  encore  une 
sottise,  » 

Cependant,  il  fallait  appeler  l'attention  sur  cette  déviation  mo- 
rale qui  s'accentue  chaque  jour  davantage.  Pendant  les  seize 
dernières  années,  il  y  a  eu  plus  de  seize  attentats  commis  sur  les 
souverains  dans  la  seule  Europe.  Lorsque  l'histoire  universelle 
nous  montre  une  mort  violente  de  souverain  par  sept  années, 
l'Europe  nous  présente  en  moyeime  un  attentat  par  an.  Le  dan- 
ger des  souverains  a  augmenté,  et  la  patience  de  la  société  a 
diminué. 

Voici  les  attentats  contemporains  connus  :  1*  la  reine  Victoria 
fut  frappée  d'un  coup  de  bâton  par  le  hussard  Robert  Pâte,  le 
28  juin  18o0;  2<»  le  roi  de  Prusse  fut  visé  d'un  coup  de  pistolet 
et  fut  manqué,  par  Seifenlauge,  qui  criait  :  «  Vive  la  Uberté  à 
jamais!  [Freiheii  furimmer!),  au  mois  de  mai  1850;  3^  son  suc- 
cesseur fut  deux  fois  menacé  d'un  coup  de  pistolet,  et  manqué 
ausai  par  l'étudiant  en  droit  de  Leipsig,  Oscar  Becker,  parce  que 


—  113  — 

ce  monarque  ne  donnait  aucune  garantie  pour  la  réalisation  de 
l'unité  de  T Allemagne  :  cela  eut  lieu  à  Baden^  le  14  juin  1861  ; 
4»  l'empereur  d'Autriche  fut  frappé  au  cou  d'un  coup  de  couteau^ 
par  un  garçon  tailleur^  nommé  Libenny  âgé  de  vingt  ans  :  sa 
boucle  de  cravate  le  sauva;  c'était  le  28  février  1853;  5®  Fer- 
dinand Charles  III^  duc  de  Parme^  fut  tué  le  20  mars  1854;  6*  la 
reine  d'Espagne  fut  frappée  d'un  coup  de  couteau^  que  son  cor- 
set détourna  :  elle  fut  menacée  par  une  autre  personne  qui  vou- 
lait tirer  contre  elle,  lorsqu'elle  était  en  voiture;  c'était  Ray- 
mond Fuentes,  qu'un  agent  de  police  saisit  aussitôt,  le  28  mars 
1856;  7®  Ferdinand  II,  roi  de  Naples,  faillit  périr  d'un  coup  de 
baïonnette  que  lui  porta,  pendant  une  revue,  un  militaire  sorti 
des  rangs,  Agesilao  Milano,  le  8  décembre  1856;  8®  à  Marseille 
on  prépara  une  machine  infernale  de  1,500  balles  contre  l'em- 
pereur Napoléon  III,  au  mois  d'octobre  1852;  0^  un  autre  atten- 
tat contre  lui  eut  lieu  quand  il  se  rendait  à  l'Opéra-Comique,  le 
5  juillet  1853;  10<^  l'Italien  Pianori  tira  deux  coups  contre  l'em- 
pereur aux  Champs-Elysées,  le  28  avril  1855;  11^  Tibaldi,  Bar- 
toletti  et  Grilli  vinrent  d'Angleterre  à  Paris  dans  le  bût  d'assassi- 
ner Napoléon  III  ;  mais  ils  tombèrent  entre  les  mains  de  la  poUce 
en  1857;  12*  Orsini,  Gomez,  Pieri  et  Rudio,  au  mois  de  janvier 
1858,  jetèrent  des  bombes  contre  la  voiture  de  l'empereur  qui 
allait  à  l'Opéra;  13<»  la  conspiration  de  Greco,  Trabucco,  Impe- 
ratori  et  Scaglioni,  fut  découverte  en  décembre  1863;  14°  la 
reine  de  Grèce,  pendant  sa  régence,  étant  à  cheval,  reçut  un 
coup  de  pistolet  tiré  par  un  jeune  homme  de  dix-neuf  ans,  nommé 
Dosios;  15*  il  y  a  eu  contre  Victor  Emmanuel  en  1858,  un  at- 
tentat dont  Cavour  parla  au  parlement  le  16  avril  de  la  même 
année;  16*  le  grand-duc  Constantin,  lieutenant  de  l'empereur  à 
Varsovie,  fut  blessé  sur  les  escaliers  du  théâtre,  par  Jaroszynski 
en  1862;  17*  Karakasoff  a  voulu  tuer  d'un  coup  de  pistolet  l'em- 
pereur Alexandre  II,  le  16  avril  1866. 

Folie,  sans   doute  ;  mais  pourquoi  les  monarques  sont-ils  le 
plus  souvent  la  cause  de  cette  folie  ? 

Le  vieil  organisme  officiel  a  brisé  tous  les  droits  de  l'huma- 
nité. Aujourd'hui  la  foule  ne  sait  pas  distinguer  les  souverains 


-  114  — 

qui  sont  ses  ennemis  de  ceux  qui  conduisent  les  nations  à  la 
liberté.  Elle  s'impatiente,  car  elle  se  défie  et  soupçonne  partout 
la  conjuration  des  méchants  contre  les  gens  de  bien.  Elle  croit 
accélérer  par  des  meurtres  le  moment  de  l'émancipation.  Elle 
voit  que  le  crime  est  devenu  un  droit,  un  état  ordinaire  et  con- 
tinu de  la  société  ;  elle  a  confiance  dans  les  moyens  violents  pour 
éUAlir  l'ordre  naturel  auquel  l'humanité  tend  depuis  longtemps 
en  vain.  La  plus  sublime  vertu  revêt  la  forme  du  crime!  Tel  est 
aujourd'hui  l'avilissement  de  l'homme. 


II 


QUE  FAIRE? 


Si  je  ma  trompe,  o'eêt  de  bonne  foi;  cela  tnffit 

gour  que  mon  errear  ne  me  soit  pas  imputée  à  erime. 
i  je  pense  bien,  la  raison  nous  est  oommane,  et 
no«i8  avons  le  même  intérêt  k  l'éconter.  Pourquoi  ne 
penseriez-TOus  pas  comme  moi  ? 

(ROU88IAU,  ProfeSÊÙm  de  foi  du  Vicaire  savoyard.) 

«  Moi  aussi  je  porte  ma  vérité  dans  mon  Ame,  et  il 
faut  que  je  la  réalise.  > 


J'ai  démontré  plus  haut,  Urne  semble,  que  la  révolution  unî- 
verseUe  dans  le  sens  ordinaire  du  mot  est  impossible  et  inutile. 
J'ai  fait  voir  les  causes  de  mon  opinion.  Les  révolutions  par- 
tielles, cela  est  évident,  n'ont  assuré  non  plus  aucun  avantage  à 
la  société  entière. 

Gela  est  vrai.  Mais  les  choses  ne  peuvent  pas  rester  plus  long- 
temps dans  rétat  où  elles  sont  à  présent. 

Deux  chemins  s'ouvrent  devant  nous:  nous  sommes  au  moment 
le  plus  solennel,,  et  il  y  a  à  opter  entre  deux  alternatives  :  ou 
une  révolution  terrible,  irrévocable,  inconnue  jusqu'à  présent,  ou 
une  profonde  réforme  de  la  société  sur  des  bases  libérales  et  rai- 
sonnables. 

Ici,  i]  n'y  a  pas  de  juste  milieu.  Pas  de  transactions.  Que  la 
volonté  des  nations  prononce. 

Je  le  répète  :  quoique,  à  mon  avis,  une  révolution  opérée  dans 


—  116  — 

l'état  actuel  de  l'Europe  puisse  faire  à  ses  habitants  plus  de  mal 
que  de  bien^  ou  dans  la  supposition  la  plus  favorable  doive  dé- 
vorer énormément  de  victimes;  cependant^  je  suis  profondément 
convaincu  qu'une  révolution  épouvantable  éclatera  dans  toute 
l'Europe^  si  l'on  ne  satisfait  pas  radicalement  et  immédiatement 
les  désirs  des  nations. 

Aucun  raisonnement  ne  peut  atténuer  la  gravité  de  la  situa- 
tion que  nous  avons  sous  les  yeux.  U  y  a  chez  les  nations  euro- 
péennes des  armées  de  3  millions  d'hommes^  pour  lesquelles  les 
habitants  payent  3  milliards  chaque  année,  et  une  dette  de 
70  milliards.  Tout  cela  pèse  sur  la  gorge  des  habitants  de  l'Eu- 
rope. La  société  ne  peut  respirer.  L'esprit  est  oppressé. 

Quelqu'un  a-t-il  songé  au  nombre  d^ hommes  qui  sucœmhent? 
Combien  en  a-t-il  péri  au  dix-neuvième  siècle? — Plus  de  8  mil- 
lions, à  notre  connaissance.  La  révolution  a  dévoré  en  France  à 
peu  près  un  million  de  victimes  ;  les  guerres  de  Napoléon  en 
ont  coûté  plus  encore  que  la  révolution  ;  les  guerres  des  tzars 
moscovites  au  Caucase,  en  Crimée  et  en  Pologne  ont  été  plus 
meurtrières  que  celles  de  Napoléon.  Genghiskan  n'a  fait  périr  que 
6  millions  d'hommes. 

A-t-on  calculé  que  cela  fait  plus  de  cent  mille  hommes  tués 
par  an  ?  Et  combien  de  batailles  ont  englouti  un  pareil  nombre 
de  victimes  en  quelques  heures  ! 

La  révolution  était  un  effort  contre  l'ancienne  oppression.  L'al- 
liance des  monarques  a  été  le  plus  grand  effort  fait  pour  oppri- 
mer la  liberté.  Les  guerres  de  Napoléon  étaient  à  la  fois  une 
défense  des  principes  de  la  liberté,  une  lutte  gigantesque  contre 
la  coalition  et  aussi  la  suite  des  abus  de  l'arbitraire  et  de  la  vio- 
lence. Les  dernières  guerres  ont  été  la  suite  de  l'alliance  des 
monarques  contre  l'indépendance  des  nations. 

A  quelque  point  de  vue  que  nous  considérions  la  France, 
nous  voyons  toujours  qu'elle  a  combattu  pour  la  défense  des 
droits  suprêmes  de  l'humanité.  Tous  les  désastres  de  la  société 
tombent  donc  sur  la  conscience  de  ses  ennemis. 

Ainsi,  dans  un  siècle  qui  s'appelle  civilisé,  dans  un  siècle  où  les 
monarques  parlent  toujours  du  paisible  développement  de  l'huma- 


—  117  — 

nité  par  des  voies  libérales  et  s'en  attribuent  le  mérite,  pluB  de 
100,000 bommes,  la  fleur  des  habitants, périssent  chaque  année! 

Huit  millions  en  trois  quarts  de  siècle  !  C'est  un  nombre  ef- 
frayant! Ajoutons  qu'il  y  a  au  moins  deux  fois  autant  de  per- 
sonnes qui  ont  pleuré  ces  malheureux,  privés  de  la  vie  de  la 
manière  la  plus  atroce.  Ajoutons-y  ce  fait  incontestable  que 
pendant  chaque  guerre  beaucoup  plus  de  soldats  périssent  dam 
ks  hôpitaux  que  sur  le  chanip  de  bataille.  Quelques  exemples  le 
prouveront. 

D'après  les  sources  officielles,  10,000  soldats  furent  tués  en 
Angleterre  pendant  la  guerre  de  vingt-deux  ans  avec  la  France  ; 
donc,  en  moyenne,  000  hommes  par  an.  0  y  eut  quatre  fois  plus 
de  blessés  pendant  cette  guerre,  c'est-à-dire  ensemUe  79,709, 
soit  3,623  par  an.  Dans  l'Angleterre  il  y  eut  donc  pendant 
vingt-deux  années,  tant  tués  que  blessés,  en  moyenne,  plus  de 
4,500  hommes  par  an. 

Pendant  la  guerre  d'Espagne,  qui  dura  trois  ans  et  demi, 
l'armée  anglaise  perdit  9,000  hommes,  par  suite  des  blessures 
et  trois  fois  autant  par  suite  des  maladies.  Les  rapports  officiels 
ont  donné  8,999  hommes  qui  moururent  de  blessures  et  24,930 
qui  périrent  de  misère.  Donc,  les  fatigues  de  la  guerre  empor- 
tent plus  de  victimes  que  les  armes  de  l'ennemi.  Et  qui  comp- 
tera les  profondes  blessures  de  l'âme,  les  larmes  des  veuves  et 
des  orphelins?... 

Cette  proportion  a  été  plus  terrible  pendant  l'expédition  des  An- 
glais à  Vliessingent  en  Zélande,  1809.  Pendant  le  siège  de  cette 
forteresse,  l'armée,  forte  de  40,000  hommes,  n'en  perdit  que 
217  tués  par  l'ennemi;  mais,  pendant  quatre  mois,  il  en 
mourut  plus  de  4,000  par  suite  des  maladies.  Plus  de  la  moitié 
du  corps  expéditionnaire  eut  ù  souiïrir  des  maladies  les  plus 
graves.  Le  nombre  des  malades  était  de  26,846.  Pendant  la 
guerre  de  Crimée,  il  ne  resta  que  30  hommes  du  63*  régiment, 
qui  comptait  1,500  soldats.  En  1855,  au  mois  de  février,  six 
soldats  succombèrent  sous  les  coups  de  l'ennemi,  et  deux  mille 
soixante-sept  moururent  à  cause  de  maladie  au  camp  et  aux  h^ 
pitaux  établis  sur  le  Bosphore.  Et  Ton  croit  savoir  que  les  soins 

7. 


—  118  — 


« 


donoëa  aux  soldats  dans  Tannée  anglaise  ne  laissent  rien  à  dé* 
sîrer. 

Le  général  Jomîni  a  démontré  que  pendant  la  guerre  de 
Turquie  de  i828  à  1829^  sur  ii  5^000  soldats  que  perdirent  les 
Moscovites^  il  en  mourut  100,000  de  maladie. 

Les  troupes  moscovites,  avant  leur  arrivée  en  Crimée  (1854), 
perdirent  pendant  la  marche  plus  de  100,000  hommes.  On  a 
compté  que,  durant  le  siège  de  Sébastopol,  il  est  mort  de  mala- 
dies et  de  blessures  plus  de  40,000  Moscovites  dans  le  seul  hôpital 
de  Sympheropol  pendant  l'espace  de  quinze'  mois.  Outre  cela,  on 
transporta  ailleurs,  en  trois  cents  convois,  à  peu  près  100,000 
malades  (1). 

Le  docteur  Chenu,  chirurgien  en  chef  de  l'armée  française, 
donne  le  rapport  suivant  des  soldats  tués  sur  le  champ  de  ba- 
taille ou  morts  dans  les  hôpitaux  pendant  la  guerre  de  Crimée  : 

Français 95,615 

Anglais 22,182(2) 

Italiens 2,194 

Turcs 35,000 

Moscovites 630,000 

Ensemble  il  est  tombé  des  deux  côtés  800,000  soldats  en  vingt- 
deux  mois.  On  estime  les  frais  de  la  guerre  à  7  milliards.  D'après 
le  rapport  du  général  Niel,  le  siège  de  Sébastopol  coûta  aux 
Français  40,000  hommes.  Je  rappelle  ces  faits.  Ce  sont  des  sou- 
venirs importants. 

Lorsqu'on  pense  que  tout  cela  n'a  eu  presque  aucun  résultat, 
le  tzar  ayant  fait  construire  à  Nicolaïeff  une  forteresse  plus  re- 
doutable que  celle  de  Sébastopol,  et  ayant  établi  une  flotte  sur  la 
mer  Noire  sous  prétexte  de  vaisseaux  de  commerce  ;  lofsqu'on 
réfléchit  que  la  puissance  de  quelques  Etats  affaiblis |)ouf  quelque 
temps  par  Napo'éon  s'est  rétablie,  et  prend  à  la  gorge  presque 
toutes  les  nations  de  l'Europe  ;  lorsqu'on  voit  ce  que  la  France 


(i)  n  Comp.  Handbuch  der  vergleichendenJStatistik  von  Kolb.  » 
(2)  Et  en  «us,  d'après  les  rapports  anglais,  11,347  invalides. 


—  119  — 

a  conquis  pour  l'humaxiité  dans  ses  mouvements  d'élan,  foulé 
aux  pieds  par  l'odieuse  conjuration  de  ses  ennemis,  l'&me  est 
saisie  d'horreur  devant  ces  flots  de  sang  qui  ont  coulé  pour  rien. 
Depuis  la  révolution  française,  la  vie  des  peuples  n'a  été  qu'une 
série  de  sacrifices,  et  de  sacrifices  jusqu'ic  i  à  peu  près  inu< 
tiles!... 

Si  l'on  y  ajoute  ce  qui  est  justement  démontré  par  les  calculs 
statistiques  que  pendant  la  guerre  on  dépense  pour  tuer  un 
homme  autant  de  plomb  que  pèse  cet  homme  lui-même  ;  si  l'on 
applique  cette  quantité  au  nombre  d'hommes  tués  depuis  trois 
quarts  de  siècle,  on  aura  une  idée  des  frais  de  guerre  qui  n'ont 
eu  pour  résultat  que  l'esclavage  presque  universel  sous  un  joug 
systématique. 

A  présent,  regardons  ce  qu'a  produit  l'oppression  sous  tous 
les  rapports  :  le  manque  d'instruction,  la  démoralisation  et  l'ir- 
réligion qui  se  répand  d'une  manière  ef&'ayante,  à  ce  point  qu'en 
Angleterre  même  il  y  a  plus  de  5  millions  de  personnes  n'ap- 
partenant à  aucune  religion;  figurons-nous  la  disposition  des  es- 
prits montrant  çà  et  là  des  symptômes  qui  prouvent  que  la  pa- 
tience de  la  société  est  à  bout,  et,  après  avoir  réfléchi  sérieuse" 
ment  à  tout  cela,  disons  si  un  tel  ordre  de  choses  peut  durer 
plus  longtemps? 

On  parle  avec  indignation  des  anthropophages.  On  lit  avec  dou- 
leur des  récits  exagérés  et  incertains  sur  les  pays  où  les  sauva- 
ges immolent  chaque  année  à  leurs  dieux  500  hommes  ici, 
i,000  hommes  ailleurs,  10,000  dans  un  autre  endroit  et  20,000 
dans  un  autre  encore.  Personne  n'a  donné  un  chiffre  plus  élevé 
que  celui-là.  Qui  a  donc  compté  tous  ces  sacrifices?  Les  sau- 
vages ne  tiennent  pas  de  statistique  et  ne  se  nourrissent  pas  seu- 
lement de  chair  humaine.  Cependant,  quelle  est  cette  proportion 
en  raison  du  nombre  de  gens  que  l'Europe  immole  non  aux 
dieux  mais  aux  hommes? 

Plus  de  100,000  hommes  par  an  !  Tous  les  sauvages  réunis 
n'en  consomment  pas  autant.  Ce  n'est  là  qu'un  côté  :  la  mort 
violente  d'une  seule  classe,  de  l'armée.  Et  les  familles  de  ceux 
qui  ont  succombé?  Leur  désespoir?  Les  martyrs  de  l'esprit?  La 


—  120  — 

mort  de  l'esprit,  son  assassinat,  pour  parler  ainsi  !  De  tout  cela 
la  statistique  ne  sait  rien. 

Et  comme  â  on  voulait  insulter  Dieu,  après  chaque  victoire 
on  chante  un  Te  Deum,  cet  hymne  qu'on  entonnait  pour  les  mar- 
tyrs dans  les  premiers  siècles  du  christianisme.  La  violence 
blesse,  torture,  déchire  et  tue  tout  ce  dont  Thomrne  se  compose, 
son  corps  et  son  âme. 

ce  Misère  que  les  paroles  !  U  n'y  a  pas  de  paroles  pour  certaines 
impressions.  » 

Une  partie  énorme  de  la  société  outient  cette  violence.  Nous 
avons  compté  les  oppresseurs  ainsi  que  ceux  qui  les  servent.  Nous 
indiquerons  chacun  du  doigt.  Mais  à  travers  toute  l'Europe,  il 
n'existe  pas  une  nation  qui'  n'ait  point  quelques  esprits  d'élite. 
Ceux-ci  cachent  dans  leur  sein  une  force  aussi  puissante  que 
l'acier.  Du  choc  de  cet  acier  on  verra  aussitôt  jaillir  V étincelle 
qui  git  au  plus  profond  de  Vàme  endormie  et  passive  de  la  foule; 
en  un  instant,  le  corps  tombé  en  léthargie  se  réveillera  pour 
agir,  se  lèvera  comme  le  grandiose  idéal  de  l'humanité  qui  dé- 
sire revêtir  des  formes  naturelles  et  accomplir  sa  mission,  et  il 
s'écriera  à  haute  voix  par  la  bouche  des  nations  :  Nous  voulons 
vivre,  car  nous  étions  morts  jusqu'à  présent. 

Cette  étincelle  ne  peut  jaillir  que  d'un  esprit- puissant  et  pur, 
par  conséquent  d'un  esprit  armé  des  vérités  étemelles,  mais 
quelle  direction  prendra-t-elle?  Là  est  toute  la  question.  La  même 
flamme  peut  éclairer  et  brûler. 

Ceux  qui  ont  gardé  la  pureté  immaculée  de  l'esprit,  sont  les 
apôtres  de  la  vérité.  Leurs  pensées  sont  claires,  transparentes, 
fraîches  comme  la  source  d'où  elles  découlent.  Leur  raison  est 
simple,  parce  qu'elle  est  grande,  et  elle  est  grande  parce  qu'elle 
est  simple.  Ils  annonceront  au  peuple  la  bonne  nouvelle  de  la 
liberté.  Ce  sont  de  véritables  envoyés  de  Dieu.  Eux  seuls  peu- 
vent faire  sortir  la  lumière  de  cette  étincelle.  Mais  que  leur 
nombre  est  petit  ! 

Les  faux  prophètes  veulent  les  imiter,  et  employer  ce  feu  sacré 
à  attiser  un  incendie.  Les  destructeurs!  Os  veulent  absolument 
mettre  en  cendres  le  peu  qui  est  resté  de  notre  vaisseau  en  ruine. 


—  121  — 

La  fou]e  passionnée  s'écrie  :  «  La  liberté!  nous  sacrifions  tout 
pour  elle.  Pour  elle,  nous  ne  reculons  devant  rien.  »  Les  hy- 
pocrites! Ce  sont  eux-mêmes,  qu'ils  aiment  et  non  la  liberté.  Dans 
chacune  de  leurs  paroles  on  sent  la  corruption  de  l'esclavage. 
Leurs  pensées  sont  troubles,  ils  les  ont  puisées  dans  un  bourbier. 

A  côté  de  cette  foule  de  gens  qui  servent  les  oppresseurs  en 
toute  connaissance  de  cause,  se  place  la  multitude  désarmée, 
faible,  qui  aide  les  oppresseurs  sans  le  savoir,  et  tout  en  les  dé- 
testant. Elle  désire  la  liberté,  et  ne  la  connaît  que  de  nom  ; 
elle  l'aime,  mais  elle  porte  les  coups  les  plus  terribles  à  cette 
amante  inconnue;  car  la  liberté  est  pure,  et  l'écume  de  la  pas- 
sion ne  fait  que  salir.  Ces  masses  qui  errent  dans  les  ténèbres 
sous  le  joug  de  la  passion  font  tort  à  h  liberté;  néanmoins  elles 
sont  redoutables  à  ses  ennemis  déclarés.  La  discorde  et  Terreur 
renforcent  le  pouvoir  de  la  violence.  Cependant  les  coups  des 
masses  peuvent  ébranler  pour  un  moment  la  puissance  la  plus 
grande.  Elles  n'assureront  pas  à  la  liberté  les  avantages  qu'elle 
attend,  mais  elles  en  secoueront  les  chaînes  avec  une  fureur 
aveugle.  Dans  cette  agitation  titanique  la  société  peut  être  gra- 
vement blessée. 

Les  éléments  sont  accumulés  et  préparés  pour  une  lutte 
épouvantable  et  désespérée.  Il  faut  être  sourd  pour  ne  pas  enten- 
dre le  tonnerre  qui  gronde  dans  le  lointain.  Tout  sort  des  règles 
ordinaires.  Sur  la  surface  de  l'eau  paisible  en  apparence  se  for- 
ment peu  à  peu  des  vagues  qui  présagent  l'approche  d'un  oura- 
gan impétueux.  Des  vents  ennemis,  sinistres  avant-coureurs,  le 
précèdent  dans  sa  course  et  ébranlent  la  nature  entière. 

Peut-être  que  ceux  de  qui  il  dépendrait  de  prévenir  l'o- 
rage, le  déchaîneront-ils  par  ignorance?...  La  foule  le  plus  sou- 
vent ne  raisonne  pas;  elle  ne  calcule  pas  les  forces  de  ses  ad- 
versaires; elle  regarde  seulement  ses  plaies  et  connaît  ses  souf- 
frances. Et  si  elle  raisonne,  son  raisonnement  est  terrible  ;  «Des 
milliers  d'entre  nous  périssent  sur  l'ordre  des  oppresseurs,  pé- 
rissons  encore  par  milliws,  mais  que  ce  soit  la  dernière  fois.  » 
Que  répondre  à  cela? 

Nous  savons  quels  événements  ont  précédé  la  révolution  fran- 


—  122  — 

çaise.  Celui  qui  examinera  soigneusement  la  disposition  actuelle 
des  esprits^  avouera  que  l'arsenal  des  idées  avant  la  révolution 
ne  peut  être  comparé  à  celui  d'aujourd'hui.  Quiconque  observera 
impartialement  Tétat  présent  de  l'Europe^  constatera  que  l'op- 
pression a  pris  des  proportions  plus  grandes  qu'autrefois  et  que 
les  droits  de  l'humanité  sont  violés  à  chaque  pas.  Est-il  possible, 
est-il  dans  la  nature  humaine  de  supporter  de  pareilles  choses  ? 

Un  grand  danger  menace  également  les  gouvernements  et  la 
société.  Qui  détournera  cet  orage?  Qui  peut  l'empêcher?  Cette 
même  société.  Par  quel  moyen?  Par  la  vérité. 

Le  temps  presse,  pas  de  lutte  inutile.  L'Europe  gémit  depuis 
trop  longtemps  sous  le  joug  de  l'esclavage  pour  s'exposer  encore 
à  une  nouvelle  défaite. 


POURQUOI    PRESQUE    TOUTES  LES    RÉVOLUTIONS   EUROPÉENNES  N'ONT- 
ELLES  PAS  EU  LE  RÉSULTAT  QU'ON  S* EN  PROMETTAIT? 

Examinons  ce  point.  La  question  est  grave.  La  solution  de  ce 
problème  est  la  première  condition  du  progrès  et  de  la  liberté. 
Les  erreurs  de  nos  prédécesseurs  doivent  nous  être  utiles  et 
nous  servir  d'enseignement. 

A  mes  yeux,  les  causes  de  l'insuccès  de  toutes  les  luttes  pour 
la  liberté  sont  évidentes;  elles  se  réduisent  à  cinq  :  1«  la  fai- 
blesse de  l'esprit  ;  2°  l'imitation  ;  3«  le  désir  d'un  bouleverse- 
ment radical  et  instantané  de  tous  les  rapports  sociaux;  et  par 
conséquent  ¥  l'augmentation  volontaire  du  nombre  des  adver- 
saires ;  5^  enfin,  l'action  isolée  des  nations  qui  se  soulèvent  sans 
entente  préalable. 

Sous  le  nom  de  faiblesse  de  l'esprit,  j'entends  la  soumission 
aux  passions.  Il  ne  sufDt  pas  de  vouloir  la  liberté,  il  faut  encore 
en  être  digne.  Il  ne  suffît  pas  d'être  prêt  h  mourir,  il  faut  savoir 
mourir.  Celui-là  est  un  héros,  un  véritable  fils  de  la  liberté,  qui 
meurt  pur;  et  celui-là  est  pur,  qui  connaît  et  aime  la  vérité. 

Que  l'on  serve  un  despote  et  qu'on  sacrifie  sa  vie  pour  lui  ; 
qu'on  se  Hvre  à  une  passion  ou  à  une  folie,  qu'enfin  on  se  sou- 


—  123  — 

mette  à  son  amour-propre;  dans  tous  ces  cas  on  est  également 
esclave.  Quelle  différence  entre  ces  servitudes  diverses  ?  Je  n'en 
trouve  aucune. 

En  vérité,  il  est  plus  rude  d'être  aux  prises  avec  ses  pas- 
sions qu'avec  un  ennemi  armé  d'une  baïonnette.  Dans  une  lutte 
corps  à  corps^  le  sang  monte  aux  yeux^  le  tumulte  trouble  les 
sens  ;  un  moment  d'oubli  mène  au  courage.  Mais  la  lutte  mo- 
rale contre  les  passions,  la  lutte  successive^  continue,  de  chaque 
jour  et  de  chaque  heure,  du  matin  au  soir,  pendant  toute  la 
vie,  voilà  le  chemin  de  la  victoire.  Quand  on  s'est  vaincu  soi- 
même,  quand  on  est  maître  de  soi,  on  peut  se  nommer  libre  et 
marcher  bravement  au  combat.  Quand  on  s'est  élevé  à  cette 
hauteur  sublime,  où  doit  se  placer  le  vrai  défenseur  de  la  li- 
berté, on  a  devant  soi  un  immense  horizon,  on  est  comme  inondé 
d'une  éclatante  lumière.  On  ne  risque  pas  de  se  tromper.  On 
succombera  peut-être,  mais  ce  ne  sera  pas  sans  gloire.  Une 
armée  formée  d'hommes  comme  ceux-là  serait  invincible. 

Que  voyons-nous  au  contraire  dans  chaque  révolution?  Une 
poignée  de  héros  et  une  tourbe  d'esclaves  assujettis  à  leurs  pro- 
pres passions.  Les  gens  les  plus  braves,  matériellement  les  plus 
forts,  mais  faibles  d'esprit,  s'élèvent  au-dessus  de  cette  foule 
qu'ils  dirigent  sans  savoir  lui  communiquer  cette  force  que  ne 
peut  vaincre  le  fer,  parce  qu'eux-mêmes  ne  la  possèdent  pas. 
C'est  donc  le  corps  qui  lutte  avec  le  corps,  les  muscles  avec  les 
muscles,  et  la  victoire  reste  à  la  plus  forte  somme  de  violence. 

Dans  la  Révolution  française,  les  élans  les  plus  nobles,  les  in- 
tentions les  plus  honorables  s'en  allèrent  en  fumée  dès  le  pre- 
mier jour.  On  les  défigura  d'une  manière  impitoyable.  On  déclara 
la  guerre  à  Dieu,  on  se  révolta  contre  la  nature.  Les  gens  les 
plus  dépourvus  de  raison  nommèrent  déesse  la  raison.  Oh  !  qu'il 
est  triste  et  terrible  de  penser  que  la  même  comédie  barbare 
peut  se  renouveler  encore. 

La  force  intellectuelle  a  le  don  de  multiplication  ;  elle  a  la 
propriété  de  se  doubler,  de  se  tripler,  de  se  centupler.  On  dirait 
qu'elle  magnétise  les  foules.  La  force  de  la  lumière  les  pénètre 
et  les  rend  invincibles.  Mais  si  l'esprit  négatif  se  sert  de  ces  for- 


—  124  — 

ces»  il  ne  peut  qu'agir  d'une  manière  négative;  alors  chaque 
mouvement  devient  artificiel^  galvanique^  éphémère. 

Ceux  qui  sont  esclaves  eux-mêmes^  peuvent-ils  défendre  la 
liberté?  Est-il  possible  de  secouer  le  joug  des  tyrans^  quand  on 
courbe  volontairement  la  tête  sous  celui  des  passions  ?  Dans  cette 
position  servile^  les  esclaves  ne  voient  pas  la  lumière  et  mar- 
chent en  aveugles.  Au  fond  de  leurs  pensées^  on  trouve  la  confu- 
sion; au  fond  de  leur  àme^  l'orgueil  et  la  haine.  Or,  là  où  il  n'y 
a  pas  d'amour,  il  ne  se  produit  que  destruction,  il  n'y  a  pas  de 
place  pour  la  liberté,  qui  s'unit  avec  l'amour  absolument  comme 
la  lumière  avec  la  chaleur  dans  le  même  rayon. 

Quelquefois  la  force  individuelle  de  l'esprit  est  dirigée  de  telle 
sorte,  qu'elle  peut  produire  au  dehors  une  puissance  très-effec- 
tive, tandis  qu'elle  ne  saurait  se  concentrer  en  elle-même.  Le 
défaut  de  cet  équiUbre  engendre,  tôt  ou  tard,  la  décadence  de 
l'esprit.  Napoléon  I*'  appartient  à  cette  catégorie.  Il  dominait 
tout,  mais  il  ne  savait  pas  se  dominer  lui-même;  et  de  bonne 
heure  il  laissa  pénétrer  la  passion  dans  son  ûme.  Une  fois  qu'il 
lui  fut  soumis,  il  perdit  de  vue  la  vérité  et  ne  suivit  que  le  fan- 
tôme de  la  gloire. 

En  1796,  Bonaparte  se  mit,  à  Nice,  à  la  tête  de  l'armée  d'fta- 
he.  Les  soldats,  au  nombre  de  quarante-trois  mille,  étaient  dans 
la  plus  grande  misère.  Us  ne  pouvaient  satisfaire  les  premiers 
besoins  de  la  vie.  Mais  ils  étaient  prêts  à  conquérir  ce  qu'ils  ap- 
pelaient la  gloire  et  à  s'emparer  des  biens  des  habitants  paisi- 
bles. Le  droit  d'égalité  déjà  établi  était  réalisé  dans  la  personne 
du  jeune  général.  Il  le  transforma  en  instrument  de  violence.  Le 
30  mars,  il  publia  un  ordre  du  jour  qui  autorisait  le  pillage,  et 
qui  était  un  programme  de  conquête. 

((  Soldats,  vous  êtes  mal  nourris  et  presque  nus;  le  gouverne- 
ment vous  doit  beaucoup,  mais  il  ne  peut  rien  pour  vous  (!). 
Votre  patience  et  votre  courage  vous  honorent,  mais  ne  vous 
procurent  ni  gloire  ni  avantages.  Je  vais  vous  conduire  dans  les 
plus  fertiles  plaines  du  monde.  Vous  y  trouverez  de  grandes 
villes,  de  riches  provinces,  vous  y  trouverez  honneur  (!),  gloire  (!!) 
et  richesses  (!!!).  Soldats  d'Italie,  manqueriez-vous  de  courage?  » 


—  125  — 

Que  ce  fameux  héros  nous  parait  petit  dans  ces  paroles  à  côté 
de  Napoléon  III,  remettant  à  Milan  la  liberté  des  Italiens  délivrés 
aux  mains  de  Télu  de  la  nation.  Que  le  sauveur  de  l'Italie  était 
grand  alors,  que  la  France  était  grande  ! 

Comparons  la  proclamation  de  Bonaparte  avec  les  paroles  de 
Napoléon  III,  prononcées  en  1859.  «Français!...  Il  faut  que  l'Ita- 
lie soit  libre  jusqu'à  l'Adriatique...  Que  la  France  s'arme  et  dise 
résolument  à  l'Europe  :  Je  ne  veux  pas  de  conquête,  mais  je  veux 
maintenir  sans  faiblesse  ma  politique  nationale  et  traditionnelle... 
J'avoue  hautement  ma  sympathie  pour  un  peuple  qui  gémit  sous 
l'oppression  étrangère.  Quand  la  France  tire  son  épée,  ce  n'est 
point  pour  dominer,  mais  pour  affranchir.  Le  but  de  cette  guerre 
est  donc  de  rendre  l'Italie  à  elle-même,  et  non  de  la  faire  chan- 
ger de  maître...  La  Providence  bénira  nos  efforts,  car  elle  est 
sainte  aux  yeux  de  Dieu,  la  cause  qui  s'appuie  sur  la  justice,  l'hu- 
manité, l'amour  de  la  patrie  et  de  l'indépendance.  »  —  «  Soldats! 
je  viens  me  mettre  à  votre  tète  pour  vous  conduire  au  combat. 
Nous  allons  seconder  la  lutte  d'un  peuple  revendiquant  son  in- 
dépendance, et  le  soustraire  à  l'oppression  étrangère.  C'est  une 
cause  sainte  qui  a  les  sympathies  du  monde  civilisé.  Ici,  ne  l'ou- 
bliez pas,  il  n'y  a  d'ennemis  que  ceux  qui  se  battent  contre 
vous.  » 

Napoléon  III  n'a  pas  manqué  à  sa  parole.  La  France  a  accom- 
pli sa  mission  envers  im  des  peuples  opprimés.  La  Providence  a 
béni  ses  efforts.  L'Italie  est  libre  jusqu'à  l'Adriatique... 

En  1805,  Napoléon  I«'  mit  sur  sa  propre  tête  la  couronne  de 
fer  en  s'écriant  :  Dieu  me  Va  donnée,  gare  à  qui  la  touche.  Na- 
poléon m  a  forcé  l'Autriche  de  la  rendre  au  roi  légitime  des 
Italiens. 

Napoléon  I*'  n'a  jamais  compris  sa  haute  mission.  Aveuglé  par 
le  succès,  plein  de  confiance  dans  la  force  de  son  génie,  il  con- 
çut des  desseins  gigantesques  où  il  se  mettait  lui-même  au-dessus 
de  l'humanité.  Dès  ce  moment  son  esprit  commença  à  faiblir.  Il 
fut  un  grand  héros,  mais  il  cessa  d'être  im  envoyé  de  Dieu.  Bien 
longtemps  encore  la  main  de  la  Providence  le  conduisit,  comme 
si  elle  voulait  le  mettre  sur  le  chemin  qui  lui  était  destiné.  Ivre 


—  ia«  — 

de  victoires^  il  n'entendait  plus  la  voix  de  Dieu^  ne  comprenait 
plus  sa  volonté.  Il  encourageait  les  soldats  par  ses  discours^  mais 
ses  paroles  n'étaient  pas  celles  de  la  vérité.  En  promettant  de 
faire  sortir  des  conquêtes  V honneur,  la  gloire  et  la  richesse,  il 
mentait  à  sa  mission  et  violait  les  droits  des  nations. 

Les  chefs  de  la  révolution  française  avaient  avili  l'esprit  par 
leurs  odieuses  passions;  Napoléon^  qui  pouvait  accomplir  ce  que 
la  Révolution  avait  commencé^  brisa,  pour  ainsi  dire,  les  ailes 
de  son  génie,  et  se  laissa  emporter  par  le  courant  sans  le  savoir 
et  sans  le  vouloir.  Cette  révolution  personnifiée,  qui  débutait  au 
nom  de  la  liberté,  devint  un  instrument  de  destruction. 

Une  des  plus  belles  pages  de  l'histoire  du  dix-neuvième  siècle 
fut  Tannée  i848.  Le  pur  génie  du  peuple  se  leva  pour  défendre 
ses  droits.  Qui  ddnc  l'égara?  qui  prit  la  direction  des  masses? 
D'abord  des  gens  faibles  d'esprit  et  de  cœur,  puis  des  égoïstes 
qui  au  lieu  de  la  vérité  aimaient  le  mensonge,  qui  ne  savaient 
pas  s'élever  plus  haut  que  leur  intérêt.  Ils  n'étaient  pas  capables 
de  serrer  dans  l'étreinte  de  l'amour  tous  leurs  compatriotes,  ils 
semaient  la  haine,  et  assuraient  la  victoire  aux  oppresseurs  de 
l'Europe.  Ces  déviations  retardèrent  l'affranchissement  des  peu- 
ples. Napoléon  III  releva  la  France  de  l'abaissement.  L'indépen- 
dance de  son  esprit  a  fait  plus  pour  l'Europe  que  le  génie  de 
Napoléon  I»'. 

En  1861  et  dans  les  années  suivantes,  tant  que  la  Pologne  com- 
battit au  nom  de  Dieu,  la  croix  à  la  main,  elle  fut  comme  un 
phénomène  miraculeux,  comme  un  fantôme  que  personne  ne  put 
repousser  ni  tuer.  Les  cartouches  ennemies  ne  décimaient  pas 
les  foules,  mais  au  contraire  les  décuplaient.  Près  de  Horodlo  les 
canons  s'enfuirent  devant  des  femmes  et  des  enfants.  Après  les 
fusillades,  les  femmes  et  les  enfants  s'approchèrent  des  canons. 
Où  donc  est  la  force  qui  pourrait  vaincre  une  telle  puissance  ? 
Les  hommes  d'État  les  plus  habiles  perdirent  la  tête.  Lorsque  la 
croix  devint  un  instrument  entre  des  mains  indignes,  lorsque  au 
lieu  de  l'amour  général  on  introduisit  la  haine,  l'esprit  commença 
à  faiblir  et  toute  la  nation  perdit  ses  forces.  Le  deuil  général 
fut  une  puissance  invincible,  tant  qu'il  fut  une  exprestiion  de  la 


—  127  — 

t>érité.  Les  ennemis  devaient  user  contre  lui  leurs  armes  et  leur 
Tiolence.  Prolongé  outre  mesure,  il  ne  devint  plus  qu'une  formi 
de  démonstrations,  perdit  sa  signification  et  resta  sans  résultats. 
Lorsque  enfin  la  nation  se  souleva  les  armes  à  la  main,  ou  plutôt 
alla  combattre  sans  armes,  elle  vainquit  partout.  Mais  le  terro- 
risme s'établit.  Quand  Fennemi  l'apprit,  il  s'en  applaudit.  Le  ter- 
rorisme paralysa  tout. 

Il  n'y  a  que  la  liberté  qui  puisse  conduire  à  la  liberté.  Et  ce- 
lui qui  prononce  le  mot  de  liberté,  prononce  en  même  temps  les 
mots  de  lumière,  de  vérité  et  d'amour.  La  liberté  est  la  fille  de 
la  liberté.  Son  premier  droit,  son  premier  élan  est  l'amour.  La 
liberté  politique  garrottée  pendant  tant  de  siècles  est  devenue  ca- 
duque; la  plus  vive  lumière,  la  liberté  primitive  et  immaculée  et 
par  conséquent  l'amour  et  la  liberté  peuvent  seuls  la  rendre  à  la 
vie  et  à  l'action.  Celui  qui  renie  la  lumière  suprême,  renie 
toute  lumière,  renie  la  vérité  ;  il  sert  les  ténèbres,  il  est  l'esclave 
de  Terreur.  Les  mains  des  esclaves  ne  sont  ni  dignes,  ni  ca- 
pables de  relever  la  liberté. 

La  seconde  cause  de  l'insuccès  des  révolutions  européennes 
prend  sa  source,  ai-je  dit,  dans  l'imitation  servile.  Les  chefs  de 
chaque  mouvement  s'efforcent  de  le  modeler  sur  une  certaine 
forme.  Dans  toute  révolution  partielle  nous  voyons  les  mêmes 
idées,  les  mêmes  principes,  les  mêmes  formes,  des  moyens  iden- 
tiques à  ceux  dont  on  a  déjà  usé  autre  part.  Évidemment  une 
pareille  routine  est  nuisible  à  l'entreprise  et  le  mouvement  révo- 
lutionnaire porte  déjà  en  germe,  ou  l'incertitude  de  la  victoire, 
ou  la  stérilité  des  efforts  futurs.  En  ce  cas  il  y  a  deux  extrémités. 
Les  radicaux  veulent  d'un  seul  coup  bouleverser  tout  de  fond  en 
comble;  les  gens  appelés  modérés  ont  peur  d'aborder  certaines 
réformes,  parce  qu'ils  ont  vu  qu'elles  n'avaient  pas  été  prati- 
cables ailleurs.  De  là  naît  la  contre-révolution,  l'ennemi  le  plus 
redoutable  d'une  nation  qui  combat  pour  son  indépendance. 

Chaque  pays  a  mille  circonstances  particulières,  mille  éléments 
spéciaux  auxquels  il  faut  se  conformer.  Savoir  les  employer, 
voilà  un  des  plus  graves  problèmes.  D  y  a  des  idées,  des  tradi- 
tions, des  coutumes  et  des  habitudes  qu'on  doit  respecter..  Tels 


—  128  — 

moyens  tant  moraux  que  matériels  qui  ne  mènent  à  aucun  résul- 
tat dans  une  sphère^  sont  très-utiles  dans  une  autre.  Il  y  a  enfin 
certaines  difficultés  insurmontables  devant  lesquelles  il  faut  re- 
culer en  égard  à  l'ensemble  de  la  cause.  Mais  il  existe  aussi  des 
rapports  qui  exigent  nécessairement  un  changement  immédiat. 

Tout  ce  qui  est  bon  aux  États-Unis  peut  ne  pas  Tètre  en  Eu- 
rope. Tout  ce  qui  a  été  reconnu  avoir  favorisé  l'avènement  de  la 
Révolution  française  peut  n'être  point  propre  à  affranchir  les  autres 
pays.  Chaque  époque  a  sa  situation  distincte^  d'autres  besoins, 
d'autres  rapports  et  des  idées  nouvelles.  Ce  qui,  il  y  a  peu  de 
temps,  était  regardé  comme  vrai,  peut  aujourd'hui  être  juste- 
ment regardé  comme  faux.  Dans  la  politique  on  trouve  beaucoup 
de  notions  erronées,  que  le  public  reçoit  sous  l'impression  du 
moment  et  auxquelles  il  attribue  une  valeur  imméritée.  Mais  l'es- 
prit humain  fait  des  progrès  ;  la  vérité  perce  les  ténèbres  des  idées, 
observe  et  ne  se  laisse  pas  arracher  la  palme  de  la  victoire;  elle 
ne  permet  pas  à  un  usurpateur  de  rester  longtemps  sur  la  terre. 
Dans  les  idées  religieuses  on  rencontre  encore  plus  d'erreurs 
que  dans  la  politique.  Comme  la  religion  se  joint  dans  la  vie  pra- 
tique à  la  politique,  les  erreurs  de  l'une  se  mêlent  à  celles  de 
l'autre,  et  de  cette  fusion  nait  le  chaos.  Chaque  révolution  par  sa 
nature  même  est  impropre  à  établir  l'ordre  dans  certaines  sphères. 
C'est  pour  cela  qu'il  faudrait  un  mouvement  paisible.  Si  aux  désor- 
dres de  chaque  émeute  on  ajoute  la  confusion  des  idées  reli- 
gieuses et  politiques,  on  rend  de  plus  en  plus  difficile  la  direction 
de  la  révolution  et  plus  chanceuse  la  lutte  elle-même. 

Pendant  chaque  mouvement  il  faut  absolument  prendre  en 
sérieuse  considération  :  l'état  général  de  l'Europe,  les  rapports 
mutuels  des  souverains  et  des  nations,  leurs  dispositions,  les 
idées  qui  circulent  dans  le  moment,  les  intérêts  locaux,  etc.  Si 
les  monarques  qui  ont  entre  les  mains  toute  la  force  se  con- 
forment à  cette  règle,  comment  les  chefs  de  la  révolution,  qui 
commencent  leur  œuvre  avec  des  ressources  beaucoup  plus  mi- 
nimes, peuvent-ils  ne  pas  tenir  compte  des  circonstances? 

Et  pourtant  on  voit  dans  l'histoire  que  presque  chaque  mou- 
vement national  a  été  accompli,  suivant  un  modèle  étranger,  ce 


—  129  — 

qui  est  d'autant  plus  absurde^  que  l'on  ne  cherchait  pas  dans  les 
révolutions  anciennes  ce  qui  avait  réellement  causé  la  victoire^ 
mais  qu'au  contraire  on  y  puisait  les  éléments  qui  avaient  porté 
préjudice  aux  défenseurs  de  la  liberté.  C'est  la  conséquence  de 
la  soumission  aux  passions^  de  cet  état  que  j'appelle  l'esclavage, 
ou  encore  de  l'ignorance  d'un  esprit  que  par  là  même  on  ne 
peut  non  plus  nommer  libre. 

Quelle  responsabilité  pèse  donc  sur  les  chefs  de  chaque  révo* 
lution,  non-seulement  pour  les  victimes  tombées,  mais  aussi  pour 
les  espérances  déçues!  Le  sacrifice  est  fécond,  chaque  goutte  de 
sang  versée  pour  une  sainte  cause  produit  un  germe  qui  portera 
des  fruits  abondants;  mais  si  l'on  peut  en  diminuer  le  nombre, 
pourquoi  donc  vouloir  augmenter  les  malheurs  ?  Une  affaire  mal 
commencée  et  mal  dirigée  ne  se  laisse  pas  aisément  réparer. 

On  prend  la  révolution  de  1789  pour  type  de  toutes  les  révo- 
lutions. C'est  une  erreur,  et  une  grande  erreur.  Elle  nous  a  légué 
bien  des  idées,  bien  des  institutions  qui  font  la  gloire  de  l'esprit 
humain,  mais  l'année  1789  ne  ressemble  pas  aux  années  1830  et 
1848,  qui,  du  reste,  diffèrent  énormément  de  notre  état  actuel. 

Employer  des  moyens  parce  qu'ils  ont  réussi  à  une  autre 
époque  sans  souci  de  leur  application  au  moment  et  à  la  localité 
particulière  où  l'on  agit,  est  une  chose  impraticable  qui  n'abou- 
tit à  rien.  C'est  un  manque  de  sens  politique.  De  même  on  ne 
subit  que  des  pertes,  lorsqu'on  ne  sait  pas  proûter  de  la  position 
exceptionnelle  d'un  pays.  Les  Polonais  ont  deux  fois  paralysé  le 
mouvement  révolutionnaire  sous  Kosciuszko  et  en  1830,  parce 
qu'ils  n'ont  pas  émancipé  les  paysans. 

De  l'imitation  aveugle  naitle  désir  de  renouveler  d'une  manière 
radicale  tous  les  rapports  sociaux;  de  là  vient  l'autre  extrémité, 
le  conservatorisme.  Ce  sont  deux  entraves  au  progrès  universel. 

Personne  plus  que  moi  n'est  persuadé  du  besoin  d'une  ré* 
forme  complète  de  la  société.  Depuis  le  berceau  jusqu'au  tom- 
beau, dans  la  vie  particulière  et  publique,  la  société  suit  des 
routes  anormales.  Après  avoûr  rompu  avec  la  nature,  elle  est 
tombée  dans  un  état  qui  n'est  qu'une  série  de  manifestations 
contraires  aux  lois  suprêmes  et  à  la  destinée  de  l'homme.  Mais 


—  130  — 

est-il  possible  de  détruire  en  un  moment  l'œuvre  accomplie  par 
tant  de  siècles^  d'anéantir  tout  ce  qui  est  dans  l'esprit,  dans  le 
sang  et  dans  la  chair  de  l'humanité  entière,  élevée  à  un  si  haut 
degré  de  civilisation  ? 

On  doit  envisager  l'homme  pris  collectivement  comme  on  l'en- 
visagerait individuellement.  Les  maladies  d'une  certaiue  époque 
sont  celles  des  individus.  Quels  que  soient  les  défauts  de  la  so- 
ciété, ils  sont  soumis  aux  mêmes  lois  et  aux  mêmes  influences  que 
les  défauts  des  individus.  Écarter  les  causes  est  la  première  condi- 
tion pour  diminuer  les  effets.  Si  c'est  une  tâche  difficile  lorsqu'on  a 
en  vue  une  seule  personne,  elle  sera  encore  plus  ardue  dès  qu'il  y 
aura  à  préserver  la  société  elle-même.  On  ne  peut  appliquer  au 
mal  que  des  moyens  énergiques.  Ceux-ci  provoquent  une  résis- 
tance, et  toute  résistance  est  ennemie  de  la  réforme. 

Par  conséquent,  tout  radicalisme  impétueux  est  une  utopie 
nuisible  aux  tendances  révolutionnaires.  C'est  une  chose  impos- 
sible que  de  transformer  tout  subitement. 

Figurons-nous  un  homme  au  sang  gâté.  Peut-on  lui  en  injecter 
un  autre?  Si  quelqu'un  est  bancal,  faut-il  lui  casser  les  pieds 
pour  lui  en  donner  de  plus  droits,  mais  en  bois  ?  Si  quelqu'un 
louche,  devons-nous  lui  arracher  les  yeux  pour  qu'il  n'y  voie 
plus  rien  ?  Il  en  est  de  même  des  idées  erronées.  Du  reste,  il  y 
a  des  idées,  des  préjugés  qu'on  ne  peut  appeler  maladies  men- 
tales malgré  leur  fausseté,  et  dont  l'anéantissement  est  souvent 
au-dessus  de  nos  forces.  Leur  livrer  un  combat  acharné,  ce  se- 
rait en  vérité  une  folie  lorsqu'on  n'a  aucune  chance  de  les  dé- 
truire. Les  abolir  d'un  trait  de  plume,  c'est  se  flatter  et  mécon- 
naître la  force  de  la  résistance.  Que  sera-ce  s'il  s'agit  de  défauts 
organiques  innés  ?. . . 

Au  nombre  des  idées  profondément  enracinées  dans  la  société, 
il  en  est  qui  ne  font  aucun  obstacle  à  un  progrès  rapide  dans  un 
moment  donné.  Elles  peuvent  rompre  riiarnionie  et  même  em- 
pêcher de  temps  en  temps  le  progrès  général,  mais  elles  n'ont 
aucune  valeur  dans  les  renversements  impétueux  et  momenta- 
nés. Ce  n'est  pas  la  tâche  de  la  révolution  de  tout  réorganiser  de 
f«nd  en  comble,  mais  il  est  de  son  devoir  de  jeter  les  bases  fon- 


—  131  — 

damenta]es  de  la  réforme  politique  et  de  la  vie  nouvelle.  Si  cer- 
taines notions  sont  tellement  importantes  qu'elles  puissent  para- 
lyser le  mouvement  révolutionnaire^  il  suffît  d'entamer  leur  in- 
fluence. On  aura  assez  de  temps  pour  les  anéantir  complètement 
après  la  victoire.  D'ailleurs  Terreur  tombera  d'elle-même  devant 
le  pouvoir  de  la  lumière  et  de  la  vérité.  Donc  la  révolution  ne 
doit  pas  commencer  par  combattre  contre  les  idées,  mais  contre  la 
violence. 

Parnd  les  obstacles  qui  se  trouvent  sur  la  route  du  progrès^  on 
compte  des  préjugés  sans  nombre.  Mais  ce  qui  résiste  au  progrès 
n'empêche  pas  pour  cela  la  révolution.  C'est  elle  qui  ouvre  la 
porte  à  l'humanité.  Le  déblayement  de  la  route  doit  s'accomplir 
à  mesure  que  le  progrès  marche.  Qui  est  l'ennemi  le  plus  rap- 
proché ?  Sont-ce  les  idées  rétrogrades  ou  la  violence  ?  Évidem- 
ment c'est  la  violence. 

On  dirait  que  chaque  révolution  commence  par  déclarer  la 
guerre  à  la  nation  d'où  elle  est  sortie^  et  qu'elle  se  contente  d'ob- 
server son  ennemi,  comme  si  la  victoire  était  l'accessoire.  Aus- 
sitôt que  les  chefs  de  la  révolution  se  sont  rendus  maîtres  du 
gouvernement,  ils  placent  le  plus  souvent  les  oppresseurs  au  se- 
cond plan.  Ils  débutent  déjà  dans  la  voie  de  la  réforme  sans  avoir 
obtenu  la  victoire. 

C'est  là  une  erreur  immense  et  commune  à  presque  toutes  les 
tendances  révolutionnaires  et  à  tous  les  soulèvements.  Combien 
une  tellif  manière  dagir  porte  atteinte  à  la  révolution  et  affaiblit 
les  forces  de  Vinsurrection,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire. 

Je  sais  qu'on  me  répondra  :  «  Mais  avant  tout  ne  faut-il  pas 
poser  les  principes,  indiquer  le  programme  et  le  but  de  notre 
soulèvement.  »  11  n'y  a  d'autre  but  que  la  liberté.  La  révolution 
ne  doit  pas  en  avoir  d'autre.  On  bâtit  ou  rebâtit  d'abord  une 
maison,  et  ensuite  on  la  meuble.  Lorsqu'on  veut  élever  un 
bâtiment,  il  faut  avoir  les  mains  libres.  Quant  aux  principes, 
sont-ils  déjà  posés  parce  qu'on  a  proclamé  que  telles  ou  telles 
idées  et  institutions  cessent  d'avoir  force  de  loi?  Si  le  gouverne- 
ment révolutionnaire  n'a  pas  assez  de  force  pour  la  mettre  à 
exécution,  toute  proclamation  de  principes    n'est  que  lettre 


—  132  — 

morte  ou  n'a  qu'un  pouvoir  obligatoire  momentané.  Le  plus  sou- 
vent on  oppose  un  préjugé  à  un  autre,  on  publie  une  fausseté 
nouvelle  en  opposition  à  une  erreur  ancienne,  et  Ton  appelle  cela 
poser  des  principes! 

Presque  dans  chaque  révolution  le  parti  qui  se  soulève  lutte  à 
la  fois  avec  la  nation  et  avec  ses  oppresseurs,  ce  qui  fait  que, 
pour  ainsi  dire,  la  révolution  n'a  pas  le  crédit  universel.  «  Us 
veulent  tout  bouleverser,  et  on  ne  sait  pas  encore  ce  qu'ils  vont 
élever.  »  —  C'est  ainsi  que  parlent  les  gens  paisibles,  et  ils  ont 
raison  jusqu'à  un  certain  point.  A  la  tête  de  la  révolution  se 
placent  habituellement  des  personnes  inconnues,  des  individus 
dont  le  public  ne  sait  rien.  Tout  homme  doué  du  sens  commun 
tient  de  la  nature  une  aversion  innée  contre  tout  anéantissement. 
L'habitude  d'un  ordre  quelconque  devient  une  seconde  nature. 
II  y  a  des  gens  qui  préfèrent  un  système,  même  celui  qui  les  op- 
prime, au  désordre  qui  détruit  tout  et  dont  on  ne  sait  pas  encore 
les  conséquences  possibles.  Ce  sont  ordinairement  les  hommes 
d'expérience  que  le  malheur  a  rendus  sages.  Il  ne  s'ensuit  pas 
qu'ils  ne  désirent  aucun  changement,  mais  ils  n'y  ajoutent  pas 
foi.  Et  quand  ils  ne  voient  que  l'anéantissement,  leur  méûance 
augmente.  Aussitôt  on  les  affuble  du  nom  de  conservateurs^  et 
par  conséquent  d'ennemis  de  la  liberté!  Voilà  un  contingent  qui 
se  retire  tout  à  coup,  et  qui  au  lieu  d'être  actif,  reste  neutre. 

La  révolution  commence  habituellement  par  les  cris  de  : 
«  Plus  d'aristocrates!  Mort  aux  seigneurs!  A  bas  la  noblesse!  v» 
Comment!  parce  que  quelqu'un  a  un  titre,  parce  qu'il  possède  un 
demi-million,  im  million,  ou  dix  millions  de  capital,  en  doit-il 
moins  aimer  la  liberté  et  sa  patrie? 

Ce  n'est  pas  tout.  Les  cris  continuent  :  «  Quiconque  ne  re- 
noncera pas  à  ses  privilèges,  quiconque  ne  partagera  pas  notre 
ophùon,  sera  déclaré  traître  à  la  patrie.  Mort  aux  traîtres!  » 

Voilà  de  prime-abord  un  tribunal  et  un  jugement.  «  Holà  ! 
messieurs,  répond  une  voix  sortant  du  milieu  des  condamnés, 
nous  ne  vous  connaissons  pas  encore.  Il  parait  que  vous  êtes  des 
despotes  et  des  tyraiis,  plus  terribles  encore  que  vos  prédéces- 
seurs. TU  Et  le  parti  révolutionnaire  a  afiaire  aux  oppresseurs  et 


—  ia3  — 

aux  ennemis  qu'il  s'est  fait  lui-même^  à  des  gens  qui^  peut-être^ 
n'aiuraient  pas  pensé  à  garder  leurs  privilèges^  et  qui  maintenant 
deviennent  les  adversaires  du  mouvement. 

a  L'histoire^  me  dira-t-on,  prouve  par  de  nombreux  exemples 
que  c'est  l'aristocratie  qui  a  le  plus  souvent  empêché  les  nations 
de  revendiquer  leur  liberté.  »  Point  de  disputes  à  ce  sujet.  J'in- 
diquerais dans  l'histoire  des  milliers  d'exemples  qui  prouveraient 
le  plus  grand  dévouement  de  la  part  des  aristocrates.  Je  ne  sou- 
tiens rien  sans  preuves^  et  mon  raisonnement  serait  conflrmé  par 
une  revue  impartiale  de  l'histoire  de  la  société.  Du  reste,  il  y  a 
aristocratie  et  aristocratie.  Quelquefois  on  range  parmi  les  aristo- 
crates les  gens  qui  ont  une  instruction  supérieure,  un  esprit  plus 
pénétrant,  et  on  leur  attribue  des  principes  auxquels  ils  n'ont 
même  jamais  pensé.  L'impuissance  des  chefs  révolutionnaires  ne 
donne  pas  des  résultats  attendus,  il  faut  bien  trouver  un  cou- 
pable !  Donc  la  faute  est  à  l'aristocratie. 

Soyons  sincères,  car  il  ne  s'agit  pas  de  flatter  tel  ou  tel  parti, 
mais  il  est  question  de  la  chose  la  plus  sérieuse  du  monde,  de  la 
vie  des  peuples,  de  la  vérité.  Toute  révolution  qui  se  concentre 
habituellement  dans  les  grandes  villes  a  bientôt  pour  parti  le 
plus  turbulent  et  le  plus  énergique^  ce  qu'on  appelle  ordinaire- 
ment le  parti  de  la  rue.  Qu'est-ce  donc  que  ce  parti  de  la  rue? 
Disons  consciencieusement  que  c'est  l'ensemble  des  gens  les 
plus  braves  et  les  plus  déterminés,  mais  qu'au  milieu  de  ces 
grandes  masses,  prêtes  à  se  sacrifier,  il  y  a  aussi  de  la  lie, 

«  En  révolution,  dit  un  homme  d'État,  il  est  rare  qu'on  sache 
maintenir  la  discipline  dans  les  esprits  et  renoncer  pour  la  cause 
générale  à  toutes  vues  d'amour-propre  et  à  tous  projets  d'ambi- 
tion personnelle.  Il  y  a  des  gens  qui  se  sentent  appelés  au  rôle 
supérieur  de  combattre  par  la  parole,  pîutôt  que  par  la  baïon- 
nette. Donc  par  patriotisme,  ils  haranguent  le  peuple  et  se  livrent 
à  des  improvisations  dans  les  cafés,  les  guinguettes,  et  dans  la 
rue;  ces  endroits  réputés  comme  endroits  de  débauche  deviennent 
en  même  temps  des  temples  de  l'amour  de  la  patrie,  et  la  foi  de 
ce  sacerdoce  coule  de  lèvres  inspirées  du  nectar  des  baisers  et 
de  l'ivresse^  ou  de  lèvres  de  peureux  qui  voudraient  voiler  leur 

I.  8 


—  134  — 

nullité  d'un  nuage  de  paroles  sanglantes.  Malheureux  pays  que 
celui  pour  lequel  s'élèvent  de  pareils  autels^  où  la  nation  ne  sent 
pas  que  l'amour  de  la  patrie  est  une  religion  et  non  un  divertis- 
sement de  cabaret.  L'opinion  publique  d'ordinaire  se  développe 
selon  la  pulsation  des  clubs;  c'est  là  que  les  gens  de  la  rue  pui- 
sent leurs  convictions^  et  que  les  grades  inférieurs  de  l'armée^ 
les  jeunes  recrues  qui  ne  sont  pas  encore  plies  à  la  discipline 
militaire,  apprennent  à  raisonner  et  conçoivent  une  tactique 
meilleure  que  celle  enseignée  par  leurs  chefs.  La  défiance,  un 
doute  désespéré,  une  ardeur  qui  s'éteint,  telles  sont  les  consé- 
quences naturelles  que  finissent  par  subir  des  individus  hon- 
nêtes au  fond,  mais  égarés  par  des  sophismes,  enivrés  des  pa- 
roles de  terroristes  criards.  Les  forces  vitales  dépérissent  au  mi- 
lieu d'une  pareille  lutte  intellectueUe,  et  les  liens  moraux  qui  en* 
lacent  les  cœurs  et  les  esprits,  au  lieu  de  se  renforcer  et  de 
constituer  une  puissance  organique  fondée  sur  la  confiance  mu- 
tuelle et  la  persévérance,  amènent  l'engourdissement,  la  désor- 
ganisation dont  la  mort  est  la  dernière  phase.  L'élément  le  plus 
dangereux  pour  une  nation,  ce  sont  les  clabaudeurs  et  les  gens 
de  la  rue  contrariant  le  pouvoir  organisé  de  la  nation.  Là  où  le 
pouvoir  devient  le  jouet  de  l'opinion,  où  le  désordre  règne  et 
1  ennemi  prévaut,  ce  n'est  le  temps  ni  de  discuter  ni  de  recher^ 
cher  la  popularité,  et  l'autorité  a  le  devoir  non  de  céder  mais  de 
déployer  au  contraire  la  sévérité  la  plus  grande.  » 

Par  une  étrange  contradiction,  le  gouvernement  révolution*- 
naire  qui  se  soumet  aux  demandes  de  la  rue,  aux  exigences  fé- 
briles et  frivoles,  n'use  de  rigueur  qu'envers  ceux  qui  ne  sym- 
pathisent pas  avec  les  idées  des  intrigants  et  des  clubistes,  ou,  s'il 
se  compose  de  gens  modérés,  il  cède  le  pouvoir  aux  incapables. 

D'un  autre  côté,  un  certain  parti,  appelé  aristocratique,  désap- 
prouve toutes  les  décisions  révolutionnaires  qui  n'ont  pas  leur 
source  dans  son  initiative,  et  à  dire  vrai,  lui«>même  n'en  prend 
aucune.  S'il  agit,  il  se  sert  de  demi-moyens,  transige  avec  les 
oppresseurs,  veut  ruser  avec  eux,  et  se  berce  de  cette  douce 
conviction  que  l'ennemi  nV^t  pas  assez  fin  pour  comprendre  ses 
finesses. 


—  135  — 

Ces  diplomates  libéraux  ont  toujours  sur  les  lèvres  les  paroles 
suivantes  :  «  Développons  la  nationalité,  acquérons  des  fran- 
chises nationales  par  une  route  légale,  c'est-à-dire  n'agissons  pas 
contre  les  institutions  locales  et  officielles,  d 

Quelle  absurdité  criante  dans  ces  paroles!  Qu'est-^e  cette 
forme  légale  des  gouvernements  oppressifs?  C'est  une  anarchie 
organisée  qui  tend  de  toutes  manières  à  détruire  les  droits  des 
nations.  Où  trouverez-vous  un  gouvernement  assez  sot  pour  per- 
mettre  de  miner  tout  ce  qu'il  veut  introduire  et  consolider. 

J'admets  qu'il  y  ait  des  cas  particuliers,  des  positions  spéciales 
dans  lesquelles,  ne  pouvant  rien  faire,  il  vaut  mieux  marcher  à 
pas  de  tortue  que  de  rester  immobile;  des  cas  où  le  soulèvement 
à  main  armée  est  prématuré  et  nuisible  pour  le  pays.  Mais  un 
mouvement  pareil  à  celui  qu'opère  le  limaçon  pour  sortir  de  sa 
coquille,  n'aboutit  à  rien.  Les  Bohèmes  (Tchèkhes)  et  les  Hon- 
grois en  sont  la  preuve. 

Le  parti  aristocratique  tonne  contre  les  démocrates  et  abaisse 
souvent  les  vrais  patriotes.  C'est  une  autre  extrémité  non  moins 
triste!  Le  résultat  de  ces  combats  est  la  haine  mutuelle  qui  ra« 
mène  l'esclavage. 

Si  les  aristocrates  se  rendent  maîtres  du  gouvernement  révo- 
lutionnaire, ils  destituent  les  démocrates  et  agissent  par  eux- 
mêmes. 

D'après  l'opinion  de  quelques-uns,  toute  révolution  est  préma- 
turée! 

Tout  le  monde  n'est  pas  du  même  avis.  Du  reste,  la  révolution 
qu'elle  ait  été  ou  non  commencée  en  temps  opportun,  est  tou- 
jours la  mesure  de  la  patience  du  peuple.  L'explosion  prouve 
d'une  manière  éloquente  que  le  peuple  ne  peut  plus  supporter 
l'oppression;  elle  est  un  droit  des  esprits  comprimés,  une  consé- 
quence de  la  situation  politique. 

Toute  déclamation  contre  la  révolution  une  fois  accomplie  est 
ridicule.  C'est  comme  si  l'on  trouvait  que  le  soleil  s'est  levé  trop 
tôt!  Quand  une  nation  désire  la  révolution,  cela  prouve  qu'elle 
en  a  besoin,  que  sa  position  est  pénible,  que  son  ftme  et  son 
corps  souffrent,  que  leur  nature  demande  un  changement.  Si 


—  136  — 

on  ne  lui  permet  pas  de  l'accomplir^  elle  le  revendique  par  la 
force;  elle  est  contrainte  de  le  revendiquer,  car  elle  ne  peut  plus 
supporter  sa  douleur.  Les  besoins  innés  obéissent  aux  lois  supé- 
rieures. Dans  beaucoup  'de  cas  la  révolution  est  une  nécessité. 
La  société  accomplit  ses  mouvements  d'une  manière  ihstinctive. 
L'homme  ne  peut  rester  couché  toujoiu^  dans  la  même  position, 
et  si  on  l'y  maintenait  de  force,  il  lui  serait  impossible  de  la 
supporter  longtemps;  le  lit  fùt-il  le  plus  commode  possible  devien- 
drait alors  un  instrument  de  supplice.  Comment  voulez-vous  que 
le  corps  social  où  il  y  a  tant  de  vie,  tant  de  besoins,  puisse  res- 
ter étendu  sans  réaliser  les  conditions  qui  règlent  le  progrès  na- 
tiu-el? 

Les  partisans  des  gouvernements  despotiques,  les  admirateurs 
de  la  force  brutale  prétendent  que  si  les  peuples  ne  faisaient  pas 
de  révolutions,  il  n'y  aurait  pas  d'oppression.  Gela  est  vrai. 
D'autre  part,  les  admirateurs  des  désordres,  du  tumulte  et  de  la 
guillotine  disent  :  «  S'il  n'y  avait  pas  d'oppression,  la  révolution 
n'éclaterait  jamais.  )>  C'est  encore  vrai. 

Mais  existe-t-il  une  puissance  au  monde  capable  d'imposer 
silence  aux  lois  naturelles,  aux  droits  humains  et  nationaux?  La 
révolution  n'est  qu'une  manifestation  des  lois  de  la  nature.  Cha- 
que fois  que  l'organisation  des  gouvernements  est  un  renverse- 
ment systématique  des  droits  sociaux,  l'humanité  cherche  h  re- 
couvrer son  état  normal  au  moyen  de  soidèvements  continuels, 
pour  ainsi  dire  d'après  le  principe  des  lois  de  la  pesanteur.  Qu'il 
me  soit  permis  de  comparer  cet  état  à  celui  de  ces  petits  mor- 
ceaux de  liège  lestés  de  plomb  qui  tendent  sans  cesse  à  reprendre 
leur  équilibre. 

Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  que  l'oppression  est  la  suite 
non-seulement  de  la  révolution,  mais  aussi  du  caractère  qu'elle 
prend.  Si  la  révolution  introduit  des  éléments  destructeurs,  l'anar- 
chie et  le  terrorisme,. si  elle  ne  fait  que  fouler  aux  pieds  d'une 
autre  manière  les  droits  de  l'humanité,  en  poussant  le  cri  hypo- 
crite de  progrès,  si  elle  établit  des  idées  contraires  à  la  vérité  et 
à  la  morale,  alors  arrive  la  réaction,  et  un  gouvernement  qui  est 
assez  fort  pour  s'emparer  des  moyens  capables  de  renverser  la 


—  137  — 

révolution,  augmente  la  violence  et  use  de  toute  son  énergie 
contre  les  révolutionnaires  furieux. 

Donc  ceux  qui  veulent  justifier  l'oppression  prêtent  un  con- 
cours indirect  à  la  révolution;  ceux  qui  lui  donnent  une  mau- 
vaise direction  provoquent  la  réaction  et  sont  aussi  en  partie  le.; 
auteurs  de  l'oppression. 

En  outre,  les  adversaires  de  la  révolution  ne  songent  pas  aux 
malheurs  des  autres  classes.  Ils  concluent  de  leur  situation  avan- 
tageuse que  tout  le  monde  est  heureux.  C'est  le  sentiment  d'un 
homme  qui,  après  avoir  bien  dîné,  ne  comprend  pas  que  d'autres 
puissent  avoir  faim.  Ces  gens  oublient  que  la  révolution  ne  se 
fait  pas  pour  eux,  mais  pour  ceux  qui  souffrent. 

Les  meneurs  de  la  révolution,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  tombent 
le  plus  souvent  dans  les  extrêmes  en  voulant  détruire  ou  en  dé- 
truisant tout  le  passé,  comme  s'il  était  possible  de  rompre  le  fil 
qui  lie  l'état  actuel  avec  l'état  précédent.  Puisqu'on  n'a  rien  fait 
jusqu'à  présent  dans  la  voie  révolutionnaire  avec  les  moyens  qui 
ont  été  généralement  employés,  ou  du  moins  puisque  les  efforts  et 
les  meilleures  intentions  n'ont  pas  donné  les  résultats  attendus, 
tous  les  févolvtionnaires  ont  donc  plus  ou  moins  la  gloire  histo- 
rique d'être  du  parti  des  opinions  extrêmes.  Par  conséquent,  sans 
aucune  considération  pour  les  desseins  les  plus  nobles,  les  adver- 
saires de  la  révolution  crient  à  haute  voix  :  «  Ce  sont  des  fous, 
des  démagogues,  des  démocrates,  des  communistes,  des  des- 
tructeurs, etc.  »  —  Pour  être  démocrate,  on  n'est  pas  un  des- 
tructeur, un  communiste  ! 

D'un  autre  côté  on  entend  ces  cris  :  «Plus  d'aristocrates!  Mort 
aux  traîtres!  » 

Voilà  la  révolution!  Elle  commence  par  une  guerre  civile  ! 

A  qui  la  faute?  Évidemment  aux  deux  partis.  Leurs  préven- 
tions mutuelles  sont  la  source  de  discordes  stériles  qui  finis- 
sent par  des  émeutes  sanglantes;  et  les  oppresseurs  en  profi- 
tent.       1 

Les  chefs  de  la  révolution  sont  de  tous  les  plus  coupables  s'ils 
ne  cherchent  pas  de  bonne  heure  à  mettre  fin  à  la  désunion.  Par 
quel  moyen?  [En  renonçant  à  toutes  leurs  préventions  et  aux 

8. 


—  138  — 

réformes  prématurées^  surtout  à  celles  dont  ne  dépend  pas  la 
marche  de  la  révolution. 

Â-t-on  le  temps  de  faire  des  réformes,  lorsqu'il  faut  com- 
battre pour  la  liberté?  A-t-on  le  temps  de  discuter  sur  les  prin- 
cipes, lorsqu'on  est  obligé  de  se  battre  contre  Tennemi  com- 
mun? 

Les  chefs  de  la  réyolution  usurpent  ordinairement  le  pouvoir 
législatif.  De  quel  droit?  La  législation  exige  une  délibération 
mûre,  la  paix  et  la  participation  de  toute  la  nation.  Est-il  pos^ 
sible  de  vouloir  organiser  la  société  au  moment  où  par  sa  nature 
même  elle  est  désorganisée,  où  tous  les  éléments  se  combattant 
et  se  renversent?  Quelle  est  donc  d'habitude  cette  organisation 
révolutionnaire?  Le  renversement  des  anciennes  bases,  sans  en 
poser  de  nouvelles  qui  soient  solides.  Proclame-t-on  des  prin- 
cipes, ce  ne  sont  que  de  vaines  paroles  si  peu  durables,  si  peu 
assurées,  que  le  moindre  souffle  peut  les  jeter  à  bas.  La  révolu- 
tion adopte-t-elle  des  principes  sains,  incontestables  en  y  ajou- 
tant ses  inventions  et  ses  règlements  qui  ne  sont  plus  des  prin- 
cipes mais  une  réforme  radicale,  alors  elle  affaiblit  la  force  des 
vrais  principes  par  cet  amalgame. 

Chaque  réforme,  en  temps  de  révolution,  mine  ses  forces  vi- 
tales. Habituellement  quand  les  passions  révolutionnaires  se  sont 
calmées,  arrive  une  constitution  qui  ne  répond  pas  aux  besoins 
de  la  nation. 

L'homme  qui  désire  sincèrement  la  liberté  doit  avoir  pour  mot 
d'ordre  :  «  Pas  d'esprit  de  parti!  Vivent  les  aristocrates!  vivent 
les  démocrates!  Quand  nous  aurons  conquis  la  liberté,  alors 
nous  aurons  conquis  du  même  coup  l'égalité.  L'ennemi  de  la 
patrie  est  celui  qui  sème  la  discorde,  r»  ^ 

Qu'importe  aux  démocrates  s'il  y  a  des  aristocrates?  Qu'im- 
porte aux  aristocrates  s'il  y  a  des  démocrates?  Notre  devoir  est 
d'oublier  tous  les  principes  qui  désuniraient  les  hommes.  Un 
seul  but  se  présente,  la  liberté.  Toute  autre  question  est  secon- 
daire. La  chose  capitale,  c'est  l'indépendance.  Il  ne  s'agit  pas  ici 
d'une  forme  gouvernementale,  ni  d'une  forme  sociale,  ni  de  dis- 
cussions philosophiques  et  politiques^  mais  de  l'existence.  Et  on 


—  139  — 

attemtà  cette  eristence  avec  d'autant  plus  de  sûreté  qu'il  y  a  plus 
de  mains  réunies  pour  l'action  commune. 

Jadis  on  soutint  une  longue  polémique  pour  savoir  s'il  fallait 
d'abord  exister  ou  connaître  avant  tout  le  mode  d'existence  future? 
Divertissement  de  dialectique  qui  me  fait  la  même  impression 
que  si  Ton  demandait  :  Faut-il  commencer  par  acheter  une  mai- 
son, ou  faut-il  d'abord  avoir  de  l'argent  ?  Que  la  nation  qui  a 
assez  de  force  pour  revendiquer  une  existence  politique  indépen- 
dante, s'adresse  seulement  sans  prévention  aux  gens  instruits  et 
justes,  et  elle  trouvera  en  elle-même  les  éléments  nécessaires 
pour  organiser  son  existence.  Celui  qui  sait  bâtir  sa  maison  saura 
bien  la  meubler,  et  s'il  ne  sait  que  bâtir,  il  demandera  conseil  à 
son  voisin  pour  l'ameublement. 

Quand  la  révolution  a  éclaté,  le  désir  de  renouveler  d'une  ma- 
nière radicale  et  impétueuse  tous  les  rapports  sociaux  enfante 
des  partis  politiques  et  augmente  le  nombre  des  ennemis  ou  au 
moins  des  mécontents  et  des  indifférents.  J'ai  démontré  ci-dessus 
combien  est  grand  le  nombre  des  gens  qui  n*ont  aucun  intérêt 
à  un  changement  d'état  politique  et  de  ceux  que  chaque  change- 
ment expose  à  des  pertes  évidentes.  Quelqu'un  dira  :  «  Qu'ils  se 
sacrifient  pour  le  bien-être  général.»  Exigence  puérile:  On  ne  peut 
imposer  de  sacrifice  à  personne.  Le  dévouement  est  volontaire, 
autrement  il  demeure  sans  résultat.  D'ailleurs  peut-on  dire  à  tout 
le  monde  :  «  Soyez  des  héros  !  »  Plus  d'un  sacrifiera  beaucoup, 
mais  il  ne  sacrifiera  pas  tout,  parce  qu'il  lui  semble  bon  d'en 
agir  ainsi.  Que  faire?  Fautril  le  rejeter  pour  cela? 

Presque  dans  chaque  révolution,  les  libéraux  démocrates  n'ont 
rien  de  plus  pressé  que  d'abolir  les  armoiries,  les  titres  de  no- 
blesse, etc.  A  quoi  bon  cela?  Est-ce  le  premier  pas  vers  l'indé- 
pendance? Point  du  tout.  Nous  avons  vu  que  les  révolutions  les 
ont  aboli  dix  fois  et  qu'on  les  a  rétablis  autant  de  fois.  La  révolution 
française  elle-même,  qui  a  porté  une  atteinte  mortelle  au  despo- 
tisme du  moyen  âge,  n'eut  pas  assez  de  force  pour  vaincre  cer- 
tains préjugés  et  certaines  coutumes.  Pourquoi?  Parce  qu'ils  sont 
profondément  enracinés  et  datent  de  plus  de  mille  ans.  En  An- 
gleterre, l'aristocratie  est  le  cœur  de  la  nation. 


—  140  — 

Peut-être  quelqu'un  citera-t-il  l'ensemble  des  États-Unis!  Cela 
change  la  question.  La  comparaison  de  l'Europe  sous  ce  rapport 
avec  les  États-Unis  serait  impropre.  Là-bas  la  société  s'est  for- 
mée sur  une  terre  vierge^  dans  d'autres  conditions^  en  face  de 
la  nature  primitive  et  sous  l'inspiration  immédiate  de  ses  lois.  Les 
hommes  y  accouraient  attirés  par  une  certitude,  celle  de  l'indé- 
pendance. Ceux-là  s'y  rendaient  qui  cherchaient  la  liberté^  et 
leur  premier  intérêt,  la  condition  .de  leur  existence,  était  l'éga- 
lité pratique.  Sans  cela  ils  n'auraient  pas  pu  subsister.  Les  colo- 
nies américaines  se  peuplaient  de  gens  qui  étaient  déjà  libres 
avant  même  d'être  égaux.  Une  certaine  égalité  fut  la  suite  de  la 
liberté  et  du  besoin  de  la  garantir.  En  général,  on  ne  désignait 
tous  ces  habitants  que  par  le  nom  de  colons.  Aussi  n'y  eut-il  pas 
de  classes  précisément  déterminées  dans  cette  société.  La  nou- 
velle nation  formée  de  différentes  races  ne  se  divisa  réelle- 
ment qu'en  deux  classes  :  celle  des  gens  instruits  et  celle  des 
gens  qui  n'avaient  pas  d'instruction.  Devant  la  loi  ils  étaient  tous 
égaux.  S'il  plaisait  à  quelqu'un  de  regarder  la  classe  éclairée 
comme  une  aristocratie,  cela  n'empêchait  pas  l'égalité.  Mais  la 
solidarité  et  la  concorde  régnaient  aux  États-Unis.  Personne  ne 
se  fût  mis  en  tête  de  faire  peu  de  cas  de  la  classe  instruite.  C'est 
au  contraire  entre  ses  mains  que  la  nation  remit  sa  destinée 
sans  demander  si  celui  qu'elle  y  choisissait  pour  son  représen- 
tant était  de  bonne  famille  ou  s'il  avait  des  titres.  C'est  pour  cela 
que  les  Américains  maintinrent  leur  liberté  et  leur  indépen- 
dance, et  qu'ils  surent  ensuite  la  consolider. 

Les  moyens  par  lesquels  l'Amérique  a  conquis  l'indépendance 
doivent  servir  d'enseignement  à  l'Europe.  Ce  sont  l'union,  la  con- 
fiance mutuelle,  la  nomination  aux  emplois  d'hommes  supé- 
rieurs par  leur  probité  et  leur  instruction,  l'accord  commun  et 
la  persévérance  la 'plus  tenace.  Quelques  principes  capitaux  adop- 
tés par  les  Américains  peuvent  nous  servir  d'exemple,  mais  si 
l'on  voulait  en  appliquer  tous  les  détails  à  notre  vie  publique  d'une 
manière  subite^  ce  serait  une  imitation  impraticable. 

Et  en  Europe,  qu'est-ce  qui  compose  la  classe  instruite?  Il  y 
a  entre  divers  éléments  :  clergé  et  laïques^  aristocratie  et  démo- 


-  141  — 

cratie.  Figurons-nous  la  société  divisée  en  gens  instruits  et  non 
instruits;  nous  verrons  parmi  les  premiers  une  multitude  d'indi- 
vidus de  condition  diverse.  On  ne  saurait  nier  que  l'aristocratie^ 
quoiqu'elle  ne  soit  pas  toute  éclairée,  dans  le  vrai  sens  de  ce 
mot,  n'ait  reçu  une  instruction  supérieure,  car  elle  a  les  moyens 
de  se  la  procurer.  Parmi  les  aristocrates,  on  trouve  quelquefois 
'des  gens  spéciaux  et  doués  de  grands  talents.  Il  y  en  a  aussi  qui 
ont  rendu  à  la  société  des  services  signalés.  Est-ce  donc  une 
chose  raisonnable  et  conforme  au  bien  public  que  d'exclure  des 
hommes  éclairés  et  utiles,  que  d'inspirer  aux  masses  ignorantes 
des  préventions  et  de  la  haine  contre  l'aristocratie?  C'est  la  plus 
grande  des  sottises,  c'est  un  crime.  Dans  quelques  pays  comme 
en  Angleterre  par  exemple,  l'aristocratie  se  rajeunit  et  se  renou- 
velle; mais,  de  cette  manière,  il  se  forme  pour  ainsi  dire  une  aris- 
tocratie de  mérite.  Le  parti  qui  se  nomme  libéral  met  le  plus  sou- 
vent son  orgueil  à  déclarer  la  guerre  à  tout  ce  qui  rappelle  les 
anciens  mérites  de  famille,  la  richesse  et  la  tradition.  C'est  une 
aristocratie  à  rebours. 

S'ensuit-il,  que  je  veuille  démontrer  la  nécessité  de  laisser 
maintes  prérogatives  aux  classes  privilégiées  et  leur  donner  la 
préférence?  Dieu  nous  en  préserve!  Je  veux  seulement  constater 
que  tout  anathème  prononcé  contre  quelques  formes  extérieu- 
res, qui  n'empêchent  point  l'égalité  politique  de  la  nation,  est  hors 
de  saison,  à  la  veille  de  grandes  réformes  sociales  :  c'est  irriter 
sans  nécessité  les  gens  attachés  à  leurs  anciens  privilèges  dont 
il  ne  reste  que  le  symbole,  et  augmenter  la  haine  et  le  nombre  des 
partis  ;  enfin  c'est  porter  atteinte  au  progrès  au  lieu  de  le  favoriser. 

n  y  a  des  souvenirs,  qui  ne  peuvent  être  chassés  de  la 
tête  et  du  cœur  de  certains  individus.  Chaque  violence  qui  leur 
est  faite  peut  les  bâillonner  pour  un  instant,  mais  elle  ne  saurait 
les  rendre  muets  pour  toujours.  Du  reste  il  y  a  des  ridicules 
humains  qu'il  faut  négliger  et  pardonner  lorsqu'il  s'agit  d'une 
sainte  cause.  Un  homme  très-malade  qui  voudrait  se  faire 
friser  pour  recevoir  son  médecin,  serait  bien  ridicule;  mais 
médecin  qui  s'occuperait  plus  de  la  frisure  de  son  malade  que  de 
sa  santé,  serait  extravagant. 


—  142  — 

En  4848,  l'Assemblée  nationale  prussienne  étant  autorisée  à 
dresser  une  constitution  se  cassa  la  tête  très-longtemps  pour  sa^ 
▼oir  s'il  fallait  retrancher  au  titre  royal  les  mots  :  «  von  Gottes 
Qnaden  »  (par  la  Grâce  de  Dieu)  ou  les  laisser.  Enfin  on  décida... 
de  les  retrancher. 

Les  Allemands  y  virent  une  démarche  courageuse,  décisive, 
héroïque.  Et  on  appelle  cela  des  réformes  sociales,  libé- 
rales!... 

Dans  quelques  pays  de  l'Europe,  où  l'instruction  publique 
n'a  pas  encore  pénétré  jusqu'à  toutes  les  couches  de  la  société, 
les  notions  claires  sur  la  liberté  ne  se  trouvent  que  chez 
certaines  classes,  et  sans  contredit  chez  celles  qui  sont  ins- 
truites, par.  conséquent  dans  les  hautes  sphères.  Donc  quand  on  ne 
leur  permet  pas  d'agir  ou  quand  on  les  rend  hostiles  au  mouve^ 
ment,  on  trahit  et  on  trompe  le  peuple.  En  Pologne,  par  exemple, 
la  noblesse  est  la  gardienne  delà  nationalité  et  delà  civilisation. La 
guerre  contre  cette  noblesse,  même  dans  l'arène  du  journalisme, 
est  une  absurdité,  plus  encore,  c'est  une  participation  aux  actes 
des  décotes  qui  oppriment  ce  malheureux  pays.  En  Italie  les 
sciences  et  les  arts,  et  toutes  les  traditions  d'indépendance,  se 
sont  conservées  dans  la  partie  saine  de  l'aristocratie.  Exciter  le 
peuple  contre  elle  au  nom  de  principes  démocratiques  mal  dé- 
terminés, et  par  contre  d'une  valeur  douteuse,  c'est  donner  le 
signal  d'une  guerre  civile  continuelle. 

Admettons  qu'il  y  ait  dans  les  nations  certaines  classes  nuisi- 
bles. Quel  moyen  employer  contre  elles  ?  je  le  demande. — Faut- 
il  les  faire  massacrer  toutes?  Qui  donc  a  donné  aux  réformateurs 
le  privilège  de  tuer  leurs  frères  pour  réorganiser  la  société  de 
telle  ou  telle  manière?  car  ce  ne  serait  qu'un  privilège  usurpé  et 
plus  dangereux  que  tous  les  autres.  En  choisissant  entre  deux 
maux,  je  préférerais  les  privilèges  les  plus  fanatiques  de  l'aristo- 
cratie à  la  tyrannie  des  bourreaux  pseudo-libéraux  ou  bien  en- 
core à  celle  des  sots.  D'ordinaire  le  peuple  n'a  pas  peur  de  ceux- 
ci,  mais  les  révolutionnaires  s'arment  contre  ceux-là  de  tous  les 
instruments  que  le  fanatisme,  la  passion,  et  en  général  l'escla- 
vage de  l'esprit  peuvent  leur  fournir.  La  haine  de  l'aristocratie 


_  143  — 

est  une  sottise,  pour  ne  pas  dire  un  excès,  aussi  bien  que  la  pré- 
vention contre  la  démocratie. 

A  une  époque  de  réformes  sociales  importantes,  on  doit  laisser 
certaines  classes  intactes.  De  grandes  institutions  libérales,  en 
barrant  le  chemin  aux  prérogatives  imméritées,  aboliront  la  pré- 
pondérance des  classes  privilégiées  et  les  préjugés  qui  en  décou- 
lent disparaîtront  d'eux-mêmes.  Nous  en  avons  l'exemple  en 
Suisse.  Cependant  rien  n'a  pu  anéantir  le  souvenir  général  des 
mérites  et  des  anciens  privilèges  des  familles  appelées  anciennes. 
Très-souvent  on  y  entend  dire  :  «  £r  stamnU  van  einer  hohen 
edien  Familie  ab.  » — «  Il  descend  d*une  vieille  et  noble  famille.n 
Le  peuple  entoure  d'un  certain  respect  les  descendants  de  l'an- 
cienne noblesse;  bien  plus,  il  a  beaucoup  de  confiance  en  eux. 
Cette  circonstance  rend  le  parti  radical  furieux.  Celui-ci  in- 
trigue, conspire,  jette  le  germe  de  la  discorde,  mais  il  ne  peut 
transformer  des  idées  enracinées  depuis  longtemps.  D'ailleurs  la 
saine  raison  estimera  toujours  au-dessus  de  tout  le  mérite  per- 
sonnel. 

Un  niveleur  fanatique  me  répondra  :  «  Une  telle  indulgence 
et  de  telles  concessions,  sont  contraires  à  l'esprit  de  liberté  et 
d'égalité.  »  —  Pas  du  tout,  lui  répliquerais-je.  Lorsque  la  loi  ne 
fait  aucune  différence  entre  le  citoyen  et  le  citoyen,  l'égalité  est 
sauvegardée.  Du  reste  on  ne  peut  pas  d'un  seul  coup  niveler  les 
inégalités  accumulées  pendant  tant  de  siècles  et  qui  ont  une  base 
historique.  Si  elles  n'existent  pas  dans  la  vie  politique,  elles  ne 
nuisent  en  rien  dans  la  vie  sociale.  Ce  n'est  que  le  progrès  de  la 
civilisation  qui  finira  par  tout  rapprocher.  Mais  qui  prétend  qu'il 
est  facile  de  niveler  la  société,  ne  la  nivelle  qu'en  parole;  il  se 
berce  lui-même  d'illusions  et  trompe  les  autres,  ou  bien  il  ne 
croit  pas  à  ses  propres  assertions.  Enfin  je  lui  dirais  :  Qu'avez 
vous  fait  avec  votre  impatient  radicalisme,  et  votre  nivellement 
universel?  L'Europe  est-elle  libre?  Tout  est-il  pour  le  mieux? 
Si  les  vieux  moyens  sont  usés,  il  faut  en  employer  de  nouveaux. 

Le  socialisme,  qui  se  sert  de  tous  les  moyens  possibles  pour 
gagner  le  plus  grand  nombre  d'adhérents,  parle  ainsi  à  quel<* 
queft-uns  :  «  Quel  avantage  la  société  tire-t-dle  de  l'égalité  civile? 


—  144  — 

La  nation  peut  prospérer^  tout  en  conservant  les  titres  et  les  de- 
grés sociaux.  »  Voilà  jusqu'où  va  la  ruse.  Et  cependant  c'est 
une  tactique  habile^  une  grande  connaissance  du  cœur  et  des 
faiblesses  humaines.  Il  est  beaucoup  de  choses  que  peuvent  ap- 
prendre des  ennemis  de  la  liberté  ceux  qui  se  sacrifient  pour 
elle. 

Disons  toute  la  vérité  :  il  y  a  des  gens  qui  aiment  tant  leur 
classe,  leur  caste,  leur  titre,  leur  rang,  leurs  parchemins,  etc., 
que  cela  seul  leur  fait  craindre  tout  changement  et  détester  une 
révolution  qui  peut  les  priver  de  tout  ce  qu'ils  possèdent. 

On  me  dira  peut-être  qu'un  homme  qui  ne  veut  pas  céder  sur 
des  choses  de  peu  d'importance  est  incapable  de  grands  sacrifi- 
ces. Au  contraire  il  en  est  plus  d'un  qui  sacrifiera  beaucoup 
poiu*  ce  qu'il  aura  aimé.  Le  cœur  humain  est  un  abîme.  Les 
mots  manquent  pour  qualifier  certaines  inconséquences.  Du 
reste  il  ne  s'agit  pas  toujours  de  sacrifices,  mais  de  services  à 
rendre  au  pays  et  de  secours  à  lui  donner.  Voilà  pourquoi  je  me 
suis  efibrcé  plus  haut  de  démontrer  que  la  classe  satisfaite  de 
l'état  de  choses  actuel  est  fort  nombreuse,  qu'elle  a  une  grande 
importance  et  une  énorme  influence  dans  la  société,  qu'elle  peut 
par  conséquent  opposer  une  résistance  active  aux  réformes  po- 
litiques si  on  ne  la  respecte  pas  et  si  on  ne  la  fait  pas  participer 
au  travail  qui  a  pour  but  des  changements  nécessaires.  La  neu- 
traliser, c'est  encore  rendre  à  la  cause  un  mauvais  service;  en 
faire  un  camp  ennemi,  c'est  nuire  volontairement  au  progrès. 
Presque  tous  les  pays  de  l'Europe  sont  dans  une  position  si  ex- 
ceptionnelle,  que,  pour  sortir  de  ce  labyrinthe,  il  faut  absolu- 
ment se  conformer  aux  circonstances  et  user  de  moyens  prati- 
ques. Voilà  ce  qui  seulement  pourra  amener  avec  le  temps  un 
changement  radical  et  une  réforme  universelle. 

Il  en  est  de  même  de  l'aristocratie  d'argent.  Peut-on  essayer 
des  changements  politiques  importants,  sans  avoir  de  l'argent? 
Les  déclamations  contre  les  capitalistes  et  les  riches  sont  donc 
des  absurdités.  Or  dans  presque  toutes  les  révolutions,  à  tous 
les  congrès  pseudo-libéraux^  l'esprit  de  parti  répète  les  mêmes 
sottises  ! 


—  145  — 

Ea  un  mot  à  côté  de  beaucoup  d'autres  causes,  une  des  rai- 
sons principales  de  la  non-réussite  des  révolutionnaires  a  toujours 
été  le  tort  fait  à  quelques  classes  de  la  société,  soit  par  préven- 
tion, soit  par  une  haine  qui  n'est  nullement  justifiée,  soit  par 
l'intention  de  leur  faire  perdre  quelques  avantages  ou  quelques 
plaisirs  qui  ne  peuvent  porter  aucune  atteinte  à  la  réorganisa- 
tion et  au  libre  développement  de  l'esprit. 

Quand  on  veut  être  sûr  de  la  victoire,  il  faut  exciter  l'intérêt 
général  de  tous  et  l'intérêt  particulier  de  quelques  parties  de  la 
nation;  il  faut  réunir  tous  ces  éléments  sous  une  même  bannière 
au  moyen  d'un  intérêt  commun  et  pratique. 

Les  nombreux  partis,  qui  veillent  pendant  la  révolution  et  dans 
la  période  suivante,  produisent  des  éléments  divers  qui  obtien- 
nent la  prépondérance  dans  la  société.  Une  fois  c'est  l'aristocratie 
qui  l'emporte,  une  autre  fois  c'est  la  démocratie;  et  le  plus  sou- 
vent, c'est  la  pseudocratie,  je  veux  dire  le  régne  du  faux,  qui 
établit  partout  sa  domination. 

J'ai  déjà  dit  que  l'action  isolée  des  peuples  qui  se  soulèvent 
sans  combiner  leurs  efforts  en  faveur  de  la  liberté,  occasionne 
aussi  des  avortements  révolutionnaires.  L'histoire  constate  cette 
vérité.  Depuis  les  temps  les  plus  reculés,  la  France  avait  toujours 
été  en  hostilité  avec  les  empereurs  d'Allemagne.  Lorsque  la  révo- 
lution de  i789  eut  reconquis  pour  un  moment  les  droits  de  l'Iiu- 
manité,  toute  l'Europe  s'arma  contre  elle.  Dès  lors  la  conspiration 
des  monarques  prit  des  proportions  formidables.  On  chercha  à 
annuler  radicalement  la  volonté  des  nations  et  à  faire  triompher 
la  volonté  des  souverains.  Chaque  peuple  qui  se  souleva  ensuite 
pour  recouvrer  son  indépendance  ou  ses  franchises  eut  à  lutter 
avec  d'autres  peuples  opprimés  autiuit,  sinon  plus  encore  que 
lui-même.  La  force  individuelle  de  la  nation  insurgée  eut  à  com- 
battre la  force  collective  des  monrircpies  conjiurés.  A  quoi  ont 
abouti  les  efforts  et  les  sacrifices  d(3  tant  de  peuples?  La  même 
année  où  la  France  secoua  son  ancien  joug,  les  Belges  prirent  les 
armes.  Plus  tard  ils  furent  forcés  de  combattre  pour  leur  indé- 
pendance en  s'aidant  de  la  révolution.  En  1791,  éclata  la  révo- 
lution de  Pologne.  Ou  promulgua  la  Constitution  du  3  mai,  au 

i.  9 


—  146  — 

même  moment  où  l'on  présentait  en  Occident  la  Constitution  à 
Louis  XVI,  qui  Taccepta.  Deux  nations,  sans  s'entendre  mutuel- 
lement, agissaient  dans  le  même  esprit  aux  deux  extrémités  de 
l'Europe.  Et  les  Allemands,  que  faisaient-ils?  Au  moment  le  plus 
décisif  pour  l'humanité,  les  Allemands  offrirent  aux  révolution- 
naires dynastiques  Fliospitalité  sur  leur  sol.  La  fameuse  conven- 
tion de  Pilnitz  fut  l'origine  d'une  conspiration  plus  étroite  des 
souverains.  En  i791  on  vit  à  Pilnitz  l'empereur  Léopold  II, 
Frédéric-Guillaume  II  et  je  comte  d'Artois,  réunis  pour  déli- 
bérer sur  les  moyens  d'étouffer  la  révolution  en  France  et  eu 

Pologne. 

A  ces  conférences  assistaient  :  François,  qui  devint  empereur 
d'Autriche;  Frédéric-Guillaume,  plus  tard  roi  de  Prusse,  sous  le 
nom  de  Guillaume  III;  Galonné,  ex-ministre  français,  et  le  mar- 
quis de  Bouille.  On  décida  de  résister  aux  tendances  de  ces 
révolutions  avec  des  forces  communes.  Cette  convention  fut  con- 
clue au  mois  d'août.  En  même  temps,  en  France,  l'assemblée  na- 
tionale se  transformait  en  constituante,  le  i«' octobre.  L'Autriche 
et  la  Prusse  conclurent  une  alliance  contre  la  France  par  la  tran- 
saction de  Berlin  du  17  février  1792.  Ces  deux  puissances  re- 
mirent aux  frères  de  Louis  XVI  une  déclaration  ou  il  était  dit 
que  «  la  position  actuelle  du  roi  de  France  devait  être  consi- 
dérée comme  une  question  d'intérêt  général  pour  tous  les  sou- 
verains de  l'Europe.  »  Elles  réclamaient  donc  le  concours  de 
toutes  les  puissances  et  étaient  résolues  à  employer,  de  concert 
avec  elles,  des  moyens  énergiques  pour  seconder  le  roi  de 
France  dans  la  consolidation  d'une  forme  gouvernementale  mo- 
narchique. 11  est  hors  de  doute  que  cette  déclaration  fut  la  pre- 
mière source  de  toutes  les  atrocités  de  la  révolution  française. 
C'est  un  fait  des  plus  importants.  Le  peuple  s'indigna,  lorsqu'il 
vit  qu'on  ne  faisait  aucun  cas  de  sa  volonté.  La  coalition  de  l'Eu- 
rope contre  la  France,  cette  coalition,  dont  la  tète  et  l'àme  était 
TAllemagne,  déchaîna  toutes  les  passions  des  Français.  En  1792, 
les  Prussiens  pénétrèrent  dans  le  pays  où  la  lumière  de  la  liberté 
avait  jailli  aux  yeux  du  peuple. 

La  Moscovie  détruisit  la  constitution  polouaise.  Catherine  II 


—  147  — 

proclama  que  les  défenseurs  de  la  patrie  étaient  «  des  Ja^^obifiS.  » 
La  Moscovie  eut  pour  alliée  l'Allemagne . 

En  1793,  l'Angleterre,  la  Hollande  et  l'Espagne  prirent  les  ar- 
mes contre  la  France.  La  môme  année,  le  second  partage  de  la 
Pologne  fut  accompli  par  la  Prusse  et  la  Moscovie .  La  France 
resta  isolée. 

En  1794,  une  nouvelle  révolution  éclata  en  Pologne,  sous  la 
direction  de  Kosciuszko.  Mais  le  peuple  français,  qui  commençait 
une  lutte  de  géant  contre  le  despotisme,  aveuglé  par  les  passions 
et  rendu  furieux  par  la  conspiration  des  monarques,  ne  savait 
plus  distinguer  dans  les  troubles  ses  amis  de  ses  adversaires. 
Lorsque  le  sang  coulait  en  Etirope,  lorsqu'on  commettait  le  crime 
le  Tplus  atroce  envers  la  Pologne,  des  patriotes  des  plus  dévoués 
périssaient  sur  l'échafaud,  ensanglanté  par  un  million  de  victi- 
mes. La  France  avait  oublié  que  son  alliée  naturelle  dans  la 
cause  de  la  liberté  des  peuples  était  la  Pologne.  Elle  assassinait 
ses  frères  et  faisait  la  guerre  civile  en  Vendée. 

En  1795,  la  Pologne  fut  délinitivemeut  démembrée. 

En  Italie  furent  établies  les  républiques  ligiu'icnne  et  cisalpine 
(1797).  Quels  furent  les  résultats  de  la  volonté  des  peuples  qui  se 
manifestait  alors?  Le  jeune  Bonaparte,  ce  j)roduit  de  la  révolu- 
tion française,  dont  il  était  l'expression  et  pour  ainsi  dire  la  con- 
tinuation, n'abolit  pas  le  principe  monarcbique  dans  son  germe, 
mais  reconnut  en  quelque  sorte  le  droit  des  souverains  de  possé- 
der les  pays  comme  propriété.  Les  chefs  des  parties  belligérantes 
disposent  dos  pays  d'après  leur  bon  plaisir.  Lorsque  l'armée  fran- 
çaise, après  ses  campagnes  victorieuses  en  Italie,  passa  les  ^Upes 
Noriques  et  menaça  Vienne,  lorsque  rAutriclie  accéda  aux  pré- 
liminaires de  Lcoben,  on  conclut  au  nom  du  Directoire  la  paix 
à  Campo-Formio.  L'Autriche  voulait  qu'on  lui  cédât  la  Vénétie, 
la  Lombardie  et  même  une  partie  des  États  pontificaux.  On  lui 
donna  l'Istrie,  la  Dalmatie  et  la  rive  gauche  de  l'Adige.  La  France 
prit  la  seconde  partie  de  la  Vénétie,  ses  territoires  d'Albanie  et 
des  îles  Ioniennes.  Dans  les  articles  secrets,  l'Autriche  consentait 
il  laisser  incorporer  à  la  France  la  rive  gauche  du  Rhin,  en  se 
réservant  Salzbourg  et  une  partie  de  la  Bavière,  et  en  garantis- 


—  148  — 

sant  à  sa  famille  quelques  contrées  de  l'Italie  démembrée  comme 
l'avait  été  la  Pologne.  Outre  cela,  François  II  céda  la  Belgique 
à  la  France.  Le  congrès  de  Rastadt  (1797)  trahit  la  confiance  des 
peuples.  Les  députés  ne  savaient  rien  des  stipulations  secrètes. 
Les  diplomates  allemands  agissaient  avec  timidité  et  souvent  avec 
lâcheté.  Ainsi  donc,  à  peine  la  révolution  avait-elle  renversé  les 
anciens  principes  que  l'on  vit  recommencer  les  intrigues  diplo- 
matiques  et  le  trafic  des  nations  traitées  comme  des  troupeaux  de 
bétail. 

En  1798,  on  proclama  la  République  romaine.  Aussitôt  le  roi 
de  Naples  fit  un  traité  d'alliance  avec  les  Autrichiens,  déclara  la 
guerre  à  la  France  et  prit  Rome. 

En  i799,  l'Italie  vit  les  Moscovites  et  les  Autrichiens.  Souwaroff, 
Bagration,  Kray,  Mêlas  remportèrent  plusieurs  victoires,  «t  en 
détruisant  les  résultats  de  la  révolution  française,  portèrent  des 
coups  mortels  à  l'Europe  tout  entière. 

En  i805,  une  troisième  coalition  européenne  se  forme  contre 
la  France;  en  4806,  les  monarques  des  vieilles  dynasties  s'ar- 
ment pour  la  quatrième  fois  contre  le  nouvel  empereur.  Napo- 
léon, après  avoir  remporté  les  plus  brillantes  victoires  sur  les  Prus- 
siens et  sur  les  Moscovites,  crée  au  profit  du  roi  de  Saxe  le  duché 
de  Varsovie,  qu'Alexandre  I'^'  lui-même  appelle  «  ridicule  (l)  »  et 
impose  à  la  nation  polonaise  une  constitution  encore  plus  ridi- 
cule (1807)  (2). 

Ni  Napoléon,  ni  les  peuples  européens  n'avaient  de  défenseurs 
dans  l'Europe  orientale.  En  1809,  une  cinquième  coalition  fut 
renouée  contre  la  France.  Les  Français  ne  versaient  plus  leur 
sang  pour  la  liberté  et  pour  l'humanité,  mais  pour  l'orgueil  de 
celui  qui  songeait  à  se  rendre  peu  à  peu  le  souverain  de  l'uni- 
vers. 

L'Allemagne,  qui  autrefois  avait   pris  les  armes  contre  la 


(t)  Dans  sa  letlrc  à  Naricliokiiic.  Voir  :  les  Souvenirs,  de  J.-U. 
Niemcewicz. 

(2)  Comparer  :  Les  trois  Constitutions  polonaises,  par  LclewcL 
Paris,  1832. 


—  149  — 

République^  fut  alors  alliée  de  Napoléon.  L'Angleterre ^  la 
Suède  et  l'Espagne  prirent  le  parti  de  la  Moscovie  (1812).  Le 
despotisme  luttait  contre  le  despotisme^  Les  peuples  en  savaient- 
ils  quelque  chose? 

Les  froids  mirent  fin  à  cette  guerre  monstrueuse  et  sans  but. 
Alors  les  Prussiens  voyant  l'aiïaiblissement  du  géante  l'abandon- 
nèrent perfidement.  En  1813^  ils  se  déclarèrent  ennemis  de  la 
France.  Le  peuple  allemand  applaudit  avec  enthousiasme  aux 
proclamations  du  roi  de  Prusse.  Il  croyait  se  soulever  pour  se- 
couer le  joug  du  tyran.  Il  se  souleva  et  se  sacrifia  pour  reprendre 
ses  anciens  fers  et  passer^  cinquante  ans  après^  sous  le  joug  de 
Bismark. 

L'Autriche  suivit  l'exemple  de  la  Prusse.  Ces  deux  puissances 
entraînèrent  après  elles  la  Bavière  et  les  princes  de  la  Confédéra- 
tion du  Rhin.  Le  31  mars  1814  fut  un  jour  de  honte  pour  Paris. 
Le  30  mai  rendit  à  la  France  les  mêmes  frontières  qu'elle  avait 
le  l«r  janvier  1792.  On  proclama  ce  qu'on  appelle  la  Bestati- 
ratùm. 

Tels  furenf  les  résultats  de  la  grande  révolution  ;  telles  furent 
les  conséquences  des  grandes  victoires  du  conquérant. 

Encore  une  fois  toute  rEuroj)e  se  conjura  contre  \es  nouveaux 
principes,  dont  Napoléon  était  le  représentant  malgré  ses  vues 
personnelles  et  sa  passion  de  conquêtes  ;  encore  une  fois  les  peu- 
ples, poussés  par  leiu^s  anciens  tyrans,  se  réunirent  pour  le  main- 
tien de  l'ancien  despotisme!...  Après  Waterloo,  Paris,  qui  était 
redevenu  libre  peu  auparavant,  vit  de  nouveau  les  alliés.  Le  6 
juillet  fut  le  jour  de  triomphe  de  la  conspiration  des  familles  dy- 
nastiques, le  commencement  de  l'abaissement  de  la  France,  ainsi 
que  la  source  du  deuil  des  peuples  européens.  Depuis  cette  épo- 
que, les  nations  opprimées  ne  cessèrent  de  se  soulever;  mais 
après  de  longues  luttes,  elles  obtinrent  seulement  par  grâce  ce 
que  leurs  rois,  par  la  grâce  de  Dieu,  voulurent  bien  leur  accor- 
der, ou  elles  tombèrent  dans  un  état  de  servitude  horrible  si  leur 
existence  menaçait  les  souverains  conjurés. 

Sur  le  champ  de  bataille  de  Waterloo  apparut  l'épouvantable 
spectre  de  l'ancienne  Europe.  Le  congrès  de  Vienne  lui  rendit 


—  iso- 
la vie.  Les  Anglais  et  les  Allemands  adorent  les  statues  de  Blu- 
clier  et  de  Wellington. 

Quels  avantages  les  peuples  ont-ils  retirés  des  victoires  rempor- 
tées sur  l'homme  qui  avait  vaincu  tous  les  gouvernements  tombés 
en  putréfaction?  Qu'ont-ils  gagné  à  la  chute  de  Napoléon?  Quels 
fruits  ont  porté  les  champs  arrosés  de  leur  sang?  Le  26  sejr 
tembre  1815^  on  signa  leur  condamnation  connue  sous  le  nom  de 
Sainte-AlHance,  Louis  XVIII  s'allia  avec  l'Autriche,  la  Moscovie 
et  la  Prusse.  Leur  volonté  eut  force  de  loi  en  tous  pays.  Leur 
union  fut  la  terreur  de  tous  les  peuples. 

Partout  où  une  nation  fit  sentir  ses  droits,  cette  alliance  infer- 
nale se  pressa  d'étouffer  le  moindre  mouvement. 

En  i820,  une  insurrection  éclata  en  Espagne.  La  constitution 
des  cortès  fut  proclamée  et  adoptée  par  Ferdinand  VIL  A  la  tète 
de  l'armée  constitutionnelle  furent  mis  les  généraux  Riego,  Mina 
et  Quiroga.  La  même  année,  le  général  Pepe  provoqua  un  soulè- 
vement armé  à  Naples  et  en  Sicile.  En  même  temps  la  constitu- 
tion des  cortès  fut  introduite  en  Portugal,  à  Oporto  et  à  Lisbonne. 
Aussitôt,  les  monarques  appartenant  à  la  Sainte-Alliance  convo- 
quèrent un  congrès  de  Troppau,  où  ils  établirent  leS  principes  de 
rinterventimi  armée.  On  arrêta  que  toutes  les  puissances  devaient 
toujours  s'entendre  réciproquement  et  agir  en  commun,  afin  qu'on 
H*  accordât  aticune  constitulionqnine  fut  conforme  au  système  adopté 
par  les  souverains.  Ce  système  fut  appelé  légitime,  L'Angleterre  et 
la  France,  après  quelques  notes  et  quelques  conférences  qui  restè- 
rent sans  résultat,  gardèrelit  la  neutralité,  et  par  cela  même,  de- 
vinrent complices  du  crime  ;  l'Autriche,  la  Moscovie  et  la  Prusse, 
de  leur  côté,  après  s'être  garanti  mutuellement  le  maintien  de  la 
paix  intérieure,  déclarèrent  qu'elles  ne  reconnaissaient  pas  les 
réformes  introduites  à  Naples  par  le  gouvernement  révolution- 
naire et  menacèrent  d'une  guerre  en  cas  de  résistance.  Les  insur- 
gés trouvèrent  donc  tout  d'un  coup  des  ennemis,  non-seulement 
dans  leur  propre  gouvernement  qui  les  opprimait,  mais  aussi 
dans  les  grandes  puissances  alliées.  Le  roi  de  Naples  fut  mis  sous 
la  protection  des  trois  États  mentionnés  et  appelé  à  Laybach  sous 
prétexte  de  médiation  entre  lui  et  son  peuple. 


—  151  — 

Au  congrès  de  Laybach^  qui  fut  la  suite  des  conférences  de 
Troppau^  on  décida  de  pacifier  l'Italie  avec  des  forces  communes. 
A  ce  rendez-vous  se  rendirent  pour  l'Autriche,  Metternich;  pour 
la  Moscovie,  Capo  d'Istria,  Nesselrode  et  Pozzo  di  Borgo  (Û  est 
à  remarquer  que  dans  ce  pays  tous  les  étrangers  se  mettent  au 
service  du  despotisme);  pour  la  Prusse,  Hardenberg  et  Bernstorf. 
Caraman,  de  la  Ferronnaye  et  le  duc  de  Blacas  y  figuraient  comme 
ambassadeurs  de  France.  L'Angleterre  envoya  lord  Stewart,  la 
Sardaigne  fut  représentée  par  le  marquis  de  San  Marsan  et  par  le 
comte  d'Aglie;  l'État  pontifical,  par  le  cardinal  Spina;  la  Sicile, 
par  le  duc  Ruiïo.  Cette  fameuse  conspiration  des  ministres,  ourdie 
au  nom  et  avec  l'autorisation  des  souverains  conjurés,  durait  déjà 
depuis  à  peu  près  quatre  mois,  lorsqu'on  apprit  l'insurrection  du 
Piémont  et  ensuite  la  révolution  grecque.  L'alliance  satanique 
s'alarma.  Les  trois  grandes  puissances  :  l'Autriche,  la  Moscovie 
et  la  Prusse  adoptèrent  la  politique  d'intervention  armée  en  cas 
de  troubles  intéiieurs  dans  les  pays  voisins  et  l'introduisirent  dans 
le  droit  des  gens  européen  (  1 82 1  ) . 

Il  est  impossible  de  pousser  phis  loin  l'insolence  et  TeiTron- 
terie. 

En  vertu  de  cette  proclamation  meurtrière  décorée  du  nom  de 
droit,  la  volonté  et  la  liberté  des  peuples  furent  tout  à  fait  garrot- 
tées. Dans  le.  langage  diplomatique,  on  nomma  troubles  inté- 
rieurs, chaque  gémissement  du  [)euple,  chaque  revendication 
de  ses  droits  et  de  son  indépendance.  Depuis  cette  époque, 
même  les  monarques  légitimes  n'eurent  plus  le  droit  de  pro- 
mulguer quelques  franchises  ni  d'approuver  une  constitution 
sans  la  permission  de  tous  les  conspirateurs  couronnés.  Autre- 
ment, les  monarques  appartenant  à  la  conspiration  s'engageaient 
à  soutenir  cette  convention  par  les  armes.  Et  jusqu'à  présent, 
nous  voyons  des  exemples  d'hostilité  et  de  guerre  à  cause  d'in- 
fractions à  ces  traités.  Lorsque,  en  4860,  l'Autriche  introduisait 
des  réformes  tant  soit  peu  libérales,  la  Moscovie  devint  furieuse. 

Au  nom  de  la  Sainte-Alliance,  les  troupes  autrichiennes  en- 
trèrent à  Naples  et  en  Piémont,  et  l'armée  française  fut  chargée 
d'occuper  l'Espagne.  Dans  ces  trois  pays  on  abolit  les  constitu- 


—  152  — 

lions  promulguées  et  jurées  par  leurs  rois.  Dans  le  royaume  des 
Oeux-Siciles  s'établit  la  domination  de  la  police.  Les  tortures  du 
moyen  âge  et  des  persécutions  atroces,  impossibles  à  croire,  s'y 
renouvelèrent.  Cet  état  de  choses  dura  dans  la  péninsule  italienne 
jusqu'en  i859. 

Comme  il  était  de  l'intérêt  de  la  Moscovie  d'affaiblir  la  Turquie 
par  la  création  d'un  nouvel  État  de  même  religion  qu'elle,  on 
garantit,  par  le  traité  de  4827,  l'indépendance  d'une  partie  de  la 
Grèce,  à  laquelle  on  donna  le  nom  de  royaume.  L'Angleterre  et 
Ja  France  y  prirent  part,  non  sans  avoir  stipulé  pour  elles-mêmes 
quelques  profits  et  avoir  établi  leur  prépondérance  sur  l'Europe 
méridionale  et  orientale.  La  suite  de  ces  stipulations  fut  la  bataille 
de  Navarin,  qui  détruisit  la  puissance  maritime  de  la  Turquie. 

Quoique  la  Grande-Bretagne,  par  la  note  circulaire  de 
Casllereagh,  du  49  janvier  i82i,  n'acceptât  pas  les  engagements 
des  trois  grandes  puissances,  pris  au  congrès  de  Laybaeh  relative- 
ment à  l'intervention  armée,  elle  fit  cependant  quelquefois  plus 
de  tort  aux  nations  par  sa  politique  de  neutralité. 

Pour  étouffer  la  révolution,  qui  menaçait  partout,  les  souve- 
rains conjurés  se  réunirent  de  nouveau  au  congrès  de  Vérone 
en  1822.  Toute  la  partie  méridionale  de  l'Eitfope  était  en  feu,  et 
cela  les  effrayait.  Les  ministres  des  cinq  États  principaux  tinrent 
des  conférences  pcéliminaires  à  Vienne.  A  Vérone  arrivèrent  ; 
le  roi  de  Prusse,  l'empereur  d'Autriche  et  celui  de  Moscovie,  le 
roi  des  Deux-Siciles  et  celui  de  Sardaigne,  outre  d'autres  princes 
régnants  d'Italie.  Le  gouvernement  anglais  fut  représenté  par 
Wellington  et  celui  de  la  France  par  le  duc  de  Montmorency  et 
par  Chateaubriand.  Les  ministres  d'État  Metternich,  Pozzo  di 
Borgo,  Bernstorf  et  Hardenberg  appuyaient  leurs  souverains  de 
leurs  conseils.  Entre  autres,  on  y  voyait  aussi  le  banquier  Roth- 
schild. Sous  la  présidence  du  prince  de  Metternich,  des  confé- 
rences s'ouvrirent,  mais  tous  les  personnages  présents  s'engagè- 
rent à  garder  le  secret.  La  France  se  chargea  de  pacifier  l'Espagne 
et  d'y  rétablir  le  gouvernement  monarchique  absolu.  L'Angle- 
terre ne  se  retira  pas  de  la  criminelle  conspiration  des  monar- 
ques et  de  leurs  ministres;  mais,  ne  voulant  rien  dépenser,  elle 


—  153  — 

proposa  d'employer  des  moyens  pacifiques.  Les  autres  puissances 
continentales  promirent  leur  concours  à  la  France.  Quoiqu'on  sym- 
pathisât secrètement  avec  le  soulèvement  de  laGrèce^  les  envoyés 
de  ce  pays  ne  furent  point  admis  au  congrès.  En  1823^  Tarmée 
française  franchit  les  frontières  d'Espagne.  L'assemblée  des  cor- 
tès  fut  dissoute  par  la  force.  Les  Autrichiens^  réunis  avec  les 
troupes  sardes,  réprimèrent  la  révolution  de  Piémont  après  une 
héroïque  résistance  de  la  part  des  insurgés.  Mis  sous  l'interven- 
tion protectorale,  Charles-Félix  introduisit  le  pouvoir  absolu,  qui 
exista  jusqu'en  1848. 

En  4825,  le  parti  révolutionnaire  moscovite,  répandu  dans 
quelques  régiments  de  la  garde  impériale,  fut  détruit  par  l'envoi 
de  ces  régiments  à  la  guerre  de  Tiu*quie.  L'année  suivante, 
Mahmoud  II  fit  massacrer  vingt  mille  Janissaires  dangereux  pour 
le  despotisme.  Le  sultan  imita  le  tsar,  mais  il  agit  du  moins  au 
grand  jour. 

L'année  4829  vit  l'émancipation  des  catholiques  en  Irlande  et 
la  demande  de  rupture  de  l'union  forcée  avec  l'Angleterre.  Telle 
devait  être  la  conséquence  de  la  politique  d'O'Connell,  ce  brave 
défenseur  d'un  peuple  opprimé.  Après  quatorze  ans  de  lutte  parle- 
mentaire avec  l'astucieux  cabinet  de  Londres,  après  70  meetings 
et  20  momter'meetings,  voici  comment  l'affaire  se  termina  :  le 
gouvernement,  dans  la  vallée  de  Clontarf,  déclara,  les  armes  à  la 
main,  ses  intentions  relativement  aux  réformes  commencées.  Le 
peuple  stupéfié  se  sépara  sans  la  moindre  résistance.  Bientôt 
O'Connell  moiuiit  de  chagrin  à  Gènes.  Les  Irlandais  sont  per- 
sécutés jusqu'à  présent. 

En  France,  la  Révolution  installa  en  juillet  de  1830  Louis- 
Philippe  sur  le  trône  pour  l'en  jeter  à  bas  au  bout  de  dix-huit 
ans.  Le  soulèvement  de  Pologne,  à  la  même  époque,  ne  réussit 
pas  à  cause  de  l'indifférence  des  nations  voisines.  Les  héros  de 
ce  pays  ont  subi  le  même  sort  pendant  la  guerre  avec  la  Mos- 
covie  en  4863.  L'Angleterre,  l'Allemagne  et  la  Turquie  prêtèrent 
secrètement  leur  concours  aux  Moscovites. 

La  Révolution  de  1848  fut  réprimée  par  la  coalition  des  mo- 
narques européens.  L'empereur  Nicolas  pacifia  la  Hongrie.  En 

0. 


—  154  — 

1866  et  4867,  les  AUemands  servirent  de  jouet  à  la  politique  d'un 
seul  ministre. 

L'union  des  dynasties  allemandes  est  terrible  pour  la  liberté. 
N'est-ce  pas  une  chose  évidente  que  les  peuples  alliés,  d'après 
l'exemple  des  souverains,  peuvent  avoir  une  puissance  invinci- 
ble? Napoléon  III  a  commencé  ce  que  les  nations  confédérées  doi- 
vent fifiir. 


BASE   d'une    réforme    SOCIALE 


La  société,  dans  son  développement  anormal  et  contraire  aux 
besoins  innés  de  l'homme  ainsi  qu'aux  lois  naturelles,  est  arrivée 
à  une  existence  politique  dont  le  caractère  est  l'esclavage  sous  dif- 
férentes formes,  la  violation  des  droits  de  l'humanité,  une  lutte 
permanente  et  le  règne  du  mensonge.  Cet  état  doit  être  changé. 
Reste  une  question  :  Par  où  commencer? 

Par  le  commencement.  Comment  l'entendons-nous?  Plusieurs 
ont  senti  le  besoin  d'une  transformation  radicale  de  la  société. 
Plusieurs  se  sont  aperçus  que  l'humanité  a  pris  une  mauvaise  di- 
rection et  s'est  éloignée  de  la  nature.  Ce  fut  le  point  de  départ 
d'une  foule  d'utopies  tendant  à  ramener  l'humanité  à  son  état  pri- 
mitif. Mais  les  rêveries  des  réformateurs,  par  cela  môme  qu'elles 
portaient  dans  leur  sein  la  violation  des  lois  primordiales,  ne 
pouvaient  être  réalisées;  elles  s'appuyaient  sur  la  coutrainte  op- 
posée à  la  nature,  et  voulaient  employer  comme  moyen  la  des- 
tmctiony  élément  également  hostile  aux  puissances  naturelles. 

Presque  tous  les  réformateurs  ont  envisagé  la  société  du  côté 
matériel,  et  ont  désiré  la  voir  transformée  dans  ce  sens.  Ils  n'ont 
pas  vu  l'esprit  avant  le  corps,  ni  l'idée  avant  la  forme.  On  dirait 
que  si  Fhumanité  avait  été  réduite  par  quelque  moyen  extraordi- 
naire, à  l'état  primitif  de  la  nature,  à  l'état  d'enfance,  ils  en 
eussent  été  satisfaits. 

Si  donc  je  dis  que  la  transformation  ou  la  réforme  complète  de 
la  société  doit  s'accomplir  par  un  changement  radical  des  rela- 
tions sociales  en  commençant  par  le  commencement,  j'entends 


—  155  — 

par  là  qu'on  l'atteindra  en  tâchant  de  reconquérir  les  droits  de 
l'humanité  qui  ont  été  ou  perdus  ou  lésés. 

Cela  peut  se  réaliser  en  un  instant.  Et  l'unique^  le  plus  puis- 
sant agent  de  cette  revendication^  est  la  liberté;  le  plus  fort  levier 
en  est  la  volonté  des  nations  unies. 

Le  recouvrement  des  droits  de  l'humanité  est  donc  le  principal 
fondement^  la  pierre  angulaire  de  la  réforme  sociale;  leur  déve- 
loppement naturel  est  la  garantie  de  la  transformation  et  du  pro- 
grès normal.  La  réforme  viendra  toute  seule,  par  suite  de  l'ac- 
complissement de  ces  deux  conditions. 

La  lutte  est  l'efTet  de  l'action  de  deux  éléments  contraires.  Ceux 
qui  obéissaient  aux  lois  naturelles,  à  celles  de  l'esprit  du  bien, 
luttaient  contre  ceux  qui  obéissaient  à  la  violence,  ennemie  de 
la  liberté,  contre  les  esclaves  de  l'esprit  du  mal.  L'obéissance  aux 
lois  naturelles  a  produit  le  bien  dans  sa  forme  réelle  ;  la  soumis- 
sion aux  lois  de  l'esprit  du  mal,  ennemi  de  la  volonté  divine,  a 
créé  le  mal  dans  sa  forme  réelle,  qui  a  étendu  sa  prépondérance 
sur  le  bien,  et  tâche  de  l'étouffer.  La  lutte  commencée  il  y  a 
des  siècles  dure  encore.  L'humanité  ne  peut  entrer  sur  la  libre 
voie  divine  et  remporter  une  victoire  décisive  qu'en  remontant  à 
la  source'primUive  de  tout  bien  et  en  s'y  purifiant.  Cette  source, 
c'est  la  liberté. 


DROITS  SUPRÊMES  DK  l'hUMANITÉ 

Les  premiers  droits  de  l'humanité  sont  ceux  qui  ont  été  dépo- 
sés dans  la  nature  humaine  par  la  main  du  Créateur.  J'en  ai  parlé 
plus  haut,  mais  je  me  suis  arrêté  aux  deux  lois  primitives  pour 
démontrer  que  la  direction  anormale  de  la  société  commença  à 
la  suite  de  la  violation  des  lois  naturelles.  Je  vais  maintenant  éta- 
ler toute  la  série  des  droits  de  l'humanité  qui  ne  sont  autre  chose 
que  l'application  des  lois  naturelles. 

L'enfant  vient  au  monde.  La  première  manifestation  de  sa  vie 
c'est  le  mfMvement,  Donc,  le  mouvement,  le  progrès,  sont  la  pre- 
mière condition  de  la  vie  humaine. 


—  loO  — 

L'enfant  sent  le  besoin  de  ce  mouvement.  Donc,  le  besoin,  le 
désir  du  mouvement  est  une  propriété  de  notre  nature. 

Ce  désir  a  son  but,  de  même  que  le  mouvement  a  le  sien.  Le 
désir  se  manifeste  dans  l'homme  sous  des  formes  distinctes.  Le 
sentiment  naturel  de  satisfaire  aux  besoins  du  corps  se  réveille  le 
premier.  Le  cri  de  l'enfant  est  le  signe  de  la  faim.  Un  penchant 
natiurel  dirige.son  mouvement  vers  la  nourriture.  Simultanément 
il  pense  à  la  satisfaction  de  ce  besoin.  Le  mouvement  de  Torga- 
ni8me  et  de  la  pensée  ne  cesse  chez  l'homme  qu'avec  la  vie.  Par 
conséquent,  le  mouvement  ou  le  travail  est  le  premier  besoin,  la 
première  loi  de  notre  nature. 

Si  nous  imaginons  un  homme  dans  l'état  primitif,  nous  pou- 
vons êti*e  sûrs  que  son  premier  soin  sera  de  satisfaire  son  pre- 
mier besoin,  c'est-à-dire  la  faim,  la  soif,  et  de  se  procurer  un 
abri  contre  le  froid,  la  chaleur  et  les  hitempéries  du  climat.  Pour 
réaliser  ces  désirs,  il  emploie  la  force  physique,  et  tâche  de  sou- 
mettre à  sa  domination  la  nature  destinée  à  son  activité.  Il  se 
demande  comment  employer  les  objets  qui  l'entourent  pour  satis- 
faire les  besoins  du  corps.  Il  réalise,  au  moyen  de  la  force  phy- 
sique et  de  la  pensée,  l'idée  du  travail  déposée  dans  son  sein.  Ce 
qu'il  a  conquis  lui-même  est  le  fruit  du  travail.  La  'prorpriété  ac^ 
quise  par  le  ti^avail  est  donc  la  conséquence  immédiate  de  la 
première  loi  naturelle. 

Outre  le  besoin  du  mouvement,  l'enfant  sent  en  lui  celui  de  la 
justice.  Il  pleure  lorsqu'on  lui  ôte  sa  nourritiu^e.  L'homme,  en 
possédant  ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  vivre,  tâche  de  conser- 
ver sa  personne  et  les  conditions  de  son  existence,  ou  la  pro- 
priété, fruit  de  son  travail.  Le  désir  d'une  paisible  jouissance  des 
droits  qu'il  se  reconnaît,  ou  la  justice,  est  donc  le  second  besoin, 
la  seconde  loi  de  la  nature. 

De  l'observation  de  la  justice  résulte  la  paiœ,qm  est  la  consé- 
quence immédiate  de  la  seconde  loi  natiu'elie. 

La  satisfaction  des  besoins  matériels  et  spirituels  de  l'homme, 
deux  conditions  principales  de  son  existence,  est  com[)rise  dans 
ces  deux  lois.  C'est  la  réalisation  de  l'idée  de  l'utile  et  du  juste. 

Mais  pour  la  réalisation  de  la  première  loi  de  la  nature,  ce  pre- 


—  157  — 

mier  de  nos  besoins^  la  condition  sine  qua  non  est  la  liberté.  La 
liberté  est  donc  la  première  source  des  lois  naturelles^  la  loi  su- 
prême qui  résume  en  elle  toutes  les  autres  lois,  c'est  notre  pre- 
mière propriété. 

La  liberté  se  trouve  dans  notre  corps  comme  dans  notre  es^frit. 
Nous  remuons  la  main  quand  nous  voulons  et  comme  nous  vou- 
lons; nous  pensons  quand  nous  voulons  et  comme  nous  voulons. 

Sans  elle  aucune  des  lois  naturelles  ne  pourrait  être  réalisée. 
L'enfant  ne  pourrait  pas  remuer,  quand  même  il  sentirait  le  be- 
soin du  mouvement;  il  ne  pourrait  pas  signaler  par  des  pleurs  la 
nécessité  de  lui  rendre  justice,  lorsqu'on  lui  ôte  sa  nourriture, 
lors  même  qu'il  sentirait  le  besoin  de  pleurer,  s'il  n'avait  la  li-' 
berté  de  se  mouvoir  et  de  pleurer. 

La  liberté  est  donc  non-seulement  la  condition,  mais  la  cause 
intrinsèque  de  tout  mouvement,  le  principe  des  premières  lois  de 
la  nature. 

Cette  liberté  se  manifeste  si  clairement  dans  l'enfant,  que,  tout 
emmaillotté  encore,  il  remue  déjà  et  tâche  de  se  délivrer  des  liens 
qui  l'oppriment  contrairement  à  la  loi  naturelle.  Qu'est-ce  qui 
incite  l'enfant  à  ce  mouvement?  Le  besoin  inné,  le  premier,  le 
suprême  désir  déposé  dans  son  être,  le  désir  d*vser  de  la  liberté. 

La  liberté  est  donc  le  trésor  de  tous  les  besoins  de  l'homme. 

Nos  besoins  doivent  avoir  sous  quelle  forme  se  manifester. 
Celte  forme  c'est  l'attrait  inné  ou  Vamour,  Les  besoins  qui  ten- 
dent à  la  réalisation  de  la  loi  corporelle  et  spirituelle  ayant  en 
vue  la  satisfaction  de  l'organisme  du  corps  et  de  l'esprit,  l'amour, 
est  aussi,  par  conséquent,  physique  et  spirituel,  et  se  manifeste 
sous  une  double  forme.  Le  premier  apparaît  dans  le  magnétisme 
minéral,  le  second  dans  le  zoomagnétisme,  ou  magnétisme  vital, 
ordinairement  appelé  mesmérisme. 

Le  magnétisme  minéral,  dans  des  conditions  différentes,  éveille 
dans  l'homme  le  penchant  ou  le  dégoût  pour  certaines  nourri- 
tures et  objets,  et  exerce  sur  notre  corps  une  influence  directe. 
Le  magnétisme  vital  agit  sur  l'âme  et  les  objets  en  relation  avec 
notre  esprit,  par  l'intermédiaire  du  corps.  Pour  la  connaissance 
de  notre  âme,  nous  avons  un  système  organique  nerveux.  C'est 


—  158  — 

en  lui  qu'est  déposé,  comme  le  magnélisme  dans  le  fer,  un  prin- 
cipe impondérable  :  l'innervation,  agent  qui  possède  une  direc- 
tion spéciale  et  met  en  mouvement  nos  sentiments,  et  qui  se 
rapproche  du  magnétisme  minéral  dans  ses  manifestations. 

Le  magnétisme  vital  a  celte  supériorité  sur  le  minéral,  qu'il 
est  en  relation  immédiate  avec  l'esprit;  relation  indubitable,  quoi- 
que faible  encore  et  peu  approfondie.  11  relève  de  notre  volonté, 
tandis  que  le  magnétisme  minéral  doit  à  la  nature  matérielle  une 
obéissance  aveugle. 

Le  caractère  principal  du  zoomagnétisme  est  la  dépendance  où 
il  se  trouve  à  l'égard  de  nos  facultés  intellectuelles.  On  peut  dire 
que  c'est  la  matière  la  plus  idéale  unissant  l'esprit  au  corps. 

Ses  manifestations  ressemblent  à  celles  du  magnétisme  miné- 
ral. Comme  le  magnétisme  plus  puissant  d'une  barre  de  fer  agit 
siu"  le  magnétisme  moins  fort  d'un  autre  morceau  de  fer,  de 
même  l'innervation  plus  forte  d'un  homme  influe  sur  l'innerva- 
tion plus  faible  d'un  autre. 

L'amour  est,  par  conséquent,  une  manifestation  de  nos  besoins 
naturels,  il  est  l'interprète  des  lois  déposées  dans  l'être  humain, 
des  désirs  du  corps  et  des  aspirations  de  l'esprit.  Voilà  pourquoi 
l'organisme  conduit  l'homme,  d'un  côté,  au  moyen  du  magné- 
tisme minéral  à  la  satisfaction  de  la  faim,  de  la  soif,  et  en  géné- 
ral de  toutes  les  conditions  de  la  vie  temporelle;  et  que  de 
l'aulre,  il  attire  l'esprit  tendant  à  une  existence  parfaite  dans  la 
sphère  des  besoins  spirituels,  des  désirs  moraux,  vers  l'éternité, 
avec  l'assistance  de  la  force  idéale  magnétique  soumise  à  notre 
facullé  suprême  :  la  volonté. 

On  appelle  improprement  magnétisme  animal  ou  vital,  cette 
force  supérieure  ou  mesmérisme.  C'est  plutôt  le  magnétisme  psy- 
chique, tandis  qu'au  contraire  c'est  le  magnétisme  minéral  qui 
devrait  porter  le  nom  de  zoomagnétisme,  étant  une  force  de  la 
nature  essentiellement  physique  et  se  trouvant  dans  le  corps 
comme  tant  d'autres  minéraux. 

La  faculté  qui  nous  est  donnée  de  fortifier  ou  d'affaiblir  notre 
volonté,  est  une  des  propriétés  de  la  natiure  humaine.  Plus  la  vo- 
lonté est  pure,  c'est-à-dire  conforme  aux  lois  de  la  natiure,  plus 


—  159  — 

elle  est  forte;  plus  elle  s'en  éloigne,  et  plus  elle  devient  faible. 
Cette  faculté  est  une  propriété  de  la  liberté,  elle  en  est  la  condi- 
tion et  l'inévitable  qualité;  autrement,  la  liberté  ne  serait  pas  la 
liberté.  C'est  pour  cela  aussi  que  le  magnétisme  psycbique  obéit 
en  raison  de  la  force  de  la  volonté.  Si  la  volonté  est  dans  sa  force 
normale,  par  conséquent  dans  sa  pureté  naturelle,  le  magnétisme 
psychique  obéit  à  ses  ordres  et  agit  dans  la  direction  du  dévelop- 
pement naturel  des  lois;  si  la  volonté  est  corrompue,  partant  fai- 
ble, le  magnétisme  ne  liu  obéit  plus  ou  ne  s'annonce  que  par  de 
faibles  mouvements. 

Il  s'ensuit  que  l'amour,  comme  forme  de  nos  besoins  et  inter- 
prète des  désirs  du  corps  et  des  aspirations  de  l'esprit,  ou  bien 
comme  manifestation  des  désirs  normaux  conformes  aux  lois  na- 
turelles, est  un  besoin  de  la  liberté. 

Il  s'ensuit  encore  qu'une  liberté  pure  a  besoin  d'un  amour  pur, 
c'est-à-dire  naturel,  et  qu'elle  est  la  source  de  Vamour, 

Il  résulte  des  rapports  entre  ces  qualités  innées  dans  l'homme 
qiie  l'amour  est  l'élément  créateur  et  constructeur,  et  que  par 
conséquent  tout  ce  qui  est  élément  de  destruction  s'oppose  à  la 
liberté  et  à  l'amour. 

Par  la  raison  que  nous  sentons  en  nous  les  besoins  innés  du 
corps  et  de  l'esprit,  nous  nommons  sentiment  cette  forme  qu'ils 
revêtent,  c'est-à-dire  l'amour. 

Ce  sentiment,  étant  le  foyer  où  se  concentrent  tous  les  désirs  de 
notre  existence,  est  par  cela  même  le  caractère  principal  de  la 
liberté,  sa  qualité  inséparable.  Sans  l'amour,  la  liberté  ne  pour- 
rait exister,  elle  ne  serait  pas  ce  qu'elle  est. 

Par  conséquent  tout  ce  qui  existe  en  nous  se  concentre  dans 
cette  source  primitive  de  notre  vie,  —  la  liberté,  —  c'est-à-dire 
tous  les  mouvements  de  notre'  corps  et  de  notre  esprit,  aussi 
bien[qiie  leurs  causes,  nos  besoins  innés,  l'amour,  on  un  mot,  et 
sans  exception,  toutes  les  conditions  de  notre  existence. 

Fermer  cette  source  primitive  de  la  vie  humaine,  c'est  déna- 
turer notre  existence  et  lui  donner  un  tour  artificiel  et  forcé  ;  la 
troubler  et  la  souiller,  c'est  empoisonner  notre  vie.  Lui  ôter  son 
caractère  principal,  l'amour,  c'est  détourner  le  torrent  qui  est  la 


—  160  — 

condition  suprême  de  notre  existence^  c'est  remplacer  la  liberté 
par  son  ombre. 

Les  lois  naturelles  sont  donc  des  courants  qui  réunissent  notre 
existence  à  leur  source  primitive^  elles  sont  comme  des  artères, 
comme  des  fils  télégraphiques  qui  entretiennent  nos  relations 
avec  la  liberté.  Si  un  de  ces  liens  est  rompu  ou  endommagé, 
toute  notre  existence  en  souffre,  parce  que  la  communication 
naturelle  et  franche  avec  la  liberté  cesse  immédiatement. 

La  liberté  ayant  dans  sa  nature  l'élément  et  la  forme  exté- 
rieure de  tous  les  besoins  :  l'amour,  comme  source  primitive  et 
toujours  jaillissante  de  tous  les  mouvements  qui  s'accomplissent 
dans  notre  être^  doit  tirer  son  origine  de  la  sublime,  éternelle  et 
immortelle  source  de  toute  existence.  Cette  source  ne  peut  être 
autre  chose  que  la  sublime  liberté  et  la  sublime  force  créatrice, 
c'est-à-dire  l'amour.  Par  conséquent  Dieu  est  la  sublime  liberté, 
et  le  sublime  amoiur. 

L'homme  est  «  son  image  et  sa  ressemblance;  »  plus  sa  na- 
ture, sa  liberté  et  par  conséquent  son  amour  sont  purs,  plus  il  a 
de  signes  divins  en  lui-même.  L'homme,  qui  se  dépouille  de  ces 
signes,  qui  rompt  avec  la  liberté  et  l'amour,  cesse  d'être  l'image 
et  la  ressemblance  de  Dieu,  et  n'a  plus  rien  de  commun  avec 
lui  ;  il  est  la  négation  de  la  source  la  plus  élevée  de  la  vie  et  du 
bien,  du  principe  créateur  le  plus  élevé;  il  est  alors  un  élément 
de  destruction  ne  dérivant  pas  de  la  liberté  et  de  l'amour,  il 
n'est  plus  divin,  il  est  un  esprit  du  mal,  un  Satan. 

Dans  l'homme  pur  qui  développe  son  existence  d'après  les  lois 
naturelles,  la  liberté  et  l'amour  qui  marchent  toujours  ensemble 
étant  de  même  nature  que  la  source  divine,  doivent  y  retoiurner. 
L'amour,  comme  désir  de  la  liberté,  la  cherche,  y  tend  incessam- 
ment et  revient  à  l'iniini.  De  là  cette  communauté  entre  le  Créa- 
teur et  la  créature. 

Si  cette  communauté  n'existait  pas,  l'amour  non  plus  n'existe- 
rait pas,  ni  la  liberté,  source  de  l'amour,  ni  la  force  créatrice, 
ni  par  conséquent  la  création.  Nous  sommes  avec  Dieu  et  en 
Dieu,  c'est  pourquoi  nous  retournons  à  lui  comme  humanité  et 
comme  individu  ;  ainsi  le  fil  l'homme  idéal,  le  Fils  direct  du 


—  161  — 

Père,  en  qui  il  existait  éternellement.  Dieu  nous  aime  par  lui- 
même  d'après  les  lois  de  sa  nature,  d'après  la  loi  de  la  liberté 
étemelle.  Nous  devons  rendre  cet  amour*  à  Dieu  d'après  les  lois 
de  la  liberté  qui  est  en  nous.  Ce  rapport  réciproque  est  un 
besoin  réciproque  et  une  condition  indispensable  de  toute  exis- 
tence. 

Le  sentiment  de  l'amour,  étant  inné  en  nous,  dirige  nos  ac- 
tions. Le  désir  de  la  jouissance  que  nous  reconnaissons  en  nous- 
mêmes  prend  un  développement  de  plus  en  plus  rapide.  Les 
avantages  et  les  agréments  obtenus  par  la  réalisation  de  ces  lois 
nous  en  inspirent  l'amour  et  nous  entraînent  vers  leur  posses- 
sion. Alors  l'amour  a  deux  courants  :  i^  l'attachement  à  la  cause 
qui  nous  donne  les  avantages  et  les  agréments,  2»  l'attachement 
aux  résultats  obtenus  par  notre  travail,  grâce  aux  lois  naturelles. 
De  \h,  naissent  l'amour  des  lois,et  l'amour  de  ce  que  nous  pro- 
curent ces  lois. 

Plus  nous  sentons  en  nous-mêmes  les  lois  innées,  plus  nous  ar- 
rivons à  les  reconnaître  distinctement.  Mais  antérieurement  à  ces 
opérations  de  notre  âme  le  germe  du  sentiment  et  de  la  connais- 
sance est  déposé  dans  notre  nature  comme  un  besoin  de  l'être 
humain,  comme  un  besoin  du  corps  et  de  l'esprit,  comme  la  loi 
suprême  mise  en  nous  pour  la  réalisation  des  autres  lois.  Celte  loi 
suprême,  je  l'ai  déjà  dit,  c'est  la  liberté.  La  liberté  est  donc  la 
loi  des  lois.  L'amour  de  la  liberté,  qui  est  la  source  de  tout  ce 
que  nous  pouvons  posséder,  est  en  nous  un  sentiment  naturel. 

Lorsqu'il  a  senti  ses  droits,  qu'il  les  a  reconnus  en  lui-même, 
et  qu'il  les  a  pris  en  affection,  lorsqu'il  en  a  retiré  des  avanta- 
ges, l'homme  voit  clairement  qu'il  est  lui-même  le  siège  de  toutes 
ces  choses,  il  voit  et  reconnaît  qu'il  peut  dire  de  lui-même,  moi; 
que  ce  qu'il  a  acquis  par  son  moi  il  peut  l'appeler  mitn  ;  que 
toutes  ces  choses  se  rapportent  exclusivement  et  uniquement  à 
lui,  qu'elles  sont  en  lui,  par  lui  et  pour  lui.  Il  arrive  donc  à  cette 
conviction  qu'il  est  une  personne,  une  unité,  un  individu.  Par 
conséquent  l'individualité  est  une  propriété  incontestable  de 
l'homme,  le  signe  et  la  condition  de  notre  existence,  parce  qu'elle 
renferme  en  elle-même  tout  ce  qui  est  nécessaire  ù  l'existence. 


—  162  — 

Détruire  Tiiidividualité  de  l'homme,  c'est  détruire  en  même 
temps  sa  liberté  et  tout  ce  qui  en  provient. 

En  déterminant  dans  son  amoiur  ces  deux  courants  distincts 
vers  les  droits  de  sa  nature  et  vers  les  avantages  qui  en  décou- 
lent, l'homme  se  concentre  en  lui-même,  comme  dans  le  siège 
principal  de  la  cause  de  ses  droits  et  de  ses  avantages.  II  s'aime 
donc  lui-même,  et  en  s* aimant  lui-môme,  il  embrasse  tout  de  son 
amour. 

L'attachement  pour  la  liberté  individuelle  est  donc  un  besoin 
de  notre  nature,  car  il  n'est  autre  chose  que  l'amour  de  la  liber- 
té. L'individualité  est,  dans  son  sens  le  plus  étendu,  la  condition 
de  notre  liberté,  et  par  conséquent  de  notre  existence  ;  elle  est 
la  condition  nécessaire  à  la  réalisation  des  droits  qui  nous  ont 
été  donnés. 

Mais  l'homme,  bien  qu'il  reconnaisse  sa  personnalité,  sent  en 
lui-même  le  besoin  de  se  compléter.  Le  sentiment  sympathique 
inné  en  lui,  je  veux  dire  l'action  commune  des  deux  forces  ma- 
gnétiques, spirituelle  et  corporelle,  éveille  en  lui  le  désir  de 
s'unir  avec  des  êtres  qui  lui  ressemblent.  La  liberté  qui  lui  a 
donné  la  possibilité  de  réaliser  ses  deux  premiers  besoins,  diri- 
gée par  le  sentiment  de  l'amour,  le  conduit  à  nouer  des  Hens  de 
fîimille.  Ainsi  donc  le  désir  de  former  la  famille  est  le  troisième 
besoin  dans  la  série  des  besoins  innés,  la  troisième  loi  de  la  nature. 

De  même  que  les  individualités  attirées  l'une  vers  l'autre 
créent  la  famille,  de  même  les  familles  par  leurs  rapports  réci- 
proques, forment  la  société,  qui  est  la  conséquence  immédiate 
des  liens  de  famille,  c'est-à-dire  de  la  troisième  loi  de  la  nature. 

Étant  doué  de  liberté,  l'homme  s'il  se  développe  normalement 
d'après  ses  lois,  a  cet  avantage  que  ses  pensées  et  ses  sentiments 
sont  sains,  purs  et  exempts  d'erreur.  Il  y  a  de  la  curiosité  dans 
notre  nature.  Après  être  arrivé  à  l'usage  de  ses  premiers  droits, 
l'homme  se  demande  la  cause  de  tout  ce  qui  existe  en  lui  et  au- 
tour de  lui  ;  il  sent  le  besoin  invincible  de  découvrir  la  source  la 
plus  éloignée  de  toute  existence.  Peu  à  peu  et  proportionnelle- 
ment à  son  organisation  individuelle  et  sociale,  il  s'élève  à  la 
connaissance  de  Dieu.  Le  désir  d'adorer  l'Être  suprême  et  de  se 


—  163  — 

mettre  sous  sa  protection,  dans  les  dangers  qui  effrayent  l'hom- 
me, désir  qui  a  sa  source  dans  le  penchant  du  lihre  examen  des 
causes  et  dans  la  crainte  de  perdre  sa  liberté  avec  les  avantages 
qui  s'y  rattachent,  est  le  quatrième  besoin  inné,  la  quatrième  loi 
de  la  nature. 

Du  sentiment  religieux  naît  l'envie  de  témoigner  son  adoration 
à  l'Être  suprême  et  de  formuler  une  prière  pour  lui  demander 
sa  protection.  Les  cultes  religieux  sont  donc  la  conséquence  im- 
médiate de  la  quatrième  loi  de  la  natiu'e. 

Si  les  idées  innées  dans  l'homme  se  réalisent  d'après  les  lois 
naturelles,  alors  sa  vie  est  normale  et  il  cherche  à  lui  donner  le 
caractère  du  beau.  Par  conséquent  le  désir  de  revêtir  !e  bien  des 
formes  du  beau  est  l'accomplissement  de  toutes  les  lois  natu- 
relle, il  est  renfermé  dans  chacune  d'elles. 

Ainsi  donc  les  caractères  fondamentaux  de  l'existence  normale 
sont  :  1°  le  travail  libre  et  son  résultat  :  la  propriété  acquise  par 
le  travail;  2*  la  justice  et  son  fruit,  qui  est  l'accord  ou  la  paix; 
3^  la  famille  comme  base  de  la  société,  et  la  nation  comme  mi- 
roir des  familles  individuelles  ;  4°  le  sentiment  de  la  religion  et 
sa  forme,  le  culte  religieux,  et  pour  tout  dire  en  un  mot,  la  vMté 
sous  la  forme  du  beau.  L'homme  a  droit  à  une  existence  normale. 

Si  l'une  quelconque  de  ces  lois  fondamentales  est  violée,  toutes 
les  autres  dévient  et  se  développent  d'une  façon  anormale.  Alors 
l'humanité  souffre  et  son  existence  est  anormale. 

Si  toutes  les  lois  fondamentales  sont  violées,  alors  apparaît  fe 
régne  du  mensonge  ou  le  mal  sous  la  forme  du  laid. 

11  s'ensuit  évidemment  que  la  j^remiére  condition  de  la  réforme 
sociale  est  le  rétablissement  des  droits  suprêmes  d'j  V humanité. 
Cela  seul  peut  faire  rentrer  l'humanité  dans  sa  voie  normale. 

Puisque  la  liberté  est  la  condition  indispensable  de  la  réalisa- 
tion de  ces  droits,  on  peut  dire  que  le  recouvrement  complet  de  la 
liberté  serait  le  pas  le  plus  important,  dans  la  voie  de  la 
réforme  sociale  et  du  f^rogrês. 

L'humanité  n'aurait  pas  besoin  de  se  gouverner  par  d'autres 
lois  que  celles  qui  lui  sont  indiquées  par  la  nature.  Un  seul  droit 
celui  de  la  liberté,  parce  qu'il  est  le  plus  grand,  serait  suffisant 


—  164  — 

pour  suivre  les  lois  étemelles.  Tous  les  autres  droits^  qui  tirent  de 
lui  leur  origine^  sont  déposés  en  nous  par  la  main  de  la  Provi- 
dence. Leur  développement  et  leur  application  est  la  mission 
des  hommes  libres.  L'humanité  n'aurait  qu'à  écouter  leur  voix  et 
à  se  laisser  diriger  par  eux^  poiu*  prendre  la  route  indiquée  par  la 
nature,  et  pour  avoir  un  progrès  normal.  On  pourrait  dire  hardi- 
ment que  La  liberté  est  le  seul  droit  de  Vhomme  (1). 

ORIGINE  DE  LA  LIBERTÉ  ET  SA  DÉFINITION  PRÉCISE. 

Pour  que  la  liberté  source  de  tout  bien,  et  par  conséquent  le 
bien  suprême,  conserve  ce  caractère,  il  lui  faut  satisfaire  pleine- 

(i)  L'existence  des  lois  naturelles  en  nous  a  été  depuis  longtemps 
remarquée  et  reconnue  par  plusieurs  savants,  mais  elle  est  jusqu'à 
présent  l'objet  de  beaucoup  de  discussions.  Hugo  Grotius,  qui  vé- 
cut dans  la  première  moitié  du  dix-septième  siècle,  introduisit  dans 
son  système  le  principe  des  lois  naturelles  suivi,  avec  des  change- 
ments divers,  par  Puffendorf,  Thomasius,  Locke,  Wolf,  Montes- 
quieu, Rousseau,  Kant  et  ses  successeurs.  Dans  de  nombreuses 
études,  le  plus  grand  changement  fut  de  reconnaître  comme  besoin 
inévitable  de  la  raison  pratiaue,  les  lois  innées  de  la  liberté,  emprun- 
tées primitivement  k  l'état  de  nature.  On  transporta  donc  des  obser- 
vations évidentes  et  palpables  dans  une  sphère  insaisissable  et  mal 
définie,  et  on  les  fit  passer  de  l'empire  des  faits  dans  la  sphère  des  rai- 
sonnements et  des  hypothèses.  Plusieurs  savants,  après  avoir  ac- 
cepté le  principe  de  /<^to/,  tournaient  fatalement  autour  de  cette  idée 
qui  n'a  aucune  base  dans  la  nature.  Hobbes  et  Spinoza  s'imagi- 
nèrent l'état  de  nature  comme  le  règne  de  la  force,  comme  la  guerre 
de  tous  contre  tous,  à  laquelle  il  fallait  mettre  fîn  le  plus  vite  pos- 
sible. Et  quel  remède  fut  proposé  par  Hobbes?  C'est  la  soumission 
volontaire  de  tous  au  plus  puissant,  devenu  le  gardien  de  la  paix  et 
de  la  tranquillité,  en  d'autres  termes  :  l'acceptation  volontaire  du 
joug  de  l'esclavage  et  la  renonciation  à  rindividualité,  à  l'humanité, 
à  tout  ce  que  nous  a  généreusement  donné  la  nature.  D'autres 
imaginèrent  divers  systèmes.  L'essentiel  est  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  l'état  naturel  ayecles  lois  naturelles. Dem&ndQr  le  retour 
de  la  société  &  l'état  de  nature,  c'est  vouloir  faire  reculer  l'humanité, 
c'est  la  folle  utopie  des  socialistes  ;  mais  le  rétablissement  des  lois 
de  la  nature  est  la  reconnaissance  des  droits  de  l'homme,  et  peut 
s'accomplir  tout  d'un  coup. 

Plusieurs  rejettent  irrévocablement  les  droits  innés  de  l'homme, 
ils  ne  croient  pas  aux  idées  établies  dans  notre  nature,  et  prétendent 
que  tout  est  acquis  et  vient  du  dehors.  Ils  b&tissent  leurs  théories, 
pour  dire  quelque  chose  de  nouveau. 


—  165  — 

ment  aux  idées  que  son  nom  éveille,  elle  ne  doit  ni  céder  au 
mal,  ni  être  elle-même  esclave;  car  autrement  elle  ne  serait  ni  le 
bien  ni  la  source  du  bien. 

Le  principe  de  la  liberté  est  la  volonté  que  nous  a  donnée  la 
Providence  et  qui  se  fait  si  clairement  sentir  à  nous  dans  les  mou- 
vements de  notre  corps  et  de  notre  pensée.  La  volonté  spontanée, 
ou  le  libre  arbitre,  est  l'élan  naturel  de  la  liberté.  La  liberté  n'a 
qu'un  seul  besoin  :  le  désir  4e  se  manifester  et  de  se  développer 
en  vertu  des  lois  naturelles. 

Tout  ce  qui  sort  d'elle  en  vertu  d'autres  lois  est  contraire  à  sa 
volonté.  Le  premier  mouvement  n'est  que  le  résultat  de  la  vo- 
lonté comme  principe  de  la  liberté,  mais  la  direction  qui  aban- 
donne les  voies  naturelles  est  une  révolte  contre  la  liberté,  une 
désobéissance. 

La  liberté  a  sa  volonté  et  elle  doit  l'avoir  nécessairement  comme 
source  de  toute  liberté  réelle,  tant  générale  que  particulière.  Si 
elle  ne  l'avait  pas,  elle  ne  serait  pas  elle-môme  la  liberté  et  ne 
pourrait  la  donner  à  d'autres.  Puisque  la  volonté  de  la  liberté 
consiste  à  prendre  une  direction  naturelle;  tout  ce  qui  se  trouve 
sur  celte  voie  en  provient. 

L'origine  des  actions  humaines  et  leur  direction  viennent  du 
libre  arbitre,  c'est  lù  le  point  de  départ  de  tout  ce  qui  est  permis 
ou  illicite,  légal  ou  illégal,  de  la  bonne  ou  de  la  mauvaise  voie. 

Tout  ce  qui  vient  de  la  volonté  pure  et  libre  est  donné  par 
elle  {par  sa  mission)  et  par  là  même  est  permis.  Tout  ce  qui 
désobéit  à  la  liberté  sert  d'autres  lois  et  s'appelle  servitude. 

Par  conséquent,  chaque  action  conforme  à  la  loi  suprême  est 
l'enfant  légitime  de  la  liberté  et  en  porte  le  nom;  elle  est  la  li- 
berté même  et  tend  à  la  liberté  infinie.  Chaque  action  contraire 
à  la  loi  suprême  est  un  avorton  de  la  liberté,  et  porte  un  nom  qui 
en  est  la  négation,  le  renoncement  à  la  source  primitive;  elle 
tend  à  l'esclavage  éternel. 

La  liberté  conduit  son  enfant  légitime  dans  ses  voies  à  elle  et 
l'accompagne  partout;  mais  elle  répudie  les  avortons  qui  l'ont 
reniée  et  ne  se  montre  à  eux  nulle  part. 

Si  la  liberté  est  un  trésor  si  grand,  c'est  que  la  condition  de  son 


—  16G  — 

existence  est  la  pureté  immaculée  et  réloignemeiil  de  tout  ce  qui 
est  mauvais  et  faux.  Voilà  pourquoi  la  dignité  suprême  de 
l'homme  est  la  liberté,  voilà  pourquoi  son  but  le  plus  noble 
est  la  réalisation  de  la  liberté,  le  changement  de  l'idée  en  réalité, 
la  transformation  de  Ja  loi  en  manifestation,  en  fait. 

La  liberté  en  soi-même  est  intérieiu'e,  idéale,  et  ne  se  trouve 
pas  encore  réalisée  à  l'extérieur,  elle  n'est  pas  réelle  tant  que 
rjïomme  ne  lui  donne  pas  sa'parl  de  vie  dans  l'existence  pra- 
tique, conformément  à  sa  volonté  et  aux  lois  naturelles. 

La  dignité  de  l'homme  ne  souffre  pas  quand  il  gémit  sous  le 
joug  de  la  violence  tout  en  aimant  la  liberté;  mais  celid  qui 
s'est  soumis  à  la  violence  a  renoncé  à  sa  dignité. 

La  liberté  est  tellement  inséparable  de  notre  nature,  que  celui 
qui  l'a  reniée  est  à  peine  un  homme.  Le  devoir  de  l'homme  est 
donc  la  lutte  contre  tous  les  éléments  hostiles  à  sa  nature,  la 
conquête  de  la  liberté  et  de  la  vérité.  Quand  même  il  serait 
vaincu,  la  lutte  serait  déjà  un  mérite,  un  témoignage  de  sa 
dignité. 

Tôt  ou  tard,  l'honmie  doit  sortir  vainqueur  de  cette  lutte,  car 
sa  destinée  est  de  tiûompher  du  mal  et  d'établir  le  rogne  de  la 
liberté. 

De  même  que  l'homme  est  le  germe  et  la  base  de  la  société, 
de  même  la  liberté  individuelle  est  la  première  base  de  la  liberté 
universelle.  Sur  elle  s'élève  tout  l'édilice  des  droits  de  l'humanité. 
L'homme  est  tout  à  la  fois  un  individu  et  l'homme  en  général  ; 
de  là  la  liberté  individuelle  et  la  liberté  collective.  Chaque  in- 
dividu venant  au  monde  apporte  sa  première  propriété  ;  ta 
liberté,  et  tout  ce  qui  en  peut  provenir.  En  entrant  dans  une  so- 
ciété, il  unit  cette  propriété  à  celle  des  autres  liommes  ;  mais  il 
ne  peut  et  ne  doit  pas  la  renier,  car  il  perdrait  le  caractère  hu- 
main et  cesserait  d'être  un  tout,  en  devenant  une  parcelle,  un 
instrument,  une  chose.  De  cette  union  des  libertés  individuelles, 
établie  pour  le  bien  connnu.n  et  dans  le  but  même  de  les  assurer 
réciproquement,  procède  une  première  propriété  collective,  in- 
contestable, .c'est-à-dire  la  liberté  collective.  Par  conséquent,  la 
somme  des  libertés  ùidùidiielle:*  est  bi  hben'lè  de  la  société. 


—  167  — 

La  liberté  appliquée  à  la  vie  et  se  nianifestaut  sous  dos  formes 
réelles,  c'est-à-dire  la  liberté  pratique,  n'est  pas  l'état  où  il  peut 
être  permis  à  chacun  de  se  livrer  à  ses  rêveries  et  d'agir 
contre  l'ordre  indiqué  par  les  lois  naturelles  ou  par  les  lois  mo- 
rales. Une  tendance  de  l'esprit  et  du  corps  qui  fait  obstacle  à 
l'ordre  naturel  est  un  renversement  nuisible  à  la  liberté  géné- 
rale ;  elle  fausse  la  mission  de  l'humanité  et  ne  sert  qu'à  pro- 
voquer une  lutte  sans  fin.  La  liberté  est  un  fardeau  qui  ne  peut 
être  porté  que  par  de  fortes  épaules,  et  conservé  que  par  une 
àme  énergique;  elle  est  le  caractère  d'un  sacerdoce  sublime 
dont  celui-là  seul  est  digne  qui  est  un  homme  dans  toute  l'accep- 
tion du  mot.  La  liberté  est  un  si  grand  don,  un  si  précieux  tré- 
sor qu'elle  impose  avec  elle  de  grandes  obligations.  Liberté 
oblige. 

Mais  plus  l'homme  est  libre,  plus  facilement  il  dirige  cet  élan 
vers  des  actions  nobles,  et  plus  il  devient  fort  ;  car  la  liberté 
étant  tout  ensemble  la  source  des  forces  el  l'amour,  change  nos 
devoirs  en  plaisirs.  Et  la  vie  n'est  plus  alors  que  contentement 
et  récompense. 

Cicéron  a  donné  une  ingénieuse  définition  de  la  liberté  pra- 
tique, qu'il  appelle  l'esclave  de  la  loi.  Il  ne  s'agit  plus  que  d'avoir 
de  bonnes  lois,  et  elles  ne  le  sont  que  quand  la  liberté  les  pro- 
duit, car  elle-est  elle-même  la  loi  suprême. 

La  liberté  est  le  droit  que  Dieu  nous  a  donné  d'employer  à  notre 
gré  nos  facultés  de  l'esprit  et  du  corps  dans  la  sphère  des  lois 
naturelles,  c'est-à-dire  dans  l'ordre  moral.  Cette  sphère  nous 
est  indiquée  dans  le  décalogue  et  expliquée  par  le  Christ. 

C'est  pourquoi  saint  Paul  dit  ;  a  Où  est  l'esprit  divin,  là  est  la 
liberté.  » 

Le  Sauveur  a  dit  que  l'amour  était  la  vertu  suprême;  il  nous 
a  commandé  d'y  concentrer  toute  notre  volonté,  car  l'amour  est 
le  seul  désir  de  la  liberté  et  sa  seule  expression  complète  ;  il 
renferme  tout  ensemble  la  source  de  la  liberté  et  la  tendance  à 
la  liberté,  son  origine  et  sa  fin,  ses  lois  et  sa  récompense.  No- 
tre foi  consiste  à  reconnaître  et  à  aimer  la  liberté,  à  voir  claire- 
ment cette  brillante  lumière  de  la  vérité,  qui  nous  préservera  du 


—  108  — 

« 

mal,  de  l'esclavage,  parce  qu'elle  est  la  source  des  vertus  et  le 
guide  du  bonheur  éternel.  Elle  renferme  le  progrès  et  la  justice, 
les  deux  premiers  besoins  de  notre  existence.  Elle  dirige  notre 
amour  d'après  ces  lois;  et  le  rayon  de  cet  amour  nous 
conduit  à  Dieu  par  la  société,  au  ciel  par  la  terre,  en  accom- 
plissant toutes  les  lois  naturelles.  Ainsi  donc,  la  liberté  nous  in- 
dique nos  devoirs  envers  nous-mêmes,  envers  notre  prochain  et 
envers  Dieu;  elle  renferme  en  elle  le  temporel  et  l'éternel, 
le  présent  et  l'avenir.  Comme  le  seul  besoin  de  la  liberté  est 
l'amour  conforme  aux  lois  naturelles  ou  le  désir  de  se  dévelop- 
per en  vertu  de  ces  lois,  elle  nous  inspire  ce  désir  dès  qu'elle  est 
en  nous.  Et  tous  nos  besoins,  tous  nos  devoirs  se  résument  dans 
Y  amour,  «  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu  de  tout  ton  cœur,  et 
Ion  prochain  comme  toi-même.  »  Voilà  toutes  les  lois  renfermées 
en  une  seule. 

Le  Christ  appelle  cette  loi  le  commandement  le  plus  important. 
Saint  Pierre  nous  a  laissé  ces  belles  paroles  ;  «  Vous  devez  aussi 
de  votre  part  apporter  tout  le  soin  possible  pour  joindre  à  votre 
foi,  la  vertu;  à  la  vertu,  la  science;  à  la  science,  la  tempérance; 
à  la  tempérance,  la  patience  ;  à  la  patience,  la  piété  ;  à  la  piété, 
l'amour  de  vos  frères,  et  à  l'amour  de  vos  frères,  la  charité.  Car 
celui  en  qui  elles  ne  sont  point  est  un  aveugle.  ElTorcez-vous 
donc  de  plus  en  plus,  mes  frères,  d'affirmer  votre  vocation  et 
votre  élection  par  les  bonnes  œuvres  ;  car,  en  agissant  de  cette 
sorte,  vous  ne  pécherez  jamais.  »  (Seconde  épître  de  saint  Pierre, 
I,  5-10.) 

DES  DEUX  DIRECTIONS  DE  lA  LIBRE  VOLONTÉ. 

La  propriété  incontestable  de  l'homme  est,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  le  libre  arbitre.  Si  nous  ne  l'avions  point,  nous  ne  serions 
point  des  hommes.  Si  une  aveugle  fatalité  nous  tenait  sous  sa 
puissance,  connue  le  prétendent  quelques  sophistes  et  quelques 
savants  égarés  qui  induisent  les  autres  en  erreur,  ce  fatalisme 
devrait  avoir  une  cause,  car  il  n'y  a  rien  sans  cause.  Le  néant 


—  169  — 

même  a  la  sienne.  Si  le  fatalisme  n'avait  aucune  cause^  il  fau- 
drait admettre  qu'il  est  sorti  de  rien  ;  mais  rien  ne  produit  rien. 

La  volonté  doit  (itre  libre,  car  autrement  elle  ne  serait  pas 
l'origine  de  toute  liberté,  elle  ne  serait  pas  elle-même  la  liberté. 
En  quoi  donc  consiste  la  liberté  de  cette  volonté?  C'est  dans  ce 
libre  choix  du  chemin  qu'elle  doit  suivre. 

La  cause  suprême  a  déposé  dans  la  libre  volonté  le  désir  de 
marcher  dans  la  voie  des  lois  parfaites.  Le  premier  élan  inné  de 
ce  désir,  son  premier  mouvement  est  dirigé  vers  cette  voie.  La 
première  réalisation  de  ce  besoin  rencontre  sur  sa  route  le  prin- 
cipe de  la  première  loi  de  la  nature,  plus  loin  la  première  loi 
même  et  ensuite  toute  la  série  des  lois  naturelles. 

Mais  la  libre  volonté,  comme  origine  de  toute  liberté  a  aussi 
dans  sa  nature  la  possibilité  de  suivre  le  chemin  où  ne  se  trou- 
vent pas  les  lois  naturelles,  le  chemm  de  l'imperfection. 

La  libre  volonté  a  donc  deux  routes  devant  elle  :  la  voie  bonne 
et  la  mauvaise. 

La  volonté  marchant  dans  la  bonne  voie  ne  perdra  jamais  sa 
liberté  et  trouvera  partout  un  secours  dans  la  voix  de  la  nature. 
La  volonté,  qui  a  pris  une  autre  direction  où  ne  se  trouvent 
pas  les  lois  naturelles,  se  développe  sans  la  participation  des  lois 
suprêmes  et  devient  libre  volonté  d'une  autre  nature ,  elle  est 
alors  négative  et  non  pas  divine. 

Comme  origine  et  source  de  toutes  les  lois,  la  libre  volonté, 
c'est-à-dire  la  liberté  prise  dans  sa  signification  générale,  peut 
produire  et  créer  des  lois,  par  conséquent  elle  les  produit  et  les 
établit,  mais  si  elle  se  trouve  sur  la  mauvaise  voie,  alors  cette 
liberté  négative  ne  peut  produire  que  des  lois  contraires  aux 
lois  naturelles,  car  ces  derniers  n'existent  pas  sur  la  fausse  route, 
sur  la  route  de  l'imperfection.  Comme  principe  de  toute  perfec- 
tion, elle  donne  même  à  ces  lois  un  certain  caractère  de  perfec- 
tion. Comme  être  dérivant  de  l'Être  suprême,  comme  fille  de 
Dieu,  elle  peut  attribuer  à  ces  lois  le  caractère  divin,  car  elle 
renferme  en  elle-même  l'origine  de  tout  bien,  la  marque  di- 
vine et  le  droit  de  mettre  leur  empreinte  sur  tout  ce  qu'elle 
produit.  Cependant,  ces  lois  que  la  liberté  crée  sans  la  partici- 

I.  10 


—  170  — 

pation  des  lois  naturelles^  quoiqu'elles  portent  le  signe  de  la 
puissance  et  de  la  justice,  quoiqu'elles  aient  le  sceau  divin,  ne 
sont  pas  parfaites  et  ne  peuvent  l'être  :  elles  ne  sont  qu'une  faible 
imitation  de  la  perfection,  car  elles  naissent  sur  une  route  qui, 
bien  qu'elle  soit  libre,  c'est-à-dire  ouverte  h  tous,  n'est  pas  per- 
mise, n'existe  pas  suivant  la  volonté  suprême  et  ne  provient  pas 
d'elle;  elle  n'existe  même  pas,  suivant  la  volonté  de  la  liberté 
comme  origine  de  toute  perfection,  mais  par  la  volonté  de  la 
liberté  comme  origine  de  toute  liberté. 

Par  conséquent,  les  lo'.s  que  la  liberté  produit  sur  cette  route 
et  crée  par  elle-même  sont,  en  vérité,  d'origine  divine,  car  la  li- 
berté elle-même  ])rend  sa  source  en  Dieu,  mais  elles  ne  sont 
qu'une  émanation  médiate,  tandis  que  les  lois  produites  et  éta- 
blies sur  la  route  divine,  qui  est  parsemée  des  lois  naturelles, 
prennent  leur  source  en  Dieu  immédiatement  et  sont  le  ré- 
sultat de  sa  volonté. 

A  mesure  que  la  liberté,  en  créant  les  lois  particulières  mar- 
che sur  la  route  déserte,  choisie  par  elle-même,  elle  cesse  d'a- 
voir les  caractères  divins  qui  disparaissent  connue  s'ils  retour- 
naient à  leur  source  primitive.  Ils  ne  sont  donc  pas  dans  ces.  lois  ; 
les  autres  lois  faites  d'après  celles-ci  s'éloignent  de  plus  en  plus 
des  lois  naturel'es  et  ne  deviennent  qu'un  recueil  de  violences  rcvé- 
tues  de  la  for  me  léi,ale. 

Puisque  dans  la  nature  humaine  la  liberté  a  pour  compagne 
la  passion,  avec  un  avertissement  de  Dieu,  qui  retentit  continuel- 
lement dans  notre  conscience,  et  nous  ordonne  de  surveiller  ce 
mal  capable  de  nous  subjuguer,  par  conséquent,  l'homme  mar- 
chant sur  la  route  qui  n'est  pas  divine,  ne  pouvant  point  enten- 
dre la  voix  de  la  conscience,  est  toujours  dominé  par  la  pas- 
sion que  les  lois  naturelles  ne  désarment  plus.  Elle  prend  alors 
les  formes  les  pins  variées. 

Plus  la  liberté  [lerd  de  son  caractère  diviu,  jihis  sa  force 
primitive  se  dégrade.  Étant  de  plus  en  i^ius  faible,  elle  devient 
de  plus  en  plus  fac.le  à  vaincre;  alors  les  passions  l'emijortent 
sur  elle  et  commencent  à  étendre  leur  prépondérance.  La  liberté 
existe  toujours,  parce  qti'elle  est  immortelle  ;  elle  donne  quel- 


—  171  — 

quefois  signe  de  vie,  ou  déploie  ses  dernières  forces  dans  la  lutte; 
mais  opprimée  par  les  passions,  elle  ne  peut  plusse  relever.  Enfin 
sous  leur  influence,  la  liberté  perd  tout  à  fait  sa  qualité  divine,  de- 
vient négative  et  prend  le  caractère  de  la  passion.  Elle  apparaît 
comme  un  élément  destructeur,  la  torche  dans  une  main  et 
le  poignard  fratricide  dans  l'autre;  et  oubliant  son  origine  di- 
vine, par  cela  même  qu'elle  renonce  aux  lois  suprêmes,  elle 
renonce  à  Dieu,  et  dans  son  ivresse  elle  se  prosterne  aujour- 
d'hui devant  une  passion  et  demain  devant  une  autre  ;  au- 
jourd'hui devant  le  veau  d'or,  demaiu  devant  le  soleil,  devant  un 
corps,  devant  l'idole  de  la  gloire  ;  enfm  elle  se  dresse  à  elle- 
même  un  temple,  elle  adore  le  crime  déguisé  en  raison  suprême  ; 
elle  croit  en  tout  ce  que  proclament  les  passions,  et  arrive  à 
l'athéisme;  elle  perd  alors  l'indépendance  de  son  caractère  et 
avance,  sans  lumière,  sans  conscience,  sans  but. 

Elle  est  toujours  la  liberté,  mais  une  liberté  qui,  ayant  rejeté 
le  caractère  divin,  a  pris  le  caractère  matériel  de  la  passion  et 
ne  se  présente  plus  comme  une  création  puissante  par  son  es- 
prit, mais  seulement  comme  forte  dans  ses  ressources  maté- 
rielles. Elle  était  autrefois  le  tabernacle  des  [caractères  de  Dieu  ; 
elle  n'est  plus  maintenant  que  le  dépôt  de  passions  humaines. 

C'est  la  volonté  enchaînée  par  les  passions,  une  volonté  esclave, 
une  volonté  qui  n'est  pas  divine. 


SIGNIFICATIOX  DE  CES  UOTS  :  BON  ET  MAUVAIS  ESPRIT. 

La  liberté,  comme  être  provenant  de  Tesprit,  comme  esprit,  a 
de  sa  nature  la  possibilité  d'occuper  les  plus  grands  espaces  du 
temps.  Nous  la  voyons  dans  l'histoire  de  l'humanité  incorporée 
sous  différentes  formes,  nous  la  voyons  dans  des  voies  ayant 
deux  directions  diverses,  en  un  mot,  nous  la  voyons  divine  et 
non-divine.  La  première  est  revêtue  des  lois  divines,  la  seconde 
brûle  des  désirs  de  la  passion.  Le  vrai  nom  de  la  première,  c'est 
la  liberté,  celui  de  la  seconde  n'est  qu'une  usurpation. 

La  liberté  divine  étant  la  perfection  même,  ne  peut  rien  s'ap- 


—  172  — 

proprier  de  ce  qui  est  étranger  à  sa  nature^  car  elle  porte  en  elle 
tout  bien  et  ne  trouve  sur  son  chemin  que  le  bien.  La  liberté 
non-divine  absorbe  tout  mal  en  elle-m&me,  et  lorsqu'elle  s'in- 
corpore dans  l'homme^  elle  devient  avec  lui  une  force  qui  saisit 
tout  ce  qui  contente  ses  désirs  désordonnés^  mais  en  faisant  souf- 
frir son  àme  et  en  le  rendant  esclave  passif.  C'est  la  liberté  trans- 
formée en  passion. 

Tel  fut  le  résultat  de  la  chute  de  la  volonté  libre  et  primitive 
de  l'honime.  La  libre  volonté^  en  suivant  la  voie  des  lois  natu- 
relles et  en  les  respectant^  ne  servait  que  Dieu  et  n'avait  en 
elle  que  l'élément  divin;  mais  ayant  choisi  la  voie  contraire  aux 
lois  naturelles  et  les  ayant  violées^  elle  ne  servit  que  ce  qui  n'est 
pas  divin,  prit  un  autre  caractère  et  perdit  de  jour  en  jour  la 
trace  de  son  origine,  qui  est  le  bien  suprême. 

L'esprit  pur  de  la  liberté  disparut  et  retourna  à  sa  source, 
ne  laissant  à  l'homme  de  tous  les  pouvoirs  que  la  liberté  lui  avait 
donnés,  qu'une  seule  chose,  la  force  matérieUe, 

La  liberté  primitive,  comme  esprit  s'incorporant  dans  les  pas- 
sions de  l'homme  qui  rompit  avec  les  lois  de  Dieu,  leur  commu- 
niqua son  souffle.  Les  passions  prirent  un  libre  essor,  et  lorsque 
la  liberté  écrasée  sous  leur  domination  eût  dispani,  il  n'en  resta 
que  le  reflet,  une  imitation  de  son  esprit.  Mors  on  se  figura  un 
être  radicalement  séparé  comme  ennemi  des  lois  divines,  mais  ce 
n'est  autre  chose  que  la  synthèse  des  passions. 

Cet  être  contraire  à  l'Esprit  suprême  ne  peut  être  défîni,  et 
c'est  justement  là  son  caractère.  Il  ne  peut  être  ni  défîni,  ni  ren- 
fermé dans  des  formes  certaines,  parce  qu'il  est  né  en  dehors 
de  la  loi,  parce  qu'il  n'est  qu'une  imitation  de  tout,  et  qu'il 
prend  les  fîgures  et  les  directions  les  plus  différentes.  C'est  comme 
un  esprit  dépravé,  c'est  Vange  déchu.  Ce  mal  indéfini  dormait 
au  fond  de  la  nature  du  premier  homme.  La  libre  volonté  pou- 
vait le  laisser  toujours  en  germe  ou  l'appeler  à  la  vie.  Cet  ennemi 
de  toute  liberté,  et  par  là  ennemi  de  la  vérité  et  de  la  lumière, 
s'incorpore  dans  différentes  personnes  soit  qu'il  combatte  le  bon 
esprit  en  s'eiïorçant  de  le  vaincre,  soit  qu'il  le  chasse  d'un  coup 
lorsqu'il  trouve  un  homme  d'une  volonté  faible.   Sa  forme  est 


—  173  — 

celle  de  toutes  les  passions  ;  sa  tendance  est  celle  de  toutes  les 
actions  contraires  au  bon  esprit,  contraires  à  la  suprême  liberté 
et  aux  droits  de  Thomme. 
On  le  nomme  vulgairement  le  mauvais  esprit,  Satan,  ou  le 

diable,  etc. 


DIFFÉRENTE  ENTBE  LES  BONNES  ET  LES  MAUVAISES  LOIS. 

Comme  la  libre  volonté,  après  êti-e  entrée  dans  la  voie  qui  lui 
était  défendue,  a  créé  ses  lois  à  l'imitation  de  Dieu,  le  mauvais 
esprit,  lui  aussi,  après  avoir  rejeté  la  liberté  et  avec  elle  les  lois 
qui  lui  sont  propres,  établit  les  siennes  à  l'exemple  de  la  liberté. 

Cette  imitation  était  une  conséquence  inévitable.  Les  hommes 
ayant  renoncé  à  la  liberté  passèrent  sous  la  domination  de  la  pas- 
sion, c'est-à-dire  du  mauvais  esprit.  Le  mauvais  esprit,  pour  les 
maintenir  dans  l'obéissance,  leur  présenta  ses  lois  faites  sur  le 
modèle  de  celles  de  la  liberté,  et  les  proclama  comme  celles 
de  Dieu  même.  Étant  lui-même  une  imitation  de  la  liberté 
et  de  l'esprit,  il  donna  à  tout  ce  qu'il  créait  le  caractère  de  l'imi- 
tation. C'est  pour  cela  que  toutes  les  lois  du  mauvais  esprit  n'ont 
que  le  rellet  de  celles  de  la  liberté  et  de  celles  de  Dieu;  elles  ne 
sont  ni  intermédiaires  comme  les  lois  créées  par  la  liberté,  ni 
provenant  immédiatement  de  la  liberté;  elles  sont  une  imitation 
Simitaiion  dans  la  forme.  Dans  leur  essence,  elles  sont  diamé- 
tralement contraires  aux  lois  natiurelles  et  à  toutes  les  autres  qui 
en  dérivent  directement. 

Comme  toutes  les  lois  naturelles  fondées  sur  les  principes  su- 
prêmes des  lois  de  Dieu  peuvent  être  nommées  lois  divines,  de 
même  on  pourrait  appeler  lois  sataniques  toutes  les  lois  émanées 
du  mauvais  esprit. 

La  liberté  donne  à  la  société  des  lois  de  Dieu  comme  prove- 
nant des  lois  naturelfes.  La  force  impose  à  la  société  celles  de 

Satan. 
Les  premières  sont  obligatoires  pour  tout  le  monde  ;  les  autres 

ne  sont  obligatoires  pour  personne. 

10. 


—  174  — 


LUTTE, 

C'est  de  la  contradiction  de  ces  deux  ordres  de  lois  que  la  lutte 
est  issue.Commencée  depuis  des  siècles^  elle  prend  chaque  jour 
des  proportions  de  plus  en  plus  menaçantes^  et  elle  ne  cessera  que 
quand  les  hommes  se  seront  soumis  aux  lois  édictées  par  des  hom- 
mes libres  et  fondées  sur  les  principes  des  lois  de  Dieu.  Le  résultat 
de  cette  soumission  ne  peut  être  que  la  concorde^  et  le  résultat 
de  la  concorde  est  la  liberté  pratique.  Mais  pour  parvenir  à  cette 
concorde^  il  faut  posséder  la  libre  volonté  et  renoncer  aux  lois  de 
Satan. 

POURQUOI  EXISTE-T-IL  DES  PASSIONS  DANS  NOTRE  NATURE? 

Parce  que  l'homme  est  créé  libre.  S'il  n'avait  pas  de  passions^ 
il  ne  serait  pas  libre.  Et  à  quoi  lui  servirait  alors  la  liberté  ?  Que 
serait-elle?  Quel  serait  l'objet  de  son  choix?  Elle  ne  serait  rien, 
c'est-à-dire  qu'il  n'y  aurait  pas  de  liberté  en  nous^  parce  qu'elle 
serait  inutile^  parce  qu'elle  ne  pourrait  pas  exister  sans  avoir  ce 
libre  mouvement,  qui  constitue  son  être. 

S'il  n'y  avait  pas  de  lumière  il  n'y  aurait  pas  d'ombre,  et  réci- 
proquement. L'homme  est  un  être  supérieur  à  toutes  les  créatu- 
res, parce  qu'il  est  doué  d'une  liberté  complète.  Les  animaux  qui, 
dans  l'échelle  des  créatiures,  occupent  des  places  inférieures  ont 
une  liberté  de  plus  en  plus  bornée;  plus  ils  sont  placés  bas,  moins 
ils  ont  de  liberté.  Nous  voyons  cela  en  descendant  jusqu'aux  zoo- 
phytes.  J'ai  dit  que  le  seul  droit  de  l'homme,  c'est  la  liberté.  Oui, 
mais  il  faut  que  l'homme  suive  la  voie  normale,  c'est-à-dire  qu'il 
obéisse  aux  lois  naturelles.  Cette  obéissance  est  la  condition  de  sa 
liberté. 

Dieu,  en  donnant  à  l'homme  un  trésor  tel  que  la  liberté  com- 
plète, l'a  fait  dépendre  des  lois  de  la  nature,  afin  qu'il  n'abusât 
pas  de  cette  liberté.  En  outre,  pour  faciliter  la  direction  de  la 
liberté,  il  lui  a  assigné  les  voies  naturelles. 


—  175  — 

Cette  restriction  de  la  liberté  est  un  bienfait  de  la  Providence. 
I.es  influences  naturelles  rendent  Thomme  soumis  et  dépendant  ; 
les  autres  influences  enfouies  au  fond  de  notre  nature  intérieure 
et  extérieure  donnent  une  direction  à  notre  liberté^  et  nous  indi- 
quent la  manière  de  nous  en  servir. 

Puisque  les  impulsions  de  la  nature  nous  apprennent  comment 
nous  devons  nous  servir  de  notre  liberté^  les  passions  sont  là 
comme  une  preuve  que  la  violation  des  lois  naturelles  produit  de 
mauvais  eflets  et  détruit  la  liberté.  Elles  sont  les  gardiennes 
de  la  liberté,  tant  que  l'homme  les  dirige.  Les  facultés  de  l'es- 
prit et  la  conscience  nous  apprennent  la  conduite  à  tenir  avec  les 
passions  et  complètent  les  commandements  des  lois  de  la  na- 
ture. Dès  que  la  liberté  sort  de  la  voie  tracée  par  la  nature,  on 
voit  apparaître  les  passions,  et  se  redresser,  tête  haute,  le  mau- 
vais esprit  négatif,  émanation  de  la  libre  volonté,  «  cet  ange  dé- 
chu, »  ennemi  de  la  lumière  et  de  la  vérité,  négation  de  la 
justice,  l'ombre,  l'esprit  des  ténèbres.  Alors  la  liberté,  si  elle  ne 
revient  pas  à  temps  sur  la  bonne  voie,  perd  ses  droits  immortels 
et  l'homme  devient  esclave  des  passions. 

Si  dans  le  développement  des  besoins  naturels  la  liberté  pro- 
duit toute  une  série  d'avantages  conformes  à  ses  lois  et  par  suite 
à  celles  de  Dieu,  les  passions  au  contraire  enfantent  une  série 
immense  de  conséquences  qui  s'éloignent  de  plus  en  plus  des  lois 
de  Dieu.  C'est  ainsi  que  deux  lignes  droites  partant  d'un  même 
point  s'écartent  de  plus  en  plus  l'une  de  l'autre  et  se  perdent 
dans  l'infini. 

Le  point  de  départ  est  la  libre  volonté. 

L'activité  de  l'homme,  en  vertu  de  la  loi  de  la  liberté,  choi- 
sit l'une  des  deux  voies  qui  s'oflrent  à  elle.  L'une  d'elles,  mar- 
quée et  recommandée  par  la  Providence,  l'autre  défendue,  mais 
laissée  ouverte  à  tous;  l'une  conduit  à  la  réalisation  des  droits 
permis,  l'autre  égare  au  milieu  des  passions.  La  route  des  pas- 
sions, une  fois  préférée  nous  empêche  de  plus  en  plus  d'user  des 
avantages  que  peut  nous  donner  la  liberté. 

Telle  est  la  signification  du  péché  originel.  Dieu  nous  a  donné 
une  infinité  de  moyens  qui  nous  permettetit  d'effacer  ce  péché. 


—  176  — 

c'est-à-dire  d'abandonner  les  sentiers  de  la  passion  en  nous  en- 
gageant de  nouveau  dans  la  voie  des  lois  naturelles.  11  dépend  de 
la  libre  volonté  de  l'homme  de  profiter  des  secours  que  la  Provi- 
dence met  à  sa  portée. 

SERVITUDE 

Ce  mot  seul  de  servitude  signifie  la  renonciation  à  la  libre  vo- 
lonté pour  devenir  le  serviteur  des  passions^  du  mauvais  esprit. 

L'homme,  de  sa  nature  comme  être  libre,  est  fort  et  hardi.  11 
n'est  pas  vrai  qu'il  soit  faible,  comme  le  supposent  plusieurs  phi- 
losophes. L'esclave  seul  est  faible  et  timide.  Je  ne  parle  ici  ni  de 
la  force  animale  ni  de  la  hardiesse  grossière  de  la  violence,  mais 
de  la  force  et  du  courage  vraiment  dignes  de  l'homme.  La  liberté 
avec  toutes  ses  conséquences  naturelles  étant  le  droit  suprême, 
est  en  même  temps  la  suprême  force;  elle  est  en  effet  l'origine  de 
toute  force  morale  et  physique.  Si  l'homme  ne  possédait  cette 
qualité,  il  ne  pourrait  travailler  ni  moralement  ni  physiquement. 
Sentant  toute  sa  force,  dont  le  plus  haut  degré  seul  donne  la  li- 
berté vraie  et  complète,  l'homme  parvient  peu  à  peu  à  la  recon- 
naître tout  à  fait,  et  devient  plus  hardi.  Mais  dès  qu'il  perd  la  li- 
berté, il  acquiert  la  conscience  de  sa  faiblesse,  il  la  reconnaît  en 
lui  et  devient  plus  timide.  Les  hommes  libres  sont  les  plus  coura- 
geux dans  le  combat,  et  ils  n'appellent  à  leur  aide  que  leurs  pro- 
pres forces.  Les  poltrons  ont  peur  à  la  guerre  et  les  esclaves  lut- 
tent à  l'aide  des  instruments  matériels. 

En  sa  quahté  d'être  libre,  l'homme  avait  sous  la  main  les  ins- 
truments que  lui  a  donnés  la  nature  pour  sa  défense  personnelle 
et  celle  de  ses  droits.  Le  mauvais  esprit  a  inventé  des  instruments 
artificiels  pour  l'agression. 

L'homme  en  effet  est  fort  comme  réunion  d'un  corps  et  d'un 
esprit.  Mais  comme  parcelle  de  la  nature  totale,  comme  être  orga- 
nique, comme  animal,  il  est  faible.  L'éléphant,  le  lion,  le  tigre 
sont  plus  forts  que  l'homme.  Un  rocher  en  tombant  peut  le  broyer 
comme  peut  le  faire  le  corps  d'un  éléphant;  le  serpent  peut  le 
tuer  de  son  venin,  le  léopard  peut  le  mettre  en  pièces.  Tant  qu'il 
est  libre,  il  emploie  dans  toute  leur  plénitude  ses  forces  morales 


—  177  — 

et  physiques;  il  est  fort,  hardi,  mais  prudent,  car  cette  liberté, 
qui  liû  donne  de  la  force,  lui  donne  aussi  la  faculté  de  comprendre 
qu'il  y  a  des  animaux  plus  forts  que  lui.  Lorsqu'il  perd  la  liberté 
et  se  soumet  aux  passions,  alors  il  s'endort  et  se  rapproche  de 
l'état  animal,  ou  cesse  tout  à  fait  d'être  homme  et  devient  ins- 
tantanément animal.  L'homme  hbre  n'est  un  animal  qu'en  tant 
qu'il  a  des  propriétés  organiques  communes  avec  des  animaux; 
l'homme,  serviteur  des  passions,  n'est  homme  qu'autant  qu'il  a 
conservé  des  propriétés  morales  communes  à  l'humanité. 

Plus  l'homme  s'éloigne  des  lois  qui  lui  ont  été  données  par 
Dieu,  plus  il  se  rapproche  de  l'état  animal;  plus,  au  contraire,  il 
s'efforce  de  perfectionner  les  facultés  de  son  âme,  plus  il  s'éloigne 
des  animaux.  Les  passions  exercent  sur  tout  l'organisme  de, 
riiomme  un  effet  semblable'  à  celui  des  Uqueurs  fortes  sur  sa 
constitution  physique.  Elles  abaissent  les  uns  au  niveau  de  la 
béte,  excitent  chez  les  autres  des  instincts  féroces,  endorment 
ceiL\-ci,  provoquent  chez  ceux-là  une  excitation  qui  n'est  pas  na- 
turelle. En  tout  cas,  lorsque  l'homme  refuse  obéissance  aux  lois 
de  la  liberté  et  se  laisse  dominer  par  les  passions,  il  perd,  sinon 
entièrement,  au  moins  en  partie  sa  dignité  humaine.  S'abandon- 
nant  aux  passions,  et  ne  voulant  plus  connaître  la  liberté,  il 
devient  un  mauvais  esprit. 

Si  les  passions  se  liguent  ensemble  pour  obtenir  la  prépondé- 
rance sur  la  liberté,  alors  commence  le  règne  des  passions  ou  des 
mauvais  esprits,  qui  créent  le  système  du  mal.  Chaque  homme 
qui  se  soumet  à  ce  système  est  esclave  aussi  bien  que  celui  qui 
s'est  soumis  aux  passions.  Un  roi,  même  avec  une  puissance  illi- 
mitée, est  un  esclave  s'il  obéit  à  ses  passions,  car  cette  obéis- 
sance même  est  la  pire  des  servitudes.  Plus  sa  puissance  est 
grande,  plus  grand  est  son  esclavage.  Comment  pourrait-il  être 
libre,  lorsqu'il  ne  respecte  pas  la  liberté  des  autres  et  n'en  a  pas 
la  moindre  idée  !  Mais  parmi  ces  esclaves  souverains,  qui  s'en- 
tendent entre  eux  et  qui  s'unissent  au  nom  des  passions,  il  y  en 
a  de  plus  forts  et  de  plus  faibles,  en  Raison  de  la  force  ma- 
térielle que  chacun  a  pu  conquérir.  Les  uns  régnent  donc  sur 
les  autres.  Chez  les  mauvais  esprits  comme  chez  les  bons  il  y 


—  178  — 

a  aussi  une  hiérarchie^  tout  étant  chez  eux  une  imitation.  Âinsi^ 
de  même  que  chez  les  hommes  libres  un  homme  peut  s'élever 
au-dessus  des  autres  par  suite  de  leur  libre  consentement,  de 
même  cliez  les  esclaves  un  mauvais  esprit  peut  obtenir  le  premier 
rang  par  suite  de  la  soumission  servile  de  gens  qui  ont  répudié 
toute  dignité  humaine,  ou  au  moyen  de  la  force. 

L'esclave  volontaire  n'est  pas  celui  qui  cède  à  la  violence,  mais 
celui  qui,  en  n'y  opposant  aucune  résistance,  démontre  par  là 
même,  en  effet,  qu'il  n'a  pas  de  forces  et  qu'il  ne  possède  pas 
la  liberté,  puisqu'il  a  préféré  ce  que  lui  donnent  les  passions  aux 
avantages  que  peut  lui  procurer  la  liberté;  il  prouve  par  là 
qu'il  est  craintif,  et  que  par  conséquent  il  a  perdu  sa  dignité  hu- 
maine; s'il  n'est  pas  encore  un  mauvais  esprit,  il  est  déjà  un  ani- 
mal ou  près  de  le  deveuir. 

La  répudiation  de  la  liberté  et  l'abandon  de  soi-même  aux  pas- 
sions, est  le  premier  anneau  d'une  chaîne  interminable  de  con- 
séquences mauvaises.  De  même  que  la  liberté  est  mère  de  tout 
bien  et  des  institutions  sociales  basées  sur  la  justice,  de  même 
l'esclavage  se  reproduit  sous  différentes  formes  en  établissant  des 
lois  d'oppression. 

Quelques  écrivains  divisent  l'esclavage  de  la  société  en  plusieurs 
catégories.  A  vrai  dire,  tout  esclavage  est  un  esclavage.  Acceptons 
cependant  la  division  en  esclavage  politique  et  esclavage  civil. 
Voici  ce  que  dit  Montesquieu  de  ce  dernier  :  «  Celui  qui  est  privé 
«  de  la  liberté  civile  est  encore  privé  de  la  liberté  politique.  U 
«  voit  une  société  heureuse  dont  il  n'est  pas  même  partie;  il 
«  trouve  la  sûreté  établie  pour  les  autres,  et  non  pas  pour  lui;  il 
a  sent  que  son  maître  a  une  âme  qui  pei}t  s'agrandir,  et  que  la 
«  sienne  est  contrainte  de  s'abaisser  sans  cesse.  Rien  ne  met 
«  plus  près  de  la  condition  des  bêtes  que  de  voir  toujoiu-s  des 
«  hommes  libres,  et  de  ne  l'être  pas.  De  telles  gens  sont  des  en- 
«  nemis  naturels  de  la  société...  11  ne  faut  donc  pas  être  étonné 
«  que  les  États  aient  été  si  souvent  troublés  par  la  révolte  des  es- 
«  claves.»  (Esprit  des  lois,  I.  XV,  ch.  xiii.) 

Cependant  on  ne  peut  contester  que  l'esclavage  personnel  tout 
humiliant,  tout  contraire  à  la  nature  qu'il  puisse  être,  est  plus 


—  179  — 

supportable  pour  un  homme  abaissé  par  une  longue  servitude, 
que  l'esclavage  politique  pour  des  gens  éclairés  et  se  sentant  libres 
d'après  les  lois  de  la  nature.  L'hypocrisie  de  la  force,  en  établis- 
sant des  lois  qui  flattent  les  passions,  a  su  changer  l'ancien  es- 
clavage personnel  en  un  autre.  Accepter  un  genre  d'esclavage 
quelconque,  c'est  les  accepter  tous. 

II  est  dans  l'ordre  naturel  des  choses  que  ceux  qui  ne  pos^ 
sèdent  pas  de  liberté  personnelle  ou  en  font  peu  de  cas,  ne  sachent 
pas  la  respecter  chez  les  autres;  ils  ne  respectent  rien  non  plus 
de  ce  que  peut  donner  la  liberté.  L'idée  du  vrai  n'éclaire  plus 
ceux  qui  ont  une  fois  rompu  avec  la  liberté  ou  qui  ont  quitté  la 
bonne  voie,  car  le  vrai,  la  vérité  suprême,  ne  se  trouve  pas  sur 
leur  route.  Tous  les  sentiments  des  droits  naturels  sont  étouffés 
en  eux.  Les  passions  les  aveuglent,  leur  ôtent  tout  pouvoir  de 
comprendre  et  de  juger,  en  proportion  de  ce  qu'ils-  ont  perdu  de 
leur  dignité  humaine,  et  elles  en  font  leurs  esclaves.  L'orgueU, 
l'avarice,  l'erreur,  la  bêtise,  les  préjugés,  le  fanatisme,  Thj'po- 
crisie,  le  mensonge  et  mille  autres  vices,  propriétés  particu- 
lières à  l'esprit  des  ténèbres,  ont  chacun  leurs  esclaves.  Leurs 
raisonnements,  leurs  écrits  peuvent  avoir  l'apparence  du  vrai, 
mais  ils  ne  sont  que  l'imitation  du  bien  comme  tout  ce  qu'a  créé 
le  mauvais  es[)rit.  Obéir  à  celte  voix  c'est  être  esclave,  car  c'est 
méconnaître  la  liberté  et  la  vérité. 

Nous  voyons  dans  la  vie  sociale,  de  deux  choses  l'une,  ou  des 
esclaves,  supérieurs  en  nombre,  quoique  moralement  inférieurs, 
l'emportent  sur  des  hommes  libres  numériquement  inférieurs 
mais  moralement  plus  forts;  ou  bien  des  esclaves  matériellement 
plus  forts,  dominent  d'autres  esclaves  qui  ne  possèdent* pas  de  si 
puissantes  ressources  matérielles.  Dans  le  premier  cas,  la  force 
illégitime  dompte  l'autorité  légitime,  la  servitude  triomphe  de  la 
liberté,  les  forces  animales  des  forces  humaines,  la  matière 
de  l'esprit;  dans  le  second  cas,  la  force  commande  à  la  force, 
l'esclavage  à  l'esclavage,  la  matière  la  plus  puissante  à  la  matière 
la  plus  faible. 

l.es  résultats  de  la  servitude  ou  de  la  mauvaise  volonté  ont 
un  enchaînement  naturel  et  visible,  et  diffèrent  du  tout  au  tout 


—  180  - 

des  fruits  que  donne  la  liberté^  ou  la  bonne  volonté,  comme  diffé- 
rent du  tout  au  tout,  les  lois  acceptées  par  ces  deux  branches 
d'une  direction  si  opposée,  bien  que  provenant  d'une  mOme 
souche. 

De  même  que  le  libre  travail,  la  propriété,  la  justice,  la  paix, 
la  famille,  la  nation,  le  respect  de  Dieu  et  la  religion  sont  les  fruits 
inévitables  de  la  liberté,  fleurissant  à  l'ombre  des  lois  naturelles, 
de  môme  le  travail  forcé,  la  paresse,  le  vol,  la  rapine,  la  vio- 
lence, le  communisme,  le  cosmopolitisme,  l'idolâtrie,  l'athéisme, 
le  mensonge  de  toute  espèce  et  les  crimes  sont  les  résultats  inévi- 
tablement obtenus  en  suivant  la  route  contraire  sous  rem])ire  de 
la  servitude  ou  de  l'obéissance  aux  passions.  La  bonne  volonté 
seule  peut  détruire  le  règne  de  la  mauvaise  volonté. 


LA   PENSÉE  ET   Là  CONSCIENCE 

L'étude  de  la  pensée  et  de  la  conscience  est  sans  contredit  un 
très-grand  problème.  Mais  quand  on  parle  de  la  liberté,  il  est  dif- 
ficile de  ne  point  parler  de  la  pensée  et  de  la  conscience.  On  pour- 
rait raisonner  sans  fin  sur  ces  deux  sujets;  pour  moi,  je  ne 
veux  qu'exposer  ma  façon  de  voir,  le  plus  brièvement  possible. 
Il  s'agit  seulement  de  définir  les  principes.  Celui  qui  m'a  compris, 
pourrait  facilement  deviner  quelle  est  ma  conviction  à  cet  égard. 
Mais  pour  éviter  toute  équivoque,  voici  ce  que  je  pense. 

Depuis  un  certain  temps  les  discussions  sur  la  liberté  de  pen- 
sée, et  principalement  de  conscience,  sont  à  la  mode.  Elles  on^ 
donné  lieu  à  une  polémique  passionnée  qui  a  une  très-grande 
portée.  Les  idées  sur  ce  point  sont  tellement  en  désaccord  et  se 
croisent  tellement,  qu'il  n'est  pas  possible  de  les  apaiser  sur  le 
terrain  même  du  débat.  Et  cependant  c'est  de  là  que  dépendent 
gt  la  vie  de  l'homme  et  l'harmonie  de  la  vie  sociale. 

Les  questions  ont  été  dès  l'abord  mal  posées,  ce  qui  rend  im- 
possible de  terminer  la  lutte  entre  les  adversaires,  s'ils  ne  s'en- 
tendent i»as  sur  le  sous  des  mots  qui  font  l'objet  de  la  discussion. 
Dans  ce  débat,  les  uns  demandent  la  libcrl('  dépensée,  la  hbertédc 


—  181  — 

conscience;  les  autres  veulent  étouffer  la  liberté  de  pensée,  la 
Uberté  de  conscience.  Il  me  semble  que  les  premiers  ne  savent 
pas  au  juste  ou  tout  au  moins  n'expliquent  pas  assez  clairement 
ce  qu'ils  veulent,  ils  ne  donnent  pas  à  leurs  désirs  la  possibilité 
de  s'appliquer  dans  la  pratique;  les  autres  souhaitent  ce  qu'ils 
n'ont  ni  le  droit  ni  la  force  de  faire. 

Mais  la  cause  du  différend  prendrait  une  tout  autre  forme;  si 
l'on  voulait  s'entendre  sur  le  sens  des  mots.  Sans  la  déOnition 
claire  et  nette  du  sujet,  toute  polémique  ne  peut  être  que  super- 
ficielle, et  ne  saurait  mener  à  la  découverte  de  la  vérité  ;  à  la 
fin,  chaque  parti  garderait  son  avis.  Lequel  des  deux  camps  a 
raison?  L'uq  ou  l'autre,  ou  aucun.  N'y  a-t-il  pas  encore  une 
autre  réponse  à  cette  question?  Oui,  les  deux  côtés  peuvent  avoir 
raison,  chacun  dans  une  certaine  limite. 

Dans  ce  débat,  la  foule  n'a  entendu  qu'une  seule  chose,  le  sujet 
et  le  titre  :  Liberté  de  pensée  et  de  consdence,  et  elle  se  l'est  ainsi 
expliqué  :  a  Je  suis  libre,  par  conséquent  je  puis  penser  ce  que  je 
veux.  Je  suis  libre,  par  conséquent  j'ai  la  conscience  libre.  J'ai  la 
conscience  libre,  par  conséquent  je  puis  faire  ce  qui  me  plaît.  » 
On  avait  proclamé  la  liberté  de  pensée,  de  parole  et  d'action.  Mais 
sur  quoi  se  fonde  cette  liberté  ?  C'est  ce  que  personne  ne  deman- 
dait. On  avait  proclamé  la  liberté  de  pensée  et  de  conscience, 
sans  définir  clairement  ce  qu'était  cette  pensée,  ce  qu'était 
cette  conscience.  Second  tort  en  ce  point.  11  s'est  trouvé  des  gens 
pour  y  remédier,  et  ils  se  mirent  à  définir  :  la  liberté,  la  pensée 
et  la  conscience.  Il  semblait  que  les  torts  étaient  réparés.  Lisons 
donc.  Les  uns  en  appellent  à  V autorité  de  /a/'oi  pour  appuyer  leur 
manière  de  voir;  les  autres  à  l'autorité  de  la  pensée  ou  de  la  raison 
en  général.  Les  plus  hardis  sont  ceux  qui  ont  dit  :  «  La  raison  est 
le  juge  suprême,  la  dernière  instuice.  Je  suis  représentant  de  ce 
dictateur  tout-puissant,  et  je  décide  de  tout.  Mon  avis  ne  souffre 
aucun  appel.  »  C'est  sur  un  pareil  raisonnement,  sur  l'applica- 
tion de  cet  arrêt  que  doit  reposer  tout  l'organisme  social  ! 

Il  faut  accepter  l'un  des  deux  :  la  foi  ou  la  raison  pour  base. 
Mais  je  pose  cette  question  :  Si  la  f(.i  n'existe  pa:^,  si  nous  ne  pou- 
vons l'éveiller  en  nous,  que  reste-t-il  alors?  Car  on  ne  peut  pns 

I.  H 


—  182  — 

se  fabriquer  une  foi,  on  ne  peut  pas  se  l'ingurgiter  de  force  comme 
un  verre  d'eau.  A  quoi  se  réduira  donc  le  raisonnement  appuyé 
sur  la  foi,  s'il  n'y  a  pas  de  base^  ou  si  la  base  vient  à  manquer 
tout  d'un  coup  ?  D'un  autre  côté,  qui  peut  aflirmer  que  la  raison 
ne  se  trompe  pas?  Combien  de  sottises  n'avons-nous  pas  vu  énoncer 
au  nom  de  la  raison?  Enfm  il  faut  que  je  croie  à  la  raison  pour 
partager  son  idée.  11  faut  donc  encore  revenir  à  la  foi.  Et  si  je  ne 
l'ai  pas,  qui  me  la  donnera  par  force?  De  quel  droit?  Qui  ose  me 
forcer,  moi  homme  libre,  à  croire  ce  que  je  ne  veux  ou  ne  puis 
croire?  Et  voilà  que  la  seconde  base  peut  ne  pas  exister  du  tout 
ou  s'écrouler.  Comment  alors  définir  le  véritable  sens  de  mots  si 
importants,  que  l'intelligence  de  ces  mots  est  une  question  de  vie 
ou  de  mort  ?  . 

Si  je  ne  veux  accepter  ni  l'autorité  de  la  foi,  ni  l'autorité  de  la 
raison,  mais  si  je  cherche  autre  chose,  plus  propre  à  me  con- 
vaincre, que  faire  à  cela?  Peut-on  traiter  mes  désirs  de  chimé- 
riques? N'y  a-t-il  rien  hors  la  foi  et  la  raison?  Où  en  est  la 
preuve?  Moi  je  cherche  d'autres  témoignages. 

11  y  eut  beaucoup  d'acclamations  et  beaucoup  de  joie  quand  la 
raison  devint  libre.  On  proclama  son  émancipation.  Ce  fut  un 
événement  très-heureux  et  très-avantageux  pour  l'humanité. 
Mais  la  raison  se  mit  à  régner  en  souveraine  absolue,  et  comme 
elle  était  libre  elle-même,  elle  ne  respecta  pas  toujours  la  liberté 
chez  les  autres.  Je  reconnais  avec  la  plus  grande  humilité  la  do- 
mination do.  la  raison,  j'accepte  ses  arrêts,  mais  qu'elle  me  mon- 
tre avant  sur  quoi  elle  s'appuie,  d'où  Jvieut  son  autorité,  son 
droit. 

La  logique,  me  répond  la  raison.  —  Mais  cette  voûte  de  l'édi- 
fice, qu'il  y  ait  seulement  une  fente,  je  la  pousserai  et  elle  s'écrou- 
lera. Dans  une  suite  de  syllogismes  qu'un  seul  principe  soit  faux, 
tout  l'amas  de  raisonnements  n'a  plus  aucune  valeur.  Si  la  base 
est  chancelante,  les  raisonnements  seraient-ils  les  plus  logiques, 
et  liés  entre  eux  comme  avec  du  ciment,  ils  ne  sauraient  durer 
longtemps.  Celui  qui  n'apercevra  pas  que  cette  base  chancelle,  que 
ses  crevasses  menacent  ruine,  qui  ne  distinguera  au  milieu  de  ce 
ramassis  d'arguments,  aucune  erreur,  peut  accepter  cet  ensem- 


—  183  — 

b)e  pour  une  création  parfaite  de  la  raison^  tout  en  étant  dans 
l'erreur. 

L'histoire  de  la  raison  humaine  peut  se  résumer  en  quel- 
ques mots.  Après  de  longues  luttes,  lorsqu'elle  eut  recouvré  sa 
liberté,  elle  rompit  avec  tout  au  monde  et  ne  crut  plus  qu'en  elle- 
même  ;  elle  rompit  donc  avec  la  nature.  Elle  ne  reconnut  plus  ses 
lois  et  commença  à  créer  des  lois  d'elle-même  sans  son  entremise. 
Parce  qu'elles  ne  différaient  pas  des  lois  naturelles,  elle  pensait 
les  avoir  découvertes  elle-même,  et  elle  en  devint  très-fière.  Ap- 
puyée sur  ces  principes,  elle  continua  à  créer,  mais  s'éloigna  de 
plus  en  plus  de  la  nature;  car  ayant  confiance  en  elle-même,  elle 
rejeta  la  révélation  et  l'explication  des  lois  primitives.  Elle  ne 
voulut  pas  revenir  à  la  nature.  Cela  lui  semblait  être  un  abaisse- 
ment, d'autant  plus  qu'elle  voyait  que  les  lois  naturelles,  quoi- 
qu'elles fussent  une  base  inébranlable,  ne  sont  cependant  pas  suf- 
fisantes pour  toutes  les  conditions  de  la  vie  humaine.  Elle  créa 
donc  les  lois  de  la  pensée  pure.  Ensuite  elfe  donna  à  sa  pensée 
une  liberté  absolue.  Cependant  elle  sentait  bien  que  son  pouvoir 
chancelait  et  qu'elle  avait  besoin  d'une  autorité,  d'une  base.  En 
la  cherchant,  elle  trouva  la  conscience  et  déclara  que  celle-ci  se- 
rait sa  pierre  angulaire.  Mais  elle  la  revêtit  d'une  signification 
élastique,  vague,  arbitraire,  indéfinie. 

La  raison  humaine  a  donc  étendu  sa  puissance.  Mais  elle  ne 
doit  pas  s'en  tenir  là.  L'émancvpation  de  la  raison  n'est  pas  sufll- 
sante.  La  chose  la  plus  importante  est  lapurilication  de  la  raison. 
Sa  dignité  et  son  autorité  en  dépendent.  Pour  que  je  puisse  me 
soumettre  à  la  raison,  il  faut  que  je  la  voie  non-seulement 
libre,  mais  pure,  car  si  elle  ne  l'est  pas,  elle  n'est  pas  non  plus 
complètement  libre.  11  ne  suffit  pas  de  proclamer  «  la  liberté  de 
pensée  et  de  conscience,  p  mais  il  faut  que  la  raison  nous  engage 
à  accepter  volontairement  les  lois  qu'elle  nous  donne,  à  recon^ 
naître  ce  droit  qu'elle  protège  et  qu'elle  ne  nous  y  force  pas, 
car  en  ce  cas  nous  la  proclamerons  un  despote.  Si  elle  ne  veut 
pas  passer  pour  un  despote,  qu'elle  promulgue  des  lois  qui  don- 
nent  la  liberté.  La  libre  pensée,  la  libre  conscience  est-elle 
déjà  la  liberté?  Ce  sont  des  généralités.  La  liberté  de  la  mauvaise 


—  184  — 

pensée  et  de  la  mauvaise  conscience  est  la  servitude  et  donne 
l'esclavage. 

C'est  une  fausse  opinion  qui  passe  pour  bonne  monnaie^  que 
chacun  a  le  droit  d'avoir  son  avis.  Combien  en  est-il  qui  se  pré- 
sentent avec  une  idée  insensée  et  qui  crient  avec  orgueil  :  «  Vous 
n'avez  qu'à  me  convaincre  que  je  n'ai  pas  raison. >  De  quelle 
manière  convaincre  un  sot  ou  un  ignorant?  Où  prendre  des  preu- 
ves contre  lui?  Il  ne  suffît  pas^  lorsque  quelqu'un  soutient  une 
absiurdité,  de  demander  des  preuves  pour  la  renverser^  mais  il 
faut  qu'il  soit  à  même  d'en  accepter.  Peut-on  discuter  sur  l'a- 
nalyse algébrique  avec  celui  qui  ne  connaît  pas  l'arithmétique? 
Peut-on  parler  métaphysique  avec  celui  qui  ignore  les  prin- 
cipes de  la  logique  ?  Peut-on  présenter  des  preuves  sur  les  ques- 
tions sociales  et  politiques  à  celui  qui  ne  connaît  pas  l'histoire 
ou  qui  la  sait  comme  on  la  lui  a  apprise  aux  écoles  d'après  le 
programme  officiel?  Et  quel  est  celui  qui  ne  croit  pas  connaître 
l'histoire  s'il  se  souvient  des  événements  pnncipaux  et  de  la 
chronologie?  A  moins  qu'il  ne  faille  recommencer  l'éducation  de 
la  plupart  pour  les  convaincre  qu'ils  se  trompent.  On  connaît 
bien  le  proverbe  :  Plus  negare  potest  asinus  qnam  probare  pAt- 
losophus. 

Il  en  est  beaucoup  qui  ont  l'apparence  d'hommes  intelligents. 
Ils  discuteront  très-raisonnablement  sur  tout  pendant  dix  heures. 
Tout  d'un  coup  ils  émettront  un  avis  qui  renverse  de  fond  en 
comble  ce  qu'ils  viennent  de  dire^  et  le  tout  parait  être  une  ab- 
surdité. Tant  la  lumière  a  d'influence  sur  l'objet  qu'elle  éclaire 
et  dont  elle  peut  nous  découvrir  l'essence  !  Le  même  tableau^  ex- 
posé sous  des  jours  différents^  peut  nous  paraître  une  caricature 
ou  un  chef-d'œuvre. 

Il  en  est  de  même  des  livres.  Qu'est-ce  que  ces  millions  d'ou- 
vrages? Combien  d'absurdités  y  trouve-l-on  !  Si  l'on  en  laissait 
uu  dixième  et  si  l'on  faisait  brûler  le  reste^  la  vérité  y  gagnerait 
beaucoup  sans  doute.  Quelquefois  une  page  renferme  tant  de  sot- 
tises qu'il  faudrait  écrire  d'énormes  volumes,  citer  des  milliers 
de  preuves  et  de  faits,  fouiller  les  bibliothèques  du  monde  entier 
et  perdre  une  partie  de  sa  vie,  afin  de  démontrer  que  la  proposi- 


—  185  — 

tion  de  l'auteur  est  une  absurdité.  Cependant  d'innombrables 
exemplaires  se  répandent,  des  idées  erronées  se  propagent,  la 
société  les  prend  et  les  introduit  dans  la  vie  publique.  Quels  avan- 
tages y  a-t-il  pour  Thumanité  à  proclamer  sans  aucune  ré- 
serve le  droit  de  libre  pensée,  c'est-à-dbre  le  droit  d'exprimer  li- 
brement ses  pensées? 

La  déclaration  de  l'absolue  liberté  de  conscience  mène  encore 
plus  loin,  parce  qu'elle  donne  à  chacun  la  liberté  d'agir  comme 
il  lui  plalt,  et  délie  les  mains  de  l'homme  pour  lui  permettre  toutes 
les  actions  possibles.  C'est  sa  conscience  qui  décide  si  l'action  est 
juste  ou  non.  On  me  dira  :  «  La  liberté  de  conscience  a  pour  ob- 
jet principal  le  choix  d'une  croyance  religieuse,  et  la  loi  défmit  les 
actions  de  l'homme.  »  C'est  bien.  Je  peux  demander  :  Sur  quoi 
cette  loi  se  fonde-t-elle?  —  Sur  la  loi  de  la  religion.  —  Mais  de 
laquelle?  Et  si  je  ne  reconnais  aucune  religion,  car  ma  con- 
science le  trouve  bon  ainsi,  alors  je  ne  respecte  pas  votre  loi. 
Peut-être  me  dira-t-on  que  les  lois  se  fondent  sur  la  raison.  — 
Mais  la  raison  de  qui?  Où  est-elle  ?  Qu'est-ce  que  la  raison ?--J'ai 
vu  tomber  en  ruines  beaucoup  de  raisons  et  beaucoup  de  lois; 
je  dirai  plus  :  j'ai  vu  des  raisons  supérieures  créant  des  lois  misé- 
rables et  érigeant  la  lâcheté  en  système.  On  me  dira  :  Vous  devez 
respecter  les  lois  que  nous  avons  établies  ;  car  autrement,  nous 
vous  déclarerons  ennemi  de  l'ordre  social  et  de  la  sûreté. — Je  le 
dois?  Quelle  est  la  loi  qui  me  force  et  ne  m'oblrge  pas?  Ce  n'est 
pas  une  loi,  c'est  un  glaive,  une  violence,  le  pouvoir  du  plus 
fort,  l'excès.  Si  ceux  qui  ne  veulent  pas  accepter  les  lois  impo- 
sées étaient  en  majorité,  elles  n'existeraient  plus.  —  J'entends 
dire  :  Le  sentiment  de  la  justice  et  la  conscience  sont  un  frein 
pour  les  actions  nuisibles  ou  immodérées.  —  La  justice  ?  — 
Quelle  ironie  barbare  !  Ce  mot  m'écorche  les  oreilles  comme  le 
son  d'une  harpe  discordante.  —  La  conscience?  C'est  une  raille- 
rie douloureuse!  On  parle  de  liberté  de  la  conscience,  de  la  con- 
science même  et  de  justice  au  moment  où  ie  mensonge,  l'or- 
gueil, l'envie,  l'avidité,  le  vol,  la  rapine,  l'hypocrisie,  la  sottise, 
la  lâcheté,  les  excès  de  tout  genre  gouvernent  et  dirigent  la  so- 
ciété! Partout  on  ne  fait  que  crier  :  liberté  de  conscience!  Et 


-    186  — 

ceux  qui  ont  le  moins  de  conscience  crient  le  plus  haut.  Gom* 
incnt!  lorsque  tant  de  sots^  tant  de  fripons,  tant  de  scélérats,  tant 
de  traîtres,  tant  de  satans  tiennent  la  société  enchaînée,  nous 
devons  leur  dire  :  Nous  vous  laissons  la  liberté  de  conscience.  Et 
s'ils  sont  sans  conscience,  si  leur  conviction  leur  dit  que  leur 
conduite  est  bonne  et  juste  ?  Le  noir  s'appelle  blanc  et  le  blanc 
est  noir  d'après  leur  conscience. 

Que  faut-il  en  conclure?  Qu'on  doive  opprimer,  persécuter, 
emprisonner  la  pensée  et  la  conscience?  Point  du  tout.  N'y  a-t-il 
pas  d'autres  moyens  que  des  moyens  de  répression?  L'expérience 
devrait  nous  avoir  démontré  depuis  bien  longtemps  déjà  que  ces 
moyens  ne  réussissent  pas,  et  qu'ils  ne  font  que  provoquer  la  résis* 
tance  et  l'obstination.  Efforts  honorables,  sans  doute,  que  de  re- 
connaître l'homme  comme  digne  de  se  conduire  d'après  sa  con- 
science. Mais,  au  nom  de  Dieu,  ne  commençons  pas  par  là.  11  faut 
d'abord  donner  la  conscience,  et  ensuite  permettre  de  la  diriger. 
La  donner,  dis-je,  c'est-à-dire  l'exciter,  la  réveiller,  l'appeler  à  la 
vie,  la  purifier  et  l'éclairer;  car  elle  est  profondément  endormie 
chez  plusieurs ,  et  chez  beaucoup  d'autres  elle  s'est  déformée  et 
a  été  presque  étouffée  sous  la  pression  de  l'erreur. 

Si  nous  vivions  au  moyen  ftge,  je  dirais  qu'il  en  est  beaucoup 
qu'il  faut  exorciser  et  de  l'âme  desquels  il  faut  chasser  Satan. 
Cet  exorcisme  doit  être  une  instruction  complète,  appuyée  sur 
des  bases  certaines  et  solides. 

Il  est  bien  facile  de  dire  :  Personne  n'est  responsable  ni  de  la 
pensée  ni  des  actions  que  la  conscience  lui  conseille  de  faire. 
C'est  de  cette  façon  qu'on  explique  la  liberté  de  pensée  et  de 
conscience.  Si  tout  d'un  coup  l'envie  prenait  à  quelques-uns  de 
marcher  sur  la  tête,  cela  serait  bien  permis,  mais  quel  en  serait 
le  résultat?  —  Aucun  homme  ne  pourrait  rester  longtemps  dans 
cette  position,  qui  est  contre  les  lois  naturelles.  Le  sang  monte- 
rait à  la  tête.  Il  en  est  de  même  de  tout  l'organisme  de  l'homme 
collectif,  de  la  vie  sociale. 

Ainsi  donc,  ne  trompons  personne.  Ne  disons  pas  qu'il  est  per- 
mis de  faire  ce  qui  ne  l'est  pas  ;  ne  donnons  pas  une  liberté  que 
nous  ne  pouvons  donner  et  qui  n'est  pas  en  notre  pouvoir.  Au- 


—  187  — 

trement  nous  ne  ferions  que  nous  amuser  et  induire  les  autres  en 
erreur. 

La  liberté  donnée  à  Thomme  par  la  nature  est  son  droit  su- 
prême ;  mais  la  liberté  de  conscience  est^  à  mes  yeux^  une  absur- 
dité. Pourquoi?  C'est  ce  que  je  vais  dire. 

Ordinairement  on  sépare  la  pensée  de  la  conscience.  On  parle 
séparément  de  la  liberté  de  pensée  et  de  la  liberté  de  conscience. 
Je  ne  comprends  pas  cette  distinction.  Plusieurs  prétendent  que 
la  conscience  est  une  faculté  de  notre  esprit^  la  faculté  de  con- 
cevoir, de  discerner  le  bien  du  mal,  et  ainsi  de  suite.  S'il  en 
était  ainsi,  il  existerait  autant  de  genres  de  conscience  qu'il  y  a 
d'hommes  et  de  raisons  au  monde.  On  dit  :  autant  de  têtes,  autant 
de  raisons  :  quoi  capita  tôt  seTisus,  Alors  on  pourrait  dire  :  autant 
de  têtes,  autant  de  consciences.  Triste  perspective  pour  l'huma- 
nité !  Hélas  !  peut-être  en  est-il  ainsi,  mais  cela  ne  doit  pas  être. 

Qu'est-ce  que  la  pensée?  C'est  un  libre  mouvement  deTesprit, 
Il  me  semble  que  tout  se  trouve  dans  cette  défmition.  Aussi  bien 
que  Tesprit,  la  pensée  est  immortelle,  comme  lui  elJe  ne  connaît 
ni  l'espace  ni  le  temps.  Elle  peut  dans  le  même  moment  se  jeter 
dans  le  passé  et  dans  l'avenir,  traverser  d'immenses  étendues,  se 
plonger  dans  l'infini.  Elle  est  la  force  de  la  plus  grande  force,  le 
pouvoir  du  pouvoir  suprême  ;  elle  a  la  puissance  absolue  de 
créer  et  de  détruire,  de  construire  et  de  démolir.  Elle  peut  rap- 
peler les  souvenirs  les  plus  anciens,  renverser  les  vieux  tombeaux 
et  prévoir  les  événements  futurs,  déchirer  les  voiles  secrets  que 
le  temps  n'a  pas  encore  levés.  Elle  a  la  puissance  de  présenter 
des  choses  réelles  et  imaginaires,  de  dessiner  les  tableaux  qui 
existent  dans  toute  la  nature  ou  qui  peuvent  y  exister,  et  les 
tableaux  qui  n'ont  jamais  eu  et  n'auront  jamais  de  modèle.  Elle 
peut  inspirer  la  vie  dans  une  masse  inerte  et  la  tuer  dans  sa 
pleine  santé.  Elle  peut  disperser  les  ténèbres  et  les  répandre; 
elle  peut  allumer  la  lumière  et  l'éteindre,  éclairer  et  aveugler. 

On  donne  des  noms  divers  à  ses  facultés,  mais  elle  agit  par- 
tout elle-même,  car  elle  est  présente  en  tout  lieu.  C'est  une 
puissance  au-dessus  de  toutes  les  autres;  c'est  un  bras  digne 
d'un  potentat  comme  l'esprit. 


—  188  — 

Vouloir  prouver  que  la  pensée  est  libre  serait  démontrer  une 
chose  bien  connue  de  tout  le  monde.  Mais  il  s'agit  ici  avant  tout 
d'établir  si  la  pensée  considérée  en  particulier,  c'est-î\-dire  la 
pensée  de  Thomme  individuel,  est  libre.  Sans  doute.  Cela  n'a  be- 
soin d'aucune  preuve. 

Par  conséquent,  l'homme  a-t-il  la  liberté  de  penser?  Oui.  Car 
c'est  un  résultat  naturel  de  la  liberté  de  la  pensée  et  de  la  liberté 
même,  c'est-à-dire  de  la  libre  volonté  de  l'homme. 

Mais  lui  est-il  permis  de  penser  impunément  ce  qu'il  lui  semble 
f)on?  Je  réponds  sans  hésiter  :  Non.  Et  pourquoi? 

Dieu,  en  donnant  à  l'homme  une  puissance  aussi  énorme  et 
aussi  absolue  de  sa  nature  que  Test  la  pensée,  lui  a  aussi  donné 
pour  son  bien  la  possibilité  de  restreindre  l'élan  extraordinaire  et* 
contmuel  de  cette  faculté.  Si  l'homme  ne  savait  pas  la  tenir  en 
bride,  il  ne  pourrait  en  être  maître.  Elle  le  mènerait  dans  une 
impasse  où  elle-même  a  le  droit  de  voler,  parce  qu'elle  peut  faci- 
lement en  sortir.  Notre  faculté  maîtresse,  quel  que  nom  que 
nous  lui  donnions,  ne  peut  restreindre  les  mouvements  de  notre 
pensée.  Qu'est-ce  donc  que  la  faculté  de  concevoir  en  comparai- 
son de  la  pensée  !  La  faculté  de  concevoir  s'étend  bien  loin,  mais 
elle  a  ses  limites;  la  pensée  est  sans  bornes.  Elle  peut  créer  ce 
que  la  raison  la  plus  pénétrante  reste  longtemps  sans  concevoir 
ou  ne  concevra  jamais.  La  pensée  est  l'instrument  de  toutes  nos 
puissances  intellectuelles  réunies;  mais  cet  instniment  possi'dc 
une  force  beaucoup  plus  grande  que  celle  de  ces  facultés  mêmes. 
Son  rapport  avec  nos  facultés  intellectuelles  est  continuellement, 
pour  ainsi  parler,  dans  une  impulsion  centripète  et  centrifuge, 
car  la  pensée  peut  s'envoler  et  revenir  dans  le  même  instant, 
mais  aucune  de  nos  facultés  ne  peut  arrêter  sa  vitesse  et  sa 
liberté  illimitée,  de  même  qu'elle  ne  peut  la  suivre  dans  sa  direc- 
tion excentrique.  C'est  comme  une  pierre  lancée  avec  une  fronde, 
décrivant  une  parabole,  on  ne  sait  où  elle  tombera.  La  main  qui 
l'a  lancée  ne  la  détournera  plus  et  ne  lui  donnera  plus  de  direc- 
tion. 

Pour  restreindre  et  diriger  la  liberté,  la  Providence  nous  a 
donné  les  besoins  naturels  qui  nous  poussent  à  réaliser  les  lois 


—  189  — 

naturelles.  Pour  restreindre  et  diriger  la  pensée,  elle  nous  a 
donné  la  conscience. 

Qu*est-ce  que  la  conscience?  C'est  la  science  de  soi-même,  la 
connaissance  de  soi-même.  Savoir  ce  que  nous  sommes  et 
ce  que  nous  devons  ètre^  savoir  ce  qui  est  en  nous  et  ce  qui 
doit  y  être  :  voilà  Tœuvre  de  la  conscience.  Mais  la  conscience 
n'est  pas  à  nos  ordres;  elle  n'est  pas  une  force  dont  nous  pou- 
vons disposer.  Au  contraire,  elle  nous  maintient  dans  l'obéis- 
sance, elle  nous  commande,  et  ses  ordres  sont  invariables  et  irré- 
vocables, toujours  les  mêmes,  uniformes,  étemels.  C'est  un  di- 
recteur implacable  qui  ne  connaît  qu'une  seule  route,  la  route 
des  lois  suprêmes,  que  l'homme  doit  suivre.  Si  l'homme  en 
dévie  pour  un  instant,  ce  directeur  le  quitte.  La  conscience  n'est 
du  domaine  exclusif  ni  de  l'esprit  ni  du  corps,  mais  elle  dépend 
également  de  l'un  et  de  l'autre,  inhérente  qu'elle  est  à  tout  notre 
être,  à  tout  notre  organisme,  car  nos  besoins  et  nos  droits  relè- 
vent de  notre  esprit  et  de  notre  corps.  La  conscience  est  la  sa- 
gesse pour  notre»  esprit  et  l'instinct  animal  pour  notre  corps.  Elle 
est  un  élément  à  la  fois  idéal  et  matériel,  et  toujours  réel.  A 
l'aspect  d'une  injustice  dans  l'ordre  moral,  elle  nous  peut  inspi- 
rer de  l'horreur,  de  l'indignation  ;  à  l'aspect  du  sang,  elle  peut 
réveiller  en  nous  la  répugnance,  l'aversion.  Aussi  bien  que  l'in- 
dignation morale,  de  même  l'aversion  physique  est  l'œuvre  de  la 
conscience.  Elle  nous  rappelle  continuellement  les  lois  natu- 
relles, dont  elle  est  comme  un  accord.  Aussi  bien  que  la  pen- 
sée, la  conscience  est  présente  en  nous  à  l'instant  où  nous  ve- 
nons au  monde. 

En  un  mot  :  la  conscience  est  la  pi^opriélé  de  Vesprit  et 
du  corps  réunis  ensemble^  au  moyen  de  laquelle  nous  reconnais 
sons  les  droits  de  notre  être.  C'est  une  voix  de  Dieu  s'adressant 
à  nous  par  la  voie  des  lois  naturelles;  c'est  un  pressentimtnt  qui 
nous  avertit. 

Nous  possédons  la  faculté  de  penser  et  de  concevoir,  afin  de 
comprendre  la  voix  de  la  conscience  ;  nous  possédons  la  con- 
science pour  que  la  pensée  ne  nous  égare  pas.  De  l'équilibre  ré- 
ciproque de  ces  qualités  de  notre  être  dépend  notre  existence 

a. 


normale.  La  pensée  est  le  phare  de  notre  vie  et  la  conscience  en 
est  le  gouvernail  pratique. 

Il  en  résulte  qu'on  ne  peut  donner  au  gouvernail  une  direction 
arbitraire,  car  le  vaisseau  de  notre  existence  voguerait  à  l'aven- 
ture et  se  perdrait.  Ce  serait  laisser  aller  le  pilote  au  hasard  sans 
regarder  les  étoiles  et  la  boussole.  Il  ne  peut  nous  obéir;  nous 
n'avons  pas  le  droit  de  lui  donner  un  tel  ordre.  De  même  nous 
ne  pourrions  naviguer  sans  gouvernail  et  sans  voiles  et  nous  di- 
riger seulement  d'après  les  étoiles  ou  la  boussole. 

Puisque  l'homme  est  doué  de  la  pensée  et  de  la  conscience^ 
puisque  la  conception  n'existe  pas  en  nous  sans  conscience  ni 
celle-ci  sans  celle-là,  l'une  doit  donc  justement  compléter  l'autre^ 
l'une  doit  être  éclairée  et  dirigée  par  l'autre. 

L'existence  de  ces  deux  directrices  de  toutes  nos  actions  est  une 
preuve  incontestable  qu'elles  nous  sont  données  par  Dieu  pour 
s'équilibrer  mutuellement.  Si  cet  équilibre  n'existait  pas,  la  pen- 
sée nous  induirait  en  erreur  ou  nous  ne  comprendrions  pas  la 
voix  de  la  conscience. 

On  dit  :  cet  homme  n'a  pas  de  conscience.  Cela  veut  dire  que 
sa  conscience  est  étouffée,  qu'il  ne  sait  pas  en  reconnaître  la  voix 
ou  qu'il  ne  veut  pas  l'entendre.  On  dit  :  Cet  homme  est  insensé, 
ou  tout  simplement  c'est  un  sot.  Cela  veut  dire  qu'il  est  privé  des 
facultés  supérieures  de  l'intelligence. 

Cependant  on  peut  être  très-sot  et  malgré  cela  très-conscien- 
cieux et  vice  versa.  On  peut  être  très-sage  sans  avoir  de  con- 
science. Plus  d'un  homme  de  grands  talents  ne  suit  pas  la  voix 
de  sa  conscience.  Un  sot  consciencieux  ne  fera  tort  à  personne 
par  mauvaise  volonté,  mais  aussi  on  ne  tirera  de  lui  aucun  profit. 
Souvent  il  commet  le  mal,  et  même  des  excès  par  sottise,  mal- 
gré les  meilleures  intentions.  Le  plus  grand  savant  sans  con- 
science peut  être  nuisible. 

Si  la  faculté  de  concevoir  nous  suffisait,  Dieu  ne  nous  en  au- 
rait point  accordé  d'autre,  et  ne  nous  aurait  pas  donné  la  con- 
science. Si  la  conscience  nous  suflisait,  il  ne  nous  donnerait  qu'elle 
et  nous  ûterait  le  pouvoir  de  penser. 

C'est  donc  la  sagesse  suprême  qui  a  présidé  à  la  constitution  de 


—  191  — 

notre  organisme,  puisque  cet  équilibre  nous  a  été  indiqué  par  la 
Providence. 

Quel  moyen  de  trouver  cet  équilibre  ?  Nous  l'avons  sous  la 
main,  nous  le  tenons  à  tout  instant  de  notre  vie  de  mille  ma- 
nières. Pour  que  la  conscience  ne  se  trompe  pas,  nous  avons  la 
pensée;  pour  que  la  pensée  ne  nous  induise  pas  en  erreur,  la 
conscience  nous  garde.  Pour  que  nous  puissions  maintenir  l'équi- 
libre entre  la  pensée  et  la  conscience,  nous  avons  la  loi  divine 
révélés  et  l'enseignement  du  Christ. 

Ainsi  donc  notre  tâche  est  de  purifier  la  pensée  par  la  con- 
science, de  réveiller  et  de  reconnaître  la  voix  de  la  comcience 
au  moyen  de  la  pensée  purifiée.  La  liberté  de  penser  con^ 
siste  en  ce  que  cette  puissance  divine,  cette  parcelle  de  divinité, 
la  pensée,  ne  soit  pas  elle-même  une  esclave  de  l'erreur,  car  en 
ce  cas  elle  nous  conduirait  à  l'esclavage.  La  conscience  étant  di- 
rectrice et  presschtiment,  ne  peut  devenir  de  sa  nature  ni  libre  ni 
esclave  par  notre  volonté.  Nous  pouvons  seulement  lui  obéir  ou 
ne  pas  écouter  sa  voix,  parce  que  nous  avons  le  libre  arbitre;  de 
même  que  nous  suivons  ou  non,  selon  notre  désir,  l'indication 
des  lois  naturelles.  Dans  le  premier  cas,  notre  existence  sera 
normale;  dans  le  second,  le  sang  nous  montera  à  la  tête  et  nous 
serons  privés  de  la  saine  pensée. 

11  n'y  a  pas  deux  vérités  absolues,  il  n'y  en  a  qu'une.  Cette 
vérité  c'est  la  liberté,  Yobéissance  aux  lois  divines. 


LA  PROPRIÉTÉ 

Après  avoir  démontré  comment  j'envisage  la  liberté  en  géné- 
ral, j'arrive  à  son  application  pratique. 

Toute  liberté  ne  serait  qu'un  vain  mot,  si  l'homme  n'en  reti- 
rait pas  quelque  profit.  J'ai  déjà  dit  que  le  premier  emploi  de  la 
liberté,  indiqué  par  la  nature,  la  première  loi  naturelle,  eat  le 
mouvement,  et  ce  qui  en  provient,  le  travail.  Chaque  travail  se- 
rait un  mot  sans  signification  s'il  n'avait  pas  d'objet  et  de  but;  il 
serait  un  malheur,  s'il  ne  nous  donnait  aucun  avantage.  11  ré- 


—  192  — 

suite  de  l'ordre  naturel  des  choses  que  tout  ce  que  Thomme  ac- 
quiert au  moyen  du  libre  travail,  c'est-à-dire  au  moyen  du  tra- 
vail naturel,  est  sa  propriétc^.  Par  conséquent,  la  liberté  ne  serait 
pas  la  liberté  sans  la  propriété. 

La  propriété  est  une  conséquence  immédiate  de  la  liberté, 
considérée  comme  notre  première  qualité;  elle  est  la  réalisation 
de  la  liberté,  notre  premier  profit. 

La  propriété  acquise  par  suite  de  la  liberté  et  obtenue  sur  la 
voie  des  lois  naturelles  est  la  propriété  légitime.  Toute  autre 
propriété  est  illégitime. 

Du  droit  de  la  liberté  découle,  dans  Tordre  natiu'el,  le  droit 
de  disposer  de  la  propriété.  Si  ce  droit  n'existait  pas,  la  pro- 
priété ne  serait  pas  la  propriété,  et  la  liberté  serait  violée. 

Personne  n'a  le  droit  de  disposer  de  la  propriété  que  le  pro- 
priétaire lui-môme.  Evidemment  la  propriété  passe  des  parents 
aux  enfants,  si  les  parents  n'ont  pas  le  droit  de  disposer  de  leur 
propriété.  En  quel  cas  donc  les  parents  ont-ils  ce  droit?  Dans  le 
seul  cas  où  ils  font  acquise  par  leur  propre  travail.  S'ils  l'ont 
obtenue  par  la  voie  de  succession,  ils  n'ont  pas  le  droit  d'en 
disposer. 

Par  conséquent,  la  propriété  obtenue  des  parents  par  droit 
d'hérédité  est  une  propriété  légitime,  acquise  sur  la  voie  des 
lois  naturelles.  Il  en  est  de  même  de  la  propriété  qui  vient  des 
collatéraux,  dans  le  cas  où  ceux-ci  n'en  ont  pas  disposé;  car 
toute  propriété  après  la  mort  du  plus  proche  propriétaire  appar- 
tient à  sa  famille. 

Il  y  a  donc  deux  genres  de  propriété  :  la  propriété  person- 
nelle ou  acquise  par  le  travail  individuel  et  la  propriété  de  famille 
ou  héréditaire.  Ce  sont  là  des  propnétés  privées. 

Gomme  l'homme  est  à  la  fois  un  individu  et  une  partie  de 
l'homme  collectif  ou  de  la  société,  de  même  sa  liberté  est  indi- 
viduelle et  collective,  privée  et  publique  ou  personnelle  et  poli- 
tique. Nous  avons  vu  plus  haut  que  la  somme  des  libertés  indi- 
viduelles est  la  liberté  de  la  société.  De  même,  la  somme  des 
propriétés  privées  est  la  propriété  générale*  Le  pays  est  la  pro- 
priété générale  de  la  nation.  La  terre  est  la  propriété  générale  de 


—  193  — 

la  société.  Qu'est-ce  que  la  société?  C'est  la  somme  des  nations 
comme  la  nation  est  la  somme  des  familles^  comme  la  famille 
est  la  somme  des  individus. 

Il  y  a  donc  deux  genres  de  propriété  générale  :  la  propriété 
personnelle  nationale  et  générale  sociale. 

La  somme  de  propriétés  nationales  est  la  propriété  de  la  so- 
ciété. 

Le  propriétaire  dispose,  en  vertu  du  droit  de  la  liberté,  de  sa 
propriété  privée,  personnelle,  d'après  sa  volonté,  et  il  peut  la 
prodiguer,  ou  la  céder  à  la  société,  sans  en  donner  rien  à  sa 
famille,  ou  la  lui  adjuger  exclusivement.  Dans  le  premier  cas, 
il  fait  tort  à  la  société  et  à  la  famille  ;  dans  le  second,  il  agit  au 
préjudice  de  sa  famille;  dans  le  troisième,  il  ne  fait  tort  ni  à  sa 
famille  ni  à  la  société.  La  propriété  privée  de  famille  doit  être 
possédée  par  les  successeurs. 

Puisque  la  propriété  générale  est  obtenue  par  succession,  au- 
trement dit,  puisqu'elle  est  héréditaire,  personne  n'a  droit  d'en 
disposer.  Le  pays,  comme  somme  des  propriétés  individuelles, 
appartient  à  la  nation,  qui  est  la  somme  de  familles  ^es  plus 
parentes;  comme  propriété  héréditaire,  il  appartient  aux  des- 
cendants de  cette  nation. 

Dans  la  langue  de  tous  les  peuples,  la  propriété  s'appelle  le  Inen, 
la  possession,  c'est-à-dire  la  propriété  acquise  par  la  voie  na- 
turelle. Nous  avons  vu  plus  haut  que,  dans  le  développement 
naturel  des  idées  et  des  droits  de  l'homme,  les  caractères  fonda- 
mentaux, innés,  de  l'existence  normale  sont  :  la  liberté,  le  tra- 
vail, la  propriété,  la  justice,  la  paix,  la  famille,  la  nationaUté, 
le  sentiment  religieux,  l'adoration  de  Dieu,  et  que  ces  choses 
prises  ensemble  constituent  la  propriété  générale  ou  le  bien  gé* 
néral.  Ainsi  donc  tout  bien  particulier  a  un  rapport  immédiat 
avec  le  bien  général  et  avec  tout  ce  qui  le  compose.  II existe  là  un 
lien  qu'on  ne  peut  rompre,  et  si  un  de  ces  éléments  est  détruit, 
tous  les  autres  s'abîment,  et  tôt  ou  tard  ils  disparaissent.  Ainsi, 
par  exemple,  la  lésion  de  la  liberté  personnelle  ou  de  la  pro- 
priété privée  est  la  violation  de  la  liberté  publique  et  de  la  pro- 
priété générale,  la  destruction  de  la  justice,  le  renversement  de 


—  194  — 

la  paix^  un  tort  fait  à  la  famille  et  à  la  nation,  une  révolte  contre 
les  lois  divines  et  contre  Dieu.  De  même,  le  mépris  pour  la 
religion,  ne  fût-il  montré  que  par  un  seul  individu,  est  le  ren* 
versement  de  toutes  les  lois  naturelles,  la  rupture  de  tous  les 
liens  naturels  qui  composent  l'existence  de  la  société,  une  atta- 
que contre  tous  ses  rapports,  la  violation  de  la  justice,  le  trouble 
de  la  paix,  le  bouleversement  des  principes  de  la  vie  univer- 
selle. 

Par  conséquent,  tout  ce  qui  est  renfermé  dans  Tordre  du 
bien  public  est  la  condition  de  Tétat  normal  de  la  nation,  c'est 
sa  propriité  comme  étant  l'ensemble  des  droits  naturels  dont  la 
conservation  ou  le  recouvrement,  si  elle  les  a  perdus,  est  son 
premier  devoir. 

QCELLE    FUT   l/ORIGTNE    DE    LA    PR0PIii£tÉ   ET    QD'eST-CE    QUE 

LA    NATIONALITÉ? 

Tout  Ifomme  pris  en  particulier,  lorsqu'il  entre  dans  la  société, 
apporte  avec  lui  sa  première  propriété  :  la  liberté  et  tout  ce  qui  en 
provient  :  la  possibilité  de  travailler,  ses  talents  et  les  avantages 
qui  en  résultent;  du  reste,  il  y  fait  entrer  aussi  avec  lui  un  tout 
particulier,  qui  est  sa  famille ,  ainsi  que  certaines  idées  qu'il 
partage  avec  elle.  Outre  les  liens  moraux  et  ceux  du  sang,  les 
membres  de  cette  famille  ont  encore  des  moyens  de  s'entendre 
particuliers  à  eux  seuls  comme  les  signes,  les  gestes  qui  provien- 
nent des  différentes  relations  de  chaque  jour,  ils  ont  leur  langage, 
leur  manière  particulière  de  s'exprimer;  ils  ont  leurs  habitudes, 
leurs  usages,  des  occupations  communes,  des  tendances  commu- 
nes, des  souvenirs  communs,  des  espérances  communes.  Tout 
cela  constitue  leur  propriété.  Dans  les  objets  dont  la  réunion 
constitue  cette  propriété,  on  trouve  un  lien  si  étrange  et  si  fort  à 
la  fois,  que,  s'il  y  a  concorde,  harmonie  naturelle,  ordre, 
l'homme  alors  est  meilleur,  plus  fort  et  plus  heureux.  Certaine 
voix  intérieure  lui  dit  qu'une  seule  corde  rompue,  que  le  man- 
que d'un  seul  son  dans  cet  accord  gâterait  l'ensemble  de  cette 


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harmonie.  Il  tâche  de  la  conserver  intacte,  il  frémit  à  la  seule 
pensée  qu'un  de  ces  éléments  peut  manquer,  il  croit  qu'alors 
tout  s'écroulera.  Il  pousse  sa  crainte  jusqu'à  l'exagération;  il 
croit  que  s'il  change  un  seul  usage  adopté  jusqu'à  présent 
tout  le  système  de  sa  vie  sera  détruit.  S'il  s'éveille  plus  tôt  qu'à 
l'ordinaire,  il  a  peur;  il  n'aime  pas  le  changement  dans  les 
heures  de  ses  repas;  il  n'aime  pas  à  changer  de  place.  En  quit- 
tant une  maison  vieille  et  étroite  pour  un  palais  vaste,  commode 
et  élégant,  la  famille  s'en  va  le  cœur  triste,  les  larmes  aux 
yeux,  avec  un  soupir  et  quelquefois  avec  un  pressentiment  sinis^ 
tre.  Leurs  yeux  se  sont  attachés  à  ces  murailles  obliques; 
leurs  pieds  se  sont  habitués  à  monter  cet  escalier  usé,  glissant; 
leur  pensée  remplit  chaque  coin,  chaque  chambre  de  la 
maison  d'une  foule  de  flgures,  d'une  multitude  d'images  gaies 
ou  tristes,  d'un  bonheur  charmant  '  ou  d'une  douleur  pénible  ; 
car  beaucoup  d'années  se  sont  écoulées  sous  ce  vieux  toit, 
la  vie  s'est  passée  à  l'ombre  de  ces  arbres,  pleine  de  soucis  et 
de  fatigue,  mais  aussi  pleine  de  ces  moments  sans  lesquels  on  ne 
saurait  comprendre  le  ciel. . .  Tout  cela  l'homme  l'a  pris  en 
affection,  tout  cela  constitue  sa  propriété,  mais  une  propriété  si 
individuelle  que,  pour  tout  autre,  elle  n'a  aucune  valeur.  La 
famille  l'appréciera,  elle  seule  comprendra  combien  de  souve- 
nirs s'attachent  à  ce  chifibn  déchiré,  à  ce  rameau  desséché  d'un 
arbre  jadis  verdissant.  Ceux-là  seulement  le  devineront  qui,  réu- 
nis dans  le  cercle  de  famille  sous  ses  branches  où  venaient  s'as- 
seoir plusieurs  générations,  y  ont  joui  ensemble  du  plaisir  et  du 
repos,en  écoutant  le  récit  d'un  grand-père,  appuyé  sur  son  bâton, 
ou  celui  d'une  vieille  grand'mère,  regardant  avec  ce  regard  qui 
entrevoit  un  avenir  céleste,  les  enfants  jouant  dans  le  sable. 

Le  présent,  le  passé  et  l'avenir  sont  la  propriété  de  l'homme, 
tout  ce  qui  s'attache  à  son  esprit  et  à  son  corps,  ses  souvenirs, 
sa  vie  actuelle,  ses  espérances.  Rompre  ce  lien,  rompre  un  seul 
fil  de  ce  tissu,  c'est  rompre  la  vie.  La  nature  dans  sa  justice  no 
fait  jamais  à  l'homme  une  telle  violence.  Près  du  cercueil  du 
vieillard  elle  place  le  berceau  de  l'enfant,  et,  du  grain  pourri, 
elle  fait  sortir  les  pousses  vertes  d'une  jeune  plante. 


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L'homme,  dans  l'état  primitif,  en  fondant  les  bases  de  la  so- 
ciété, avait  tous  les  matériaux  nécessaires  à  la  vie.  Les  uns 
n'étaient  encore  qu'en  germe,  tandis  que  d'autres  étaient  déjà 
développés  et  touchaient  à  letir  maturité.  Les  hommes  unis  en- 
semble, en  reconnaissant  les  dons  de  la  nature,  ne  sauraient  en 
bien  user  et  ils  les  emploieraient  dans  des  buts  contraires  à  l'or- 
dre général,  si  la  Providence  ne  leur  avait  indiqué  des  moyens 
naturels  et  si  elle  ne  les  avait  conduits  par  des  degrés  déterminés. 

La  nature  créée  prise  dans  sa  signification  la  plus  étendue  se 
compose  de  deux  parties  :  de  la  nature  soumise  à  l'homme  et 
de  l'humanité  ayant  le  droit  de  dominer  le  reste  de  la  nature, 
en  vertu  des  forces  qui  lui  sont  données  par  Dieu. 

Il  existe  donc  un  rapport  entre  l'humanité  dominante  et  la  na- 
ture qui  lui  est  soumise.  11  consiste  dans  leur  influence  mutuelle. 
Cette  influence  de  l'homme  sur  la  nature  qui  l'entoure,  et  l'in- 
fluence de  la  nature  sur  l'homme  est  une  loi  propre  à  la  nature 
entière,  c'est  son  principe  constitutif.  Par  conséquent  l'homme 
comme  partie  de  la  nature  doit  céder  à  cette  loi  et  obéir  à 
l'influence  du  monde  qui  l'environne.  Cette  loi  est  nécessaire, 
car  elle  excite  l'homme  à  agir,  c'est-à-dire  à  travailler,  à  user 
de  son  premier  droit  naturel  qui  est  la  condition  première  et  ca- 
pitale de  sa  domination  sur  la  nature  mise  à  sa  disposition. 

Les  besoins  de  l'homme  étant  divers  par  suite  des  lois  natu- 
relles, le  travail  doit  être  également  divers.  Cette  variété  s'aug- 
mente encore  par  suite  de  la  grande  diversité  de  la  nature  qui 
influe  sur  l'homme.  De  même  la  variété  de  la  nature  est  néces- 
saire à  la  réalisation  de  nos  difl'érents  besoins  innés. 

A  cause  de  la  variété  des  lois  naturelles  et  de  la  nature  même, 
la  variété  humaine  est  une  conséquence  découlant  des  lois  géné- 
rales naturelles  et  de  leurs  influences,  elle  en  est  la  qualité  prin- 
cipale et  inséparable. 

Aux  opérations  qui  produisent  cette  variété  humaine  appar- 
tiennent les  élans  intérieurs  résultant  des  lois  naturelles  et  les 
forces  du  monde  extérieur,  tels  que  le  climat,  la  lumière,  l'élec- 
tricité, le  terrain,  l'alimentation,  etc.  La  variété  de  l'humanité 
réside  dans  son  esprit  et  dans  son  corps ,   c'est-à-dire  dans 


—  197  — 

les  facultés  de  Tesprit,  comme  )a  pensée^  )a  capacité,  le  senti* 
ment,  et  dans  Torganisation  du  corps,  comme  le  système  des  os, 
la  couleur  de  la  peau  et  des  cheveux,  etc. 

Donc  la  division  de  l'humanité  en  races  est  un  résultat  indis- 
pensable de  ces  lois  (i). 


(1)  J'adopte  le  système  de  Cuvier  et  les  trois  races  généralement 
connues  :  la  race  caucasienne,  mongolienne  et  éthiopienne.  Tous 
les  naturalistes  reconnaissent  que  les  hommes  appartiennent  à  un 
seul  genre,  mais  ils  y  voient  de  grandes  différences  caractéristiques. 
Quelques  autres  ont  observé  un  plus  grand  nombre  de  races  hu- 
maines. Blumenbach,  qui  vécut  a  la  fln  du  siècle  dernier,  divisait 
le  çenre  humain  en  cinq  races  :  les  races  caucasique,  mongolienne, 
éthiopienne,  américaine  et  malaisienne.  Bory  de  Saintr-Vincent  pré- 
tend qu'il  Y  a  eu  quinze  couples  primitifs  et  indépendants,  d'où  pro- 
vient le  même  nombre  de  races  différentes.  Desmoulins  admet  seize 
espèces  diverses  dans  le  genre  humain.  Pour  se  persuader  quelle 
est  l'importance  des  différentes  influences,  il  suffit  de  rappeler  que 
les  Européens,  en  allant  habiter  certaines  parties  étrangères  du 
monde,  changent  la  couleur  de  leur  peau  à  la  deuxième  génération. 
Les  enfants  des  nègres  qui  naissent  blancs,  deviennent  noirs  après 
trois  ou  quatre  semaines,  d'autant  plus  vite,  qu*iis  sont  plus  tôt  ex- 
posés à  1  air.  Les  Portugais  qui  se  sont  établis  au  quatorzième 
siècle  près  du  Sénégal  ne  diffèrent  pas  des  nègres  par  leur  couleur. 
Le  principe  de  la  couleur  des  hommes  bruns  et  noirs  se  trouve 
non-seulement  sous  Tépiderme,  mais  aussi  danslesanget  dans  les 
fluides  de  l'organisme.  Le  fait  suivant  nous  montre  jusqu'à  quel 
point  le  déveioppement  des  lois  naturelles  dmis  leur  plénitude  est  une 
condition  nécessaire  à  l'existence  complète  et  normale  de  l'homme* 
quelles  grandes  erreurs  on  peut  commettre  en  jugeant  l'humanité 
&   un   point  de  vue    partial.   En  1344,  on  trouva  dans  la  Hesse, 

Earmi  des  loups,  un  nomme  sauvage.  En  16ttl,  un  homme  sem- 
lable  fut  rencontré  parmi  des  ours  dans  les  forêts  lithuaniennes. 
En  1726,  dans  le  duché  de  Kalenberg^  en  Hanovre,  un  nommé  Peter 
de  Hamein  vivait  depuis  son  enfance  dans  une  forêt  où  il  s'était 
nourri  de  baies  et  de  racines  plusieurs  années  durant.  C'était  un 
garçon  aveugle,  égaré  par  hasard,  qu'un  des  habitants  du  voisinage 
retrouva  dans  le  bois.  Le  célèbre  Linnée,  jugeant  d'après  l'état  de 
ces  hommes,  décida  qu'il  y  avait  deux  genres  divers  d'hommes  : 
Homo  diumus  vel  sapiens  et  Homo  noctuimus  sive  troglodytes.  Au 
premier  genre,  d'après  lui,  appartient  l'espèce  A'homo  férus,  c'est-à- 
dire  l'homme  sauvage,  muet,  tout  couvert  de  cheveux  ;  au  second 
se  rapporte  V orang-outang.  Toutes  les  preuves  empiriques  et  les 
raisonnements  ayant  pour  but  de  montrer  que  l'homme  ne  possède 
pas  des  idées  innées  n'aboutissent  à  rien  et  ne  prouvent  nen,  car 
toutes  les  idées  et  les  facultés  ne  peuvent  se  développer  lorsque 
l'homme  ne  passe  pas  par  tous  les  degrés  des  lois  naturelles.  Il 
est  des  plantes  qui,  transplantées,  ne  portent  pas  de  fruits» 


-  198  — 

Gomme  la  variété  de  l'humanité  s'était  manifestée  par  les  raceg^ 
de  môme  la  variété  des  races  prit  un  plus  ample  développement. 
Chacune  d'elles,  cédant  aux  influences  intérieures  et  extérieures, 
vit  naître  en  elle  des  variétés  d'où  sont  sorties  les  tribus  qui  se 
distinguent  par  les  besoins  particuliers  de  l'esprit  et  du  corps, 
par  la  langue,  les  habitudes,  etc. 

Les  tribus,  occupant  de  vastes  espaces  de  terre,  étaient  expo- 
sées à  une  grande  variété  d'influences  intérieures  et  extérieures, 
de  même  que  les  races.  Les  sociétés  unies  en  tribus,  à  mesure 
que  leurs  idées  se  développaient,  acquerraientjla  conscience  de 
leur  existence  et  des  conditions  nécessaires  à  cette  existence.  Par 
suite  de  l'élan  de  la  première  source  des  lois  naturelles,  la  li- 
berté, elles  cherchaient  à  restreindre  les  influences  extérieures, 
et  elles  augmentaient  au  contraire  leur  pouvoir  sur  la  nature 
physique,  par  conséquent  elles  tâchaient  d'occuper  les  pays  qui 
convenaient  le  mieux  à  leurs  besoins  moraux  et  matériels.  En  tâ- 
chant de  diminuer  la  quantité  des  influences  du  monde  phy- 
sique, elles  en  diminuaient  par  là  même  la  variété,  enfin  pour 
dominer  plus  facilement  la  nature,,  elles  s'efforçaient  de  concen- 
trer leur  activité  commune. 

Le  premier  pas  de  rhumanité,  pour  s'émanciper  de  la  force 
physique,  fut  le  sentiment  du  besoin  de  se  réunir  dans  deux  buts  : 
i^  afin  de  soumettre  plus  facilement  la  nature  à  sa  domination; 
2o  pour  écarter,  autant  que  possible,  la  prépondérance  de  la  na- 
ture, ou  pour  augmenter  le  pouvoir  de  l'homme  sur  elle  et  res- 
treindre l'influence  de  la  nature  sur  l'homme. 

La  réalisation  de  ce  besoin  des  sociétés,  réunies  pour  ce  but 
commun,  leur  fit  sentir  l'utilité  et  les  avantages  qui  en  décou- 
laient. La  vie  errante  des  tribus  primitives  se  transforma  en  une 
vie  attachée  à  certains  lieux  où  elles  se  plaisaient.  Cette  première 
victoire  sur  la  nature,  remportée  par  la'  société  déjà  réunie  au  nom 
des  intérêts  communs,  fît  naître  en  elle  le  sentiment  de  l'indépen* 
dance,  dont  la  réalisation  fut  la  première  émancipation  de  l'hu- 
manité secouant  le  joug  des  lois  de  la  nature  physique  qui  la  do- 
minait jusqu'alors. 

Le  sentiment  de  son  indépendance  éveilla  dans  la  société  qui 


—  199  — 

avait  déjà  sa  demeure  fixe  :  1<*  le  besoin  de  la  sauvegarde; 
2^  Torgueil  du  triomphe  remporté.  La  conséquence  de  ces  nou- 
veaux sentiments  fut  le  désir  de  maintenir  une  existence  indivi- 
sible. Les  sociétés  qui  avaient  devancé  les  autres  parties  des 
tribus,  sentirent  leur  supériorité  et  se  déclarèrent  les  représen- 
tants  de  Fhumanité. 

Le  besoin  de  garder  Texistence  sociale  qui  était  déjà  parvenu 
au  plus  haut  degré  de  civilisation,  et  le  droit  de  représentation 
qui  en  provenait,  consolidèrent  Vindividualité  des  sociétés  sépa- 
rées et  progressives  qui  apparaissaient  dans  les  nouvelles  condi- 
tions de  Texislence  sociale. 

Les  peuplades  qui  avaient  donné  namance  à  des  groupes 
organisés  et  rapprochés  mutuellement  par  leur  civilisation  supé- 
rieure et  par  leurs  diverses  habitudes,  se  divisèrent  par  suite  de 
leur  élan  naturel  et  de  leur  développement  en  grandes  familles 
oa  nations.  C'est  de  cette  manière  que  se  constituèrent  les  na- 
tions qui  sortirent  des  tribus  comme  celles-ci  étaient  sorties  des 
races  et  en  vertu  des  mêmes  lois  naturelles.  De  même  que  les 
tribus  se  distinguaient  réciproquement  par  des  besoins  particu- 
liers de  l'esprit  et  du  corps,  par  leur  langue,  par  leurs  habitu- 
des, etc.,  ainsi  les  nations  différaient  par  des  besoins  locaux  de 
Tesprit  et  du  corps,  par  leur  langue,  par  leurs  habitudes,  par 
leurs  mœurs,  etc. 

Une  portion  de  la  société,  fixée  alors  dans  un  endroit,  voulant 
assurer  l'existence  politique  séparée  qu'elle  avait  elle-même  con* 
quise,  afin  de  jouir  librement  des  lois  naturelles  en  partie  réalisées, 
se  sentit  le  droit  d'agir  en  maîtresse  en  cette  région  qui  donnait 
satisfaction  à  ses  besoins  ;  voilà  ce  qui  encouragea  une  branche 
errante  d'une  tribu  à  s* établir  d'une  manière  durable  et  à  former 
une  nation.  C'est  ainsi  que  la  première  propriété  commune  et 
générale  fut  établie.  La  liberté  générale,  sociale,  c'est-à-dire  la 
liberté  des  tribus  nomades  avait  ainsi  donné  la  propriété  natio* 
nale  aux  descendants  de  ces  tribus,  arrivés  à  un  plus  haut  degré 
de  civilisation  et  voulant  se  fixer  à  demeure. 

Là  nation  établie,  qui,  tant  qu'elle  n'était  qu'une  tribu  errante, 
sentait  en  elle-même  la  liberté  sociale,  apprit  maintenant  la  dif- 


—  200  — 

férence  qui  existait  entre  elle  et  ceux  qui  restaient  nomades;  elle 
sentit  sa  liberté  nationale.  Elle  reconnut  que  la  liberté  nationale 
est  supérieure  à  celle  d'une  tribu,  c'est-à-dire  à  la  liberté  sociale, 
parce  que  cette  dernière  se  rapproche  de  celle  des  animaux  et  que 
les  gens  qui  en  jouissent  ne  se  distinguent  pas  encore  beaucoup  des 
animaux.  L'homme  devenu  partie  d'une  nation  se  sentit  homme 
pour  la  première  fois.  La  liberté  générale,  indéfinie,  se  trans- 
forma pour  lui  en  une  liberté  particulière,  plus  rapprochée  de  lui, 
plus  palpable,  dont  la  manifestation  existait  dans  l'ordre  des  lois 
naturelles. 

Comme  la  liberté  en  général  est  l'origine  et  la  source  de  toutes 
les  lois,  de  même  la  liberté  définiey  nationale,  est  Vorigine  et  la 
source  de  tous  les  droits  de  la  nation. 

Les  sentiments  sympathiques  qui  existaient  d'abord  à  un  faible 
degré  dans  l'état  primitif  des  sociétés,  se  développèrent  et  prirent 
de  plus  grandes  proportions,  grâce  aux  intérêts  communs,  et  ré- 
veillèrent dans  les  membres  de  la  nation  le  désir  d'avoir  entre 
eux  des  rapports  plus  intimes,  pour  atteindre  à  des  buts  plus  éle- 
vés. Comme  les  individus  s'étaient  réunis  en  familles,  de  même 
les  familles  jointes  ensemble  se  lièrent  plus  fortement  après  avoir 
formé  une  nation,  et  dès  lors  elles  ne  composèrent  plus  qu'une 
grande  famille  par  l'affinité  de  sang  et  d'esprit  et  par  l'analogie 
de  leurs  tendances  matérielles  et  morales. 

La  société,  une  fois  élevée  à  la  puissance  de  nation,  sentit  le 
besoin  d'élargir  et  de  diversifier  ses  droits  ;  elle  reconnut  en  elle- 
même  son  droit  suprême  :  le  droit  de  réaliser  les  droits  natio^ 
naux. 

Comme  de  la  loi  suprême  étaient  découlées  les  lois  naturelles, 
de  même  dans  leur  développement  progressif,  celles-ci  donnèrent 
naii  sance  aux  droits  nationaux.  Les  premières  sont  les  lois  natu- 
r  ;lles  de  l'humanité  entière;  les  seconds  sont  dans  leur  applica- 
tion, les  lois  naturelles  des  nations  particulières,  et  la  propriété 
incontestable  qu'elles  ont  obtenue  de  Dieu. 

La  liberté  nationale,  comme  source  des  droits  nationaux  et 
co  idition  de  leur  réalisation,  est  donc  la  plus  précieuse  pro- 
pri  ^té  qui  ait  été  donnée  à  chaque  nation  par  la  Providence.  Pei^ 


—  201  — 

sonne  n'a  le  droit  de  la  lui  enlever,  de  même  que  personne  ne 
peut  la  lui  donner,  La  nation  qui  l'a  perdue  doit  elle-même  la  re- 
couvrer comme  sa  propriété. 

Si  une  nation  est  privée  de  sa  liberté,  elle  ne  peut  réaliser 
aucune  de  ses  lois  innées,  ou  bien  elle  les  exerce  contrairement  à 
l'ordre  éternel,  sans  réussir  à  satisfaire  les  besoins  propres  à  sa 
nature  et  capables  d'assurer  son  existence. 

Donc  la  liberté  nationale  est  une  institution  divine  ijinstiluiio 
divina);  et  les  droits  nationaux  (jus  nationum)  étant  la  consé- 
quence nécessaire  du  développement  naturel  des  sociétés,  ne 
sont  autre  chose  que  la  loi  divine  (lex  divina)  (i). 

Les  influences  extérieures  dn  monde  physique  favorisaient 
encore  la  tendance  naturelle  des  hommes  à  faire  sortir  suivant  la 
direction  indiquée  par  Dieu,  les  tribus  des  races  et  les  nations 
des  tribus.  Les  nations,  au  moment  où  elles  se  constituèrent,  se 
trouvèrent  entourées  par  des  limites  naturelles,  et  le  pays  où  elles 
s'établirent  après  avoir  quitté  la  vie  nomade,  avait  des  aspects 
conformes  à  leurs  aspirations  ou  en  rapport  avec  leurs  besoins. 

Les  principales  propriétés  de  l'esprit  que  développèrent  dans 
chaque  nation  les  impressions  intérieures  et  les  influences  exté- 
rieures du  pays  choisi  par  elle  ;  les  mœurs,  les  usages,  le  cos- 
tume et  la  langue  distinguèrent  plus  clairement  encore  une  na- 
tion d'une  autre  et  vinrent  s'ajouter  aux  frontières  naturelles. 

De  cette  manière  la  direction  innée  de  la  liberté,  mit  fin  à  la 
migration  des  tribus  nomades  qui  se  fixèrent  à  demeure,  en 
même  temps  qu'elle  détermina  leiur  sphère  d'action  en  vertu  de 
la  loi  suprême. 


(1^  L'idée  de  nationalité  n'était  pas  développée  dans  les  socié- 
tés du  monde  ancien,  car  la  force  brutale^  après  s'être  emparée  des 
nations,  l'avait  étouffée  et  avait  formé  l'idée  do  l'Etat.  C'est  pour- 
quoi on  appelait  les  sujets  de  l'Etat  peuple,  popuitis,  et  les  peuples 
en  général  génies.  De  là  est  sorti  le  jus  gentmm,  et  il  n'y  avait  pas 
de  droits  nationaux.  Les  sociétés  opprimées  ou  peu  civilisées  n'ont 
pas  jusqu'à  présent  l'idée  de  nationalité^  leurs  membres  ne  se  sont 
pas  encore  sentis  hommes.  Le  mot  naiw  fut  employé  par  Cicéron 
dans  sa  signification,  la  nation.  Je  l'ai  appliqué  ici  pour  que  la  dé- 
finition fût  plus  exacte. 


—  202  — 

La  nation  avait  devant  elle  â  réaliser  dans  de  plus  grandes 
proportions  la  loi  commune  h  Tliumanité  tout  entière^  c'est-à- 
dire  la  loi  de  la  nature  et  sa  propre  loi,  La  première  étant  natu- 
relle lui  était  nécessaire;  la  seconde  non  moins  naturelle  et  déve- 
loppée par  son  propre  labeur,  lui  était  aussi  nécessaire  et  plus  pré- 
cieuse. Après  avoir  senti  son  existence  indépendante,  la  nation, 
suivant  son  élan  naturel,  renferma  d'abord  les  lois  naturelles 
dans  une  certaine  sphère.  Le  mouvement  ou  le  travail  étant  la 
première  loi  naturelle,  la  satisfaction  des  besoins  les  plus  urgents 
de  la  nation  fut  sa  première  occupation.  C'est  ainsi  qu'on  bûtit 
des  maisons,  qu'on  construisit  des  routes,  qu'on  cultiva  des 
terres,  etc.  C'étaient  les  fruits  delà  loi  naturelle,  déjà  développée 
pour  assurer  l'existence  des  familles,  dont  le  nombre  s'augmen- 
tait de  jour  en  jour. 

La  propriété  nationale  commune  augmenta  de  valeur  par  le 
travail  commun.  En  vertu  du  sentiment  de  justice,  qui  est  la  se- 
conde loi  de  la  nature,  naquit  le  désir  de  conserver  la  propriété 
acquise  par  le  labeur.  C'était  un  besoin  moral  inné  de  la  nation. 
Ainsi  prit  naissance  l'idée  du  droit  de  conserver  la  propriété  com- 
mune nationale. 

Les  avantages  et  les  jouissances  assurés  par  le  travail  éveillè- 
rent l'afTeclion  poiu*  les  objets  qui  satisfaisaient  les  besoins  les 
plus  pressants  de  la  nation.  Le  sentiment  de  ces  avantages  et  de 
ces  agréments  fît  rocounaitre  à  la  nation  qu'elle  les  devait  à  la 
liberté  et  aux  forces  communes  :  ce  qui  excita  son  amour  pour 
la  liberté  et  pour  les  concitoyens  établis  ensemble  sur  ime  terre 
choisie  et  chérie  par  eux,  et  travaillant  à  la  fois  pour  le  bien  gé- 
néral et  particulier. 

Eu  parcourant  son  territoire  qui  commençait  à  s'embellir  par 
son  travail  commun,  la  nation  vit  qu'il  y  avait  des  limites  où  se 
terminaient  les  travaux  accomplis  par  les  pères  et  membres  de 
la  communauté.  Cela  donna  l'occasion  de  nommer  patn'e  les 
terres  occupées  par  elle. 

L'habitude  de  la  nation,  pour  l'objet  qu'elle  avait  acquis  par 
sou  travail,  pour  les  nationaux  qui  lui  aidaient,  pour  la  terre  qui 
la  nourrissait,  [o.ir  les  lieux  qu'elle  regardait  tous  les  jours. 


—  203  — 

pour  le  climat  et  toutes  les  conditions  de  la  vie^  devint  sa  se- 
conde nature.  La  conservation  de  tout  ce  à  quoi  elle  s'était 
accoutumée,  devint  pour  elle  un  besoin  inné.  Cette  habitude 
fixa  la  nation  dans  un  endroit  déterminé  où  vécurent  les  pères 
et  les  aïeux  de  plusieurs  générations.  A  rattachement  pour  le 
pays  natal,  pour  la  propriété  et  les  concitoyens,  se  joignent  natu- 
rellement les  souvenirs  des  temps  reculés,  les  souvenirs  de  la 
mauvaise  et  de  la  bonne  fortune,  le  respect  pour  les  tombeaux 
renfermant  les  précieux  restes  des  ancêtres.  Ce  lien  qui  fait 
communiquer  le  corps  et  l'esprit  de  la  nation  avec  son  pays  et 
avec  tout  ce  qu'il  possède  produit  Vamour  de  la  patrie. 

Donc  Tamour  de  la  patrie  est  la  conscience  de  la  nation  et  le 
sentiment  de  son  existence  indépendante.  Il  comprend  en  lui- 
même  l'attachement  aux  avantages  et  aux  jouissances  provenant 
de  la  réalisation  des  lois  naturelles  ou  l'amour  de  soi-même,  de 
sa  famille,  de  ses  compatriotes,  de  son  pays,  des  habitudes  na- 
tionales, des  traditions,  des  idées,  de  la  foi;  il  contient  en  plus 
le  souvenir  d'un  passé  heureux  et  l'espoir  d'un  avenir  meilleur. 
L'amour  de  la  patrie  est  le  sentiment  le  plus  sublime  et  le  plus 
puissant  ;  il  est  la  force  de  tous  les  sentiments  et  la  recon- 
naissance des  droits  de  l'homme. 

Puisque  des  lois  naturelles  découlent  nécessairement  d'autres 
lois,  comme  nous  le  voyons  dans  leur  développement  progressif, 
par  conséquent  les  lois  qui  sortent  d'une  même  source  et  qui 
s'accordent  avec  ces  lois  suprêmes,  peuvent  être  aussi  nommées 
lois  nalurelles.  Les  lois  naturelles  propres  à  tout  homme  le  sont 
à  toute  l'humanité,  les  droits  nationaux  sont  les  lois  naturelles 
de  chaque  nation.  C'est  ainsi  que  le  droit  personnel  d'un  indi- 
vidu, développé  d'après  ces  principes,  est  son  droit  naturel;  c'est 
ainsi  que  le  droit  maternel  est  le  droit  naturel  de  la  mère, 
n  y  a  donc  beaucoup  de  droits  naturels  qui  sont  autant  de 
lois. 

C'est  une  chose  de  la  plus  haute  importance  que  d'élever  tous  les 
droits,  dignes  de  ce  nom,  jusqu'à  la  signification  de  lois  naturelles 
ou  divines,  ou  plutôt  de  fixer  l'attention  siu*  l'origine  vraie  et  réelle 
de  la  loi,  car  cela  nous  donne  la  possibilité  d'établir  une  distinct 


—  204  — 

tion  entre  la  loi  et  un  ordre  équivoque^  entre   la  justice  et  les 
abus^  entre  le  code  des  lois  et  le  code  des  violences. 

On  voit  que  la  nationalité  est  inséparable  de  riiomme,  elle 
existe  dans  son  esprit  et  dans  son  corps^  dans  toute  son  exis- 
tence pratique  comme  réalisation  des  lois  naturelles.  Ses  parties 
intégrales  sont  :  l'individualité  de  chaque  homme^  jointe  au  be- 
soin de  lui  donner  une  signification  définie;  la  liberté  person- 
nelle, les  liens  de  famille ,  les  idées  communes,  les  souvenirs, 
les  traditions,  les  habitudes,  la  langue,  les  dispositions  particu- 
lières, les  tendances,  les  buts,  même  la  foi  et  les  préjugés, 
enfin  la  liberté  de  s'assurer  une  existence  individuelle  nationale 
et  le  droit  de  la  réaliser  dans  les  limites  indiquées  par  la  nature. 

Le  champ  où  se  développent  et  se  réalisent  les  lois  naturelles 
d'une  ration  s'appelle  la  Patrie.  C'est  en  elle  que  l'homme 
voit  de  près  ses  semblables,  et  touche  à  la  source  de  toutes  les 
lois  ;  qu'il  voit  la  liberté  incarnée  et  réalisée  en  lui  et  en  son 
prochain;  il  s'y  voit  lui-même  et  autrui  dans  une  vie  pleine  et 
normale.  La  loi  naturelle  non-seulement  lui  permet  de  s'aimer, 
mais  elle  le  lui  ordonne  en  déterminant  les  limites,  la  direction  et 
le  but  de  cet  amour,  qui  est  une  manifestation  de  la  loi  divine, 
gravée  dans  notre  être  ef  expliquée  si  éloquemment  par  les  mots 
suivants  :  «  Aimez  votre  prochain  comme  vous-même.  »  Par 
conséquent,  aimer  la  patrie  c'est  aimer  et  soi-même  et  son  pro- 
chain. Cet  amour  se  présente  d'abord  sous  la  forme  d'un  soii- 
timent;  mais  conçu  plus  clairement,  il  est  un  besoin  inné  eu 
vertu  de  l'élan  qui  pousse  l'homme  à  réaliser  toutes  les  lois 
naturelles:  enfin  il  devient  à  la  fois  une  affection  raisonnée  de 
droits  qui  nous  donnent  des  avantages  matériels  et  moraux,  et  un 
attachement  aux  avantages  déjà  acquis  au  nom  de  droits.  La 
patrie  renferme  tout  cela.  Donc  l'amour  de  la  patrie  n'est  pas  une 
vertu  ;  mais,  étant  un  besoin  naturel,  il  est  une  nécessité  de 
notre  nature,  et  par  conséquent,  une  loi  plus  élevée,  un  devoir. 
La  conservation  de  la  nationalité,  qui  est  l'ensemble  des  propriétés 
individuelles  de  la  nation  garantit  la  conservation  des  droits  de 
l'humanité  entière.  La  somme  des  devoirs  envers  la  patrie  est  le 
devoir  collectif  envers  toute  la  société. 


—  205  — 


ÉTAT   ET    NATIONALITÉ  —  DIFFÉRENCE   ENTBE   CES    IDÉES    (1) 

I/liistoire  me  démontre^  cl  là-dessus  personne  n'ébranlera  ma 
coiivic^lion,  qu'autant  la  nationalité  est  naturelle,  autant  l'État  est 
une  institution  contraire  à  la  nature.  Je  prends  le  mot  État  dans, 
la  signification  de  monarchie. 

Si  l'humanité  depuis  son  origine  s'était  développée  d'une  ma- 
nière normale,  si  par  conséquent  une  nation  avait  fait  sortir 
d'elle-même  l'idée  d'étal  dans  ce  sens  qu'elle  exercerait  le  gou- 
vernement elle-même  x^ur  elle-même  et  sur  elle-même,  alors 
l'état  serait  une  conséquence  naturelle  du  développement  des 
lois  naturelles.  Mais  puisque  l'Etat  s'est  établi  envertu  de  la  vio- 
lence exercée  par  les  plus  forts  sur  les  plus  faibles,  il  est  le  bou- 
leversement de  l'équilibre,  qui  est  le  but  de  la  vraie  liberté  dé- 
pendant de  la  loi  suprême. 

Nous  trouvons  dans  le  monument  le  plus  ancien  de  notre  lé- 
gislation que  l'homme  «  doit  être  maître  des  poissons  de  la 
mer,  des  oiseaux  du  ciel  et  de  toute  la  terre.  »  La  portée  de  ces 
paroles  est  immense.  D'un  seul  mot  les  limites  de  la  domination 
humaine  sont  déterminées. 

«Ecoute,  Israël,—  dit  notre  grand  législateur  inspiré,  —  écoute 
les  cérémonies  et  les  ordonnances  que  je  l'annonce  aujourd'hui  ; 
apprends-les  et  pratique-les.  Le  Seigneur,  notre  Dieu,  a  fait 
aUiance  avec  nous.  Il  nous  a  parlé  face  à  face.  Je  fus  alors  l'inter- 
médiaire et  le  médiateur  entre  le  Seigneur  et  vous.  Ecoule, 
Israël,  le  Seigneur  notre  Dieu  est  le  seul  et  unique  Seigneur.  » 

(DeUTÉRONOMB,  V,  VI.) 

Voilà  tout  le  résumé  de  la  politique. 

«  Aimez  le  Seigneur  Dieu  de  tout  votre  cœur,  de  toute  votre 
âme  et  de  toutes  vos  forces,  et  votre  prochain  comme  vous- 
même.  »  <(  Il  n'y  a  pas  de  commandement  qui  soit  plus  grand.  » 

Voilà  toute  la  pohtique  et  toute  la  religion. 

(i)  Je  préviens  cpie  je  m'éloignerai  du  sujet  queie  viensdo  trai^ 
ter  autant  que  l'exigera  rimportanic  question  que  j  aborde. 

I.  12 


—  206  -^ 

Moïse  fait  dériver  ses  lois  de  ces  principes.  Il  répète  dans  le 
Deuiéronome  les  commandements  de  Dieu  et  les  explique  eu  éta- 
blissant les  lois  et  les  règlements  convenables  à  la  nation  élve.  Il 
y  détermine  les  rapports  sociaux  et  religieux^  qu'on  trouve  dans 
le  décalogue.  Nos  devoirs  envers  Dieu  et  envers  l'homme  y  sont 
indiqués  d'une  manière  claire  et  exacte. 

Le  suprême  législateur  n'a  pas  étendu  ses  lois  jusqu'à  la  pen- 
sée^ car  il  ne  pouvait  pas  défendre  des  choses  qui  ne  s'accom- 
plissaient pas^  mais  il  a  mis  un  frein  à  la  pensée  et  à  la  liberté  en 
leur  donnant  une  direction.  Il  n'a  pas  permis  à  la  pensée  de  voler 
trop  hardiment  ni  d'inspirer  à  la  volonté  des  choses  contraires  à 
la  justice  suprême^  et  qui  la  conduiraient  à  la  servitude.  Il  a  arrêté 
la  pensée  mauvaise  et  la  mauvaise  volonté.  <c  Vous  ne  désirerez 
(quelle  n'est  pas  la  portée  de  ses  paroles  !)  ni  sa  maison^  ni  son 
champ,  ni  son  serviteur^  ni  sa  servante,  ni  son  bœuf,  ni  son  âne, 
ni  aucune  chose  qui  soit  à  lui.  »  Tout  est  là.  La  propriété  est 
déterminée  d'un  mot. 

C'est  en  se  conformant  à  ces  principes  que  Moïse  donna  des  in- 
stitutions aux  Israélites.  Il  distingua  la  nation  des  païens  et  définit 
les  rapports  de  famille  par  des  règlements  sévères.  Le  mariage  prit 
une  signification  religieuse  et  politique.  La  conservation  des  com- 
mandements divins  et  la  nationalité  en  dépendaient.  Dans  toute 
la  législation  de  Moïse,  qui  découlait  des  lois  divines,  nous 
voyons  le  continuel  effort  de  garder  la  nationalité  dans  la  plus 
grande  pureté  possible.  —  Le  Christ  vint  ensuite  compléter  et 
expliquer  l'Ancien  Testament.  Il  en  confirma  les  principaux  pré- 
ceptes et  sanctifia  la  famille,  en  sanctifiant  le  mariage,  dont  il 
parle  souvent  et  sur  lequel  il  revient  à  plusieurs  reprises,  et  par 
là  confirma  et  affermit  la  nationalité.  Il  posa  la  pierre  angulaire 
de  tout  l'édifice  social,  enseigna  les  devoirs  de  l'homme  envers 
le  prochain  en  général  et  envers  la  famille  en  particulier.  Il 
y  comprit  tout. 

C'est  une  opinion  aussi  étrange  qu'insensée  de  croire  que  le 
Christ,  n'ayant  pas  fait  mention  (le  la  nationalité,  ait  par  là 
même  condamné  cette  idée,  et  enseigné  uniquement  aux  hom^ 
mes  leurs  devoirs  envers   toute  la  société  au   déti'imenl  des 


—  207  — 

droits  nationaux.  Jésus-Christ  n*a  pas  créé  la  société^  mais  il 
est  venu  la  sauver  ;  il  n*en  a  pas  détruit  les  parties  intégrales, 
mais  il  les  a  raffermies  ;  il  n'a  rien  renversé,  mais  il  a  réformé  i 
il  n'a  pas  changé  la  direction  naturelle,  mais  il  l'a  rectifiée. 
Le  Christ  n'est  pas  venu  pour  un  homme,  ni  pour  une  fa* 
mille,  ni  pour  une  nation, .  mais  bien  pour  tous,  pour  l'huma- 
nité tout  entière.  Le  Christ  n'a  donc  pas  laissé  des  lois  pour  un 
individu,  mais  pour  la  somme  de  tous  les  individus  ;  il  n'est  pas 
venu  pour  un  certain  temps,  ni  pour  un  moment  donné,  mais 
pour  tous  les  siècles;  il  n'a  pas  établi  des  lois  passagères,  mais 
il  a  posé  les  fondements  des  lois  étemelles.  Il  disait  aux  Juifs  : 
tt  Moïse  ne  vous  a-t-il  donc  pas  donné  sa  loi  !  et  nul  de  vous  ne 
l'accomplit.  »  {Ev.  Saint  Jkan,  vu,  iO.) 

Saint  Jean  nous  apprend  que  Jésus  mourut  non-seulement  pour 
la  nation,  mais  encore  pour  réunir  (en  un  seul  tout  les  fils  de 
Dieu  qui  étaient  dispersés,  a  Non  tantum  pro  gente,  sed  ut  filioê 
Dei  qui  étant  dUpersi,  congregaret  in  unum,  »  (xi,  54,  52.) 

Les  nations  peuvent  passer,  «  la  terre  et  le  ciel  passeront, 
mais  les  paroles  du  Christ  ne  passeront  point.»  Chaque  parole  du 
Christ  ne  s'applique  pas  uniquement  à  l'espace  et  au  temps; 
grande  comme  l'éternité,  elle  s'étend  jusqu'à  l'éternité,  elle  em- 
brasse l'humanité  tout  entière,  non-seulement  dans  son  état 
actuel  mais  dans  sa  vie  future  ;  car  il  nous  a  apporté  le  royaume 
de  Dieu  et  indiqué  les  moyens  d'y  parvenir.  «  Vous  savez  bien 
où  je  vais  et  vous  en  savez  le  chemin.  C'est  moi  qui  suis  la  voie, 
la  vérité  et  la  vie.  »  {Ev.  Saint  Jran,  xiv,  4,  6.)  «  Je  suis  la  lu- 
mière du  monde.  »  (Ibid,,  ix,  5.) 

Et  cette  voie,  cette  vérité,  cette  vie,  cette  lumière  est  la 
liberté  parfaite,  car  le  Christ  luinodême  était  la  liberté  parfaite. 
Le  Sauveur  a  trouvé  sa  mission  prédite  par  le  prophète  Isaîe* 
«  On  lui  présenta  le  livre  du  prophète  Isaïe;  et  l'ayant  ouvert,  il 
trouva  l'endroit  où  ces  paroles  étaient  écrites  :  L'Esprit  du  Sei- 
gneur s'est  reposé  sur  moi  ;  c'est  pourquoi  il  m'a  consacré  par 
son  onction  ;  il  m'a  envoyé  pour  prêcher  l'évangile  aux  pauvres, 
pour  guérir  ceux  qui  ont  le  cœur  brisé  ;  pour  annoncer  aux  cap- 
tifs leur  délivrance,  et  aux  aveugles  le  recouvrement  de  la  vue» 


—  208  - 

pour  renvoyer  libres  ceux  qui  sont  brisés  sous  leurs  fers  ;  pour  pu- 
blier Tan  favorable  du  Seigneur,  et  le  jour  où  il  se  vengera  de  ses 
ennemis.  Ayant  fermé  le  livre,  il  le  rendit  au  ministre  et  s'assit. 
Tout  le  monde,  dans  la  synagogue,  avait  les  yeux  arrêtés  sur  lui. 
Et  il  commença  à  leur  dire  :  C'est  aujourd'hui  que  cette  écri- 
ture que  vous  venez  d'entendre  est  accomplie.  »  (Saint  Luc, 
IV,  17,21.) 

a  Je  ne  suis  pas  seul,  mais  moi  et  mon  Père  qui  rrCa  envoyé. 
Or,  je  me  rends  témoignage  à  moi-même  ;  et  mon  père  qui  m'a 

envoyé,  me  rend  aussi  témoignage Si  vous  me  connaissiez, 

vous  connaîtriez  aussi  mon  Père.  Pour  vous  autres,  vous  êtes 
d'ici-bas  ;  mais  pour  moi,  je  suis  d'en  haut.  Vous  êtes  de  ce 
monde,  et  moi  je  ne  suis  pas  de  ce  monde.  Si  vous  ne  me 
croyez  ce  que  je  suis,  vous  mourrez  dans  votre  péché.  Ils  lui 
dirent  :  Qui  êtes-vous  donc  ?  Jésus  leur  répondit  :  Je  suis  le 

principe  de  toutes  choses,  moi-même  qui  vous  parle »  Jésus 

dit  encore  aux  Juifs  qui  croyaient  en  lui  :<(  Si  vous  demeurez  dans 
l'observation  de  ma  parole,  vous  serez  véritablement  mes  disci- 
ples ;  et  vous  connaîtrez  la  vérité,  et  la  vérité  vous  rendra  libres, i» 
Ils  lui  répondirent  :  «  Nous  sommes  de  la  race  d'Abraham,  et 
nous  n'avons  jamais  été  esclaves  de  personne  ;  comment  donc 
dites-vous  que  nous  serons  rendus  libres?  Jésus  leur  répondit  : 
«  En  vérité,  en  vérité,  je  vous  dis  que  quiconque  commet  le  péché, 
est  esclave  du  péché,  )>  (Saint  Jean,  vin,  16-34.) 

C'est  ainsi  que  le  Sauveur  nous  explique  la  liberté  et  l'escla- 
vage et  parle  aux  Juifs  qui  lui  rappelaient  leur  noble  origine  : 
«  Si  vous  êtes  les  enfants  d'Abraham,  faites  donc  ce  qu'a  fait 
Abraham.  Pourquoi  ne  comprenez-vous  point  mon  langage? 
Parce  que  ma  parole  ne  trouve  point  d'entrée  en  vous.  Vous 
êtes  les  enfants  du  diable,  et  vous  voulez  accomplir  les  désirs  de 
votre  père.  Il  a  été  homicide  dès  le  commencement,  et  t7  n'est 
point  demeuré  dans  la  vérité,  parce  que  la  vérité  n'est  point  en 
lui.  »  (Saint  Jean,  viii,  39-44.) 

Donc  celui  qui  renonce  à  la  tradition  et  aux  vertus  de  ses 
aïeux  agit,  comme  s'il  renonçait  à  sa  nationalité  et  «  était 
V enfant  du  diable.  )> 


—  209  — 

«  Celui  qui  est  de  Dieu,  écoute  les  paroles  de  Dieu.  C'est  pour 
cela  que  vous  ne  les  écoulez  point,  parce  que  vous  n'êtes  pas  de 
Dieu.  »  (Ibid.,  47.) 

Après  avoir  expliqué  la  signification  des  mots  de  liberté  et 
d'esclavage,  le  Christ  rappelle  en  ces  termes  les  commandements 
de  Dieu  :  «  Je  vous  fais  un  commandement  nouveau,  qui  est 
que  vous  vous  aimiez  les  uns  les  autres,  et  que  vous  vous 
entr'aimiez,  comme  je  ^ous  ai  aimés.  Si  vous  m'aimez,  gar- 
dez mes  commandements  et  je  prierai  mon  Père,  et  il  vous 
donnera  un  autre  consolateur,  afin  qu'il  demeure  éternellement 
avec  vous,  Vesprit  de  vérité,  que  le  monde  ne  peut  recevoir, 
parce  qu'il  ne  le  voit  point  et  qu'il  ne  le  connaît  point.  Mais 
pour  vous  vous  le  connaîtrez,  parce  qu'il  demeurera  avec  vous  ; 
et  qu'il  sera  dans  vous.  Je  ne  vous  laisserai  point  orphelins,  je 
viendrai  à  vous.  En  ce  jour-là  vous  connaîtrez  que  je  suis  en 
mon  Père,  et  vous  en  moi,  et  moi  en  vous.  Celui  qui  a  mes 
commandements  et  qm  les  garde,  c'est  celui-là  qui  m'aime.  Or, 
celui  qui  m'aime  sera  aimé  de  mon  Père,  et  je  l'aimerai  aussi, 
et  je  me  découvrirai  moi-même  à  lui.  n  (Saint  Jean,  xiii,  34  ; 
XIV,  i  5-4  8,  20,24.) 

Voilà  la  base  de  la  morale  et  voilà  l'essence  du  christianisme  ; 
c'est,  en  quelques  mots,  le  renoncement  au  péché,  l'amour 
social,  l'amour  du  Christ  et  la  preuve  de  cet  amour  dans  les 
bonnes  actions,  l'observation  des  commandements.  A  ceux  qui 
rempliront  ces  conditions  le  Père  donnera  un  consolateur, 
Vesprit  de  vérité,  pour  qu'il  demeure  éternellement  avec  eux  et 
le  Clirist  lui-même  se  révélera  à  eux.  Les  paroles  suivantes  de 
Notre-Seigneur  sont  bien  touchantes  :  «  Vous  êtes  déjà  purs 
à  cause  des  instntctions  que  je  vous  ai  données.  Demeurez  en 

moi  et  moi  en  vous Comme  mon  Père  m'a  aimé,  je  vous  ai 

aussi  aimés.  Demeurez  dans  mon  amour Vous  êtes  mes  amis, 

si  vous  faites  les  choses  que  je  vous  commande.  Je  ne  vous  ap- 
pellerai plus  serviteurs,  parce  que  le  serviteur  ne  sait  ce  que 
fait  son  maître  ;  mais  je  vous  ai  appelés  mes  amis,  parce  que  je 
vous  ai  fait  savoir  tout  ce  que  j'ai  appris  de  mon  Père.  » 
(Saint  Jea     xv,  3,  4,  9,  14, 15.) 

12. 


—  210  — 

Y  a-t-i]  quelque  chose  de  plus  sublime  et  de  plus  obligatoire 
que  ces  paroles  ?  -Y  a-t-il  quelque  chose  qui  puisse  élever  plus 
haut  la  dignité  d'un  chrétien  ?  «  Vous  êtes  mes  amis.  »  Si 
l'Homme-Dieu  a  appelé  ses  amis  les  hommes  qui  suivaient  ses 
préceptes,  s  il  les  a  œmparés  à  lui,  où  sont  les  souverains  de  la 
terre  qui  oseraient  soutenir  que  les  hommes  sont  leurs  sujets, 
leurs  esclaves  !  !...  -Où  est  la  loi  qui  leur  donnerait  le  pouvoir  de 
dominer  les  nations  ?...0ù  est  la  constitution  qui  se  permet  de  pro- 
clamer l'inégalité  ?...  Est-ce  qu'il  fallait  dix-neuf  siècles  pour  re- 
connaître et  apprécier  la  grandeur  de  ces  paroles?  Et  cependant 
malgré  tout,  il  y  a  des  maîtres,  il  y  a  des  esclaves,  il  y  a  des  con- 
stitutions qui  pendant  tant  de  siècles  n'ont  pas  aboli  le  règne  de 
la  force  et  la  honte  de  l'esclavage  ;  il  y  a  des  institutions  qui  pro- 
clament l'égalité,  et  qui  n'ont  pas  établi  l'égalité  de  la  vertu,  et 
l'égalité  devant  la  justice  !  Car  ceux  qui  a  aiment  à  occuper  les 
premières  places  à  l'église  et  à  être  salués  dans  les  rues,  ressem- 
blen  taux  cercueils  blanchis  qui  paraissent  beaux  à  l'extérieur,  mais 
qui  ne  renferment  que  des  ossements  et  de  la  pourriture.  Ceux-là 
chargent  les  hommes  de  fardeaux  au-dessus  de  leurs  forces  et  eux- 
mêmes  ne  touchent  pas  à  ces  fardeaux  du  bout  du  doigt;  ils  ont 
pris  la  clef  de  la  connaissance,  mais  ils  n'y  sont  pas  entrés  et  em- 
pêchent les  autres  d'y  pénétrer.»  (Ia'c,  xi,  43,  44,46, 52.  Math., 
xxiii,  27.) 

Qui  est  l'ennemi  du  Christ  ?  Les  rois  et  leurs  lieutenants,  les 
fonctionnaires  royaux.  Le  Christ,  en  envoyant  les  apôtres,  ses  amis, 
annoncer  la  parole  de  Dieu,  leur  dit  en  termes  précis  :  «  Je  vous 
envoie  comme  des  brebis  au  milieu  des  loups.  Donnez-vous  de 
garde  des  hommes;  carilsvousferont  comparaître  dans  leurs  as- 
semblées, et  ils  vous  feront  fouetter  dansleurs  synagogues ;e^  vous 
serez  présentés  à  cause  de  moi  aux  gouverneurs  et  aux  rois.  Or,  le 
frère  livrera  le  frère  à  la  mort,  et  le  père  le  fds;  les  enfants  se 
soulèveront  contre  leurs  pères  et  leurs  mères,  et  les  feront  mou- 
rir :  et  vous  serez  haïs  de  tous  les  hommes  à  cause  de  mon  nom  : 
mais  celui-là  sera  sauvé  qui  persévérera  jusqu'à  la  fin.  »  (Evang. 
St  Math.,x,  K»,  il,  18,  2l,22;S,MARr,xiii,9;S,Luc,XJï,  14.) 

Quelle  est  donc  l'origine  des  monarchies  ? 


—  211  — 

a  Jésus,  étant  plein  du  Saint-Esprit,  revint  sur  les  bords  du 
Jourdain,  et  fut  poussé  par  l'Esprit  dans  le  désert.  Il  y  demeura 
quarante  jours,  et  y  fut  tenté  par  le  diable.  Et  le  diable  le  trans- 
porta sur  une  haute  montagne,  d'où,  lui  ayant  fait  voir  en  un 
moment  totis  les  royaumes  du  monde,  il  lui  dit  :  Je  voiis  donne" 
rai  toute  cette  puissance,  et  la  gloire  de  ces  royaumes  :  car  elle 
m*û  été  donnée,  et  je  la  donne  à  qui  U  me  plaît.  Si  donc  vous 
voulez  m'adorer,  toutes  ces  choses  seront  à  vous.  Jésus  lui  ré- 
pondit :  il  est  écrit  :  C'est  le  Seigneur  votre  Dieu  que  vous  ado- 
rerez, et  c'est  lui  seul  que  vous  servirez.  »  (S.  Lcc,  iv,  t,  2, 
5,  6;  S.  Math.,  iv,  8,  iO;  S.  Marc,  i,  12,  13). 

«  S'ils  ont  appelé  le  père  de  famille  Belzébub,  combien  plutôt 
traiteront-ils  de  même  ses  domestiques.  »  (St  Math.,  x,  25). 
Une  dispute  s'était  engagée  entre  les  disciples  pour  savoir  celui 
qui  était  le  plus  grand  d'entre  eux.  Le  Sauveur  leur  dit  :  «  Les 
rois  des  nations  les  traitent  avec  empire  ;  et  ceux  qui  ont  Z'uu- 
torité  sur  elles  en  sont  appelés  les  bienfaiteurs.  Qu'il  n'en  soit 
pas  de  même  parmi  vous  :  mais  que  celui  qui  est  le  plus  grand 
parmi  vous  devienne  comme  le  plus  petit  et  celui  qui  gouverne, 
comme  celui  qui  sert  (i).  »  (St  Luc,  xxn,  24,  26.) 

On  voit  ici  que  le  Christ  fait  une  différence  entre  la  domina- 
tion et  l'autorité,  par  conséquent,  entre  les  rois  légitimes  et  illé- 
gitimes. Outre  cela  il  commande  aux  apôtres  de  ne  point  suivre 
les  rois.  De  la  domination  et  de  l'autorité,  il  distingue  la  supré- 
matie hiérarchique  qui  n'est  plus  qu'un  ministère. 

Après  avoir  donné  à  manger  cinq  pains  à  cinq  mille  hommes, 
lorsqu'on  voulut  le  créer  roi,  «  il  s'enfuit  encore  sur  la  montagne 
lui  seul!  »  (Jean,  vi,  15.) 

Avant  de  s'en  aller,  le  Christ  dit  à  ses  disciples  que  le  Conso- 
lateur, l'Esprit  de  vérité  «  convaincra  le  monde  touchant  le  pé- 
ché, touchant  la  justice,  et  touchant  le  jugement;  touchant  le 
péché,  parce  qu'ils  n'ont  pas  cm  eu  moi;  touchant  la  justice, 
parce  que  je  m'en  vais  à  mon  Père  et  que  vous  ne  me  verrez  plus; 


(1)  «Hegres  gentium  dominaniur  eopura  et  qui  potestatem  habcnt 
BUper  eo8  benefloi  vooaotar. 


—  212  — 

touchant  le  jugement^  parce  que  ie  prince  de  ce  monde  est  déjà 
jugé.  »  (St  Jean,  xvi,  8-il.) 

Les  paroles  suivantes  du  Christ,  si  mal  expliquées  jusqu'à  pré- 
sent par  le  clergé  des  diverses  croyances,  par  les  serviteiu*s  du 
despotisme,  méritent  la  plus  grande  attention  :  «  Alors  rendez  à 
César  ce  qui  est  à  César  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  »  C'est  une 
des  citations  les  plus  importantes  de  la  Sainte  Ecriture  sous  le 
rapport  politique.  Pesons-en  sérieusement  chaque  mot.  «  Les 
Pharisiens  firent  dessein  entre  eux  de  le  surprendre  dans  ses 
parties.  Ils  lui  envoyèrent  donc  leurs  disciples  avec  les  Héro- 
diens  lui  dire  ;  Maître,  nous  savons  que  vous  êtes  véritable,  et 
que  vous  enseignez  la  voie  de  Dieu  dans  la  vérité,  sans  avoir 
égard  à  qui  que  ce  soit;  parce  que  vous  ne  considérez  point 
la  personne  dans  les  hommes.  » 

Que  d'hypocrisie  dans  ces  paroles,  que  de  flatterie,  je  dirai 
presque  que  d'effet  dramatique.  Après  cette  introduction,  les 
Pharisiens  disent  ;  «  Dites-nous  donc- votre  avis  sur  ceci  :  Nous 
est-il  loisible  de  payer  le  tribut  à  César,  ou  de  ne  pas  le  payer  ?  » 
Comment  leur  répondra  le  Christ  ?  Il  ne  se  mêle  pas  de  la  dis- 
pute politique  où  ils  voulaient  le  faire  entrer  en  le  tentant;  il  ne 
leur  répond  pas  :  oui  ou  non,  il  ne  dit  point  s'il  faut  se  sou- 
mettre à  César  ou  non,  mais  avec  une  autorité  divine,  il  répri- 
mande les  Pharisiens  qui  cherchaient  à  l'abaisser  par  la  ruse 
à  des  questions  si  accessoires,  ou  pour  parler  plus  simplement, 
qui  voulaient  le  compromettre  aux  yeux  du  gouvernement,  a  Mais 
Jésus,  connaissant  leur  malice,  leur  dit  :  Hypocrites,  pourquoi 
me  tentez-vous?  » 

Il  se  fait  présenter  un  denier  comme  s'il  voulait  les  confondre  : 
«  Montrez-moi  la  pièce  d'argent  qu'on  donne  pour  le  tribut.  El 
eux,  lui]ayant  présenté  un  denier,  Jésus  leur  dit  ;  De  qui  est 
cette  image  et  cette  inscri[)tion  ?  De  César,  lui  dirent-ils.  Alors 
Jésus  leur  répondit  :  Rendez  donc  à  César  ce  qui  est  à  César, 
et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  »  (S.  Math.,  xxn,  45-21). 

La  question  :  «  De  qui  est  cette  image  et  cette  inscription  ?  » 
et  le  mot  t^donc  >»  renferment  toute  la  force  des  paroles  du 
Clirist.  C'est  comme  s'il  leur  disait  :  Qui  servez- vous  ?  A  qui 


—  213  — 

obéissez-vous  ?  Quel  pouvoir  reconnaissez-vous  î  Qui  a  frappé 
cette  monnaie  que  vous  employez  et  qui  a  pu  y  faire  graver  son 
image  ?  César,  dites-vous,  eh  bien  !  rendez  donc  à  César  ce  qui 
est  à  César  :  d'autant  plus  qu'il  avait  reconnu  leur  malice.  Il  ne 
s'agissait  pas  pour  les  Pharisiens  d'un  principe,  de  la  vérité, 
mais  ils  voulaient  seulement  se  moquer  du  Christ.  Qu'il  me 
soit  permis  de  dire  qu'il  y  a  de  la  sagesse  et  de  l'esprit  dans 
ces  mots  du  Maître.  En  lisant  ce  passage  nous  nous  figurons 
involontairement  la  physionomie  des  Pharisiens  déconcertés. 
«  L'ayant  entendu  parler  de  la  sorte,  ils  admirèrent  sa  réponse 
et  le  laissant  seul,  ils  se  retirèrent.»  (S.  Math,  xxti  22.) 

Saint  Marc  raconte  de  même  cet  événement  :  a  Voulant  en- 
.luite  le  surprendre  dans  ses  paroles.  »  «  Mais  Jésus  connaissant 
leur  hypocrisie.  » 

On  trouve  aussi  le  mot  donc  que  saint  Jérôme  traduit  dans 
un  endroit  par  ergo  et  dans  l'autre  par  igitur  (S.  Marc,  xn,  i3-  ' 
17). 

Saint  Luc  commence  encore  plus  énergiquement  son  récit  : 
a  Comme  ils  ne  cherchaient  que  les  occasions  de  le  perdre,  ils  lui 
envoyèrent  des  personnes  apostées,  qui  contrefaisaient  les  gens 
de  bien,  pour  le  surprendre  dans  ses  paroles,  afin  de  le  livrer  à 
l'ciutorité  et  à  la  puissance  du  gouverneiur.  »  (S.  Luc,  xx,  20- 
23.) 

Ce  n'est  pas  pour  rien  que  la  sainte  Écriture  recommande 
qu'aucun  iota  et  aucune  lettre  ne  soit  omise.  Les  plus  impor- 
tantes citations  peuvent  être  transformées  par  la  mauvaise  vo- 
lonté. 

Les  pères  de  l'Église  commentent  ce  passage  en  ce  sens  que  le 
pouvoir  civil  ne  doit  pas  dominer  l'Église,  et  que  de  son  côté 
celle-ci  ne  doit  pas  se  mêler  d'affaires  civiles.  «  Mais  lorsque  le 
pouvoir  civil  s'attribue  ce  qui  ne  lui  appartient  pas  et  se  mêle 
des  affaires  ecclésiastiques,  alors  ses  sujets  ne  doivent  pas  lui 
obéir,  »  Athanase  cite  les  paroles  d'une  lettre  d'Hosius,  évêque  de 
Cordoue  à  Constance,  empereur  arien  :  «  Arrête-toi,  je  t'en  con- 
jure, et  souviens-toi  que  tu  es  mortel.  Redoute  le  jour  du  juge- 
ment, tâche  d'être  pur  pour  ce  jour;  ne  te  mêle  pas  dans  les  af- 


—  214  — 

faires  de  l'Église  ;  ne  nous  donne  pas  d'ordres  à  cet  égards  mais 
reçois  plutôt  nos  enseignements,  etc.  Ni  nous  autres  prêtres  ne 
devons  nous  mêler  de  tes  affaires,  ni  toi,  qui  es  empereur,  n'as 
aucune  puissance  sur  les  choses  consacrées  à  Dieu  et  sur  le  pou- 
voir ecclésiastique.  »  Saint  Ambroise  répondit  à  l'empereur  Va- 
lentinien  qui,  suivant  le  conseil  de  sa  mère,  voulait  saisir  une 
église  de  Milan  pour  le  culte  des  Ariens  :  «  Nous  rendons  à  César 
ce  qui  est  à  César  et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu.  Nous  ne  nous  op- 
posons pas  à  l'impôt  fiscal  ;  mais  l'Église  est  à  Dieu,  elle  ne  doit 
pas  être  donnée  à  César,  car  l'Église  de  Dieu  ne  doit  pas  obéir 
au  gouvernement  de  César.  Un  bon  empereur  est  dans  l'Eglise 
et  non  au-dessus  de  l'Église.  »  (Comp.  St  Jérôme  :  Acgcst., 
50  hom.,  hom.  48;  S.  Aubroise,  lib.V,  Epist.  or.de  Basil,  trad.) 

Si  cette  indépendance  de  l'Église  en  face  du  pouvoir  civil  s'é- 
tait maintenue,  si  l'enseignement  du  Christ  avait  été  compris  et 
bien  appliqué,  cela  eût  eu  sans  doute  pour  résultat  l'indépendance 
des  peuples.  Mais  le  despotisme  du  pouvoir  civil  et  le  désir  de  do- 
miner l'Église  provoquèrent  une  réaction  dans  le  clergé  :  il  vou- 
lut à  son  tour  soumettre  tout  le  monde  à  une  obéissance  aveu- 
gle et  établir  le  despotisme  du  pouvoir  ecclésiastique.  Ala  fîn,  les 
intérêts  personnels  furent  seuls  en  jeu.  On  oublia  l'État,  l'Église 
et  l'Écriture  sainte. 

En  tout  cas,  comment  ne  voit-on  pas  que  le  Christ  n'est  pas 
venu  établir  des  institutions  politiques  et  résoudre  des  querelles 
entre  les  Juifs  et  les  employés  de  Rome?  Comment  peut-on,  pour 
soutenir  des  intérêts  despotiques,  citer  les  paroles  du  Christ 
adressées  aux  Pharisiens,  aux  obsessions  desquels  il  voulait 
échapper  ?  Comment  peut-on  faire  de  ces  paroles  un  principe 
politique?  C'est  un  blasphème  et  un  faux,  car  on  dénature  ainsi 
le  génie  de  l'enseignement  divin,  ou  bien  c'est  de  l'hypocrisie 
pharisienne.  Et  pourtant  il  n'y  a  pas  une  chaire  en  Europe  où 
ne  retentissent  ces  paroles. 

Quand  bien  même  c'eût  été  par  naïveté  et